jeudi 18 avril 2024
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Jacques Combaz : « La pollution numérique est cachée »

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C’est une pollution plus discrète, mais bien réelle. Quels sont les impacts du numérique sur l’écologie ? Jacques Combaz, ingénieur de recherche à Grenoble du groupement de services EcoInfo du CNRS, a répondu aux questions de Monaco  Hebdo.

Est-ce que écologie et numérique sont compatibles lorsque, comme Monaco, on n’est pas un pays indépendant énergétiquement ?

Vis-à-vis des technologies numériques, on nourrissait un espoir de dématérialisation des économies et de réduction de nos impacts. Mais en étudiant la question, on s’aperçoit que ça n’est pas du tout le cas. Les économies occidentales ont des émissions de CO2 qui sont globalement favorables par rapport à d’autres pays, mais c’est surtout parce que la production industrielle a été externalisée. Les technologies numériques sont ancrées dans du concret, dans de la matérialité. Notamment en termes de consommation d’énergie, mais aussi en termes de récupération des métaux, avec l’exploitation de mines à travers des processus industriels très énergivores, sans oublier les problématiques de pollution. Malgré les progrès réalisés, ces technologies n’ont rien d’immatériel.

Est-ce que le modèle numérique est soutenable pour Monaco, uniquement avec de l’énergie dite « propre » ?

Ce n’est pas une question facile, car il est très difficile de savoir ce que va devenir le mix énergétique et ce que sera le potentiel exact des nouvelles énergies renouvelables (EnR), par exemple. Surtout que les EnR ne sont pas immatérielles. Une éolienne doit être renouvelée au bout d’une vingtaine d’années, ce qui représente beaucoup de métaux et quelques métaux rares aussi. L’impact est donc plus faible, mais il n’est pas nul. La plus grosse partie de notre consommation énergétique est d’origine fossile, il ne s’agit donc pas d’électricité. Passer toute notre production électrique en EnR au niveau mondial, est un vrai défi en termes de métaux. Il faudrait ouvrir de nombreuses mines, avec les pollutions qui vont avec. Bref, ce n’est pas du tout anodin.

Qu’est-ce qui pollue le plus ?

Si on regarde la consommation électrique uniquement en phase d’usage, sans comptabiliser le poids de la fabrication, tous les appareils consomment. Les ordinateurs fixes, les téléviseurs… Il y a ensuite les “data centers” [centres de données — N.D.L.R.], et enfin, les réseaux.

La fabrication de ces objets pollue aussi ?

Beaucoup d’énergie électrique, mais aussi primaire, sous forme de charbon, de pétrole ou autres, est consommée pour l’extraction des matières premières ou dans les usines, pour la fabrication.

Quels usages du numérique pèsent le plus dans la balance écologique ?

La manipulation de données implique une consommation d’énergie sur les réseaux ou dans les “data centers”. En gros, le trafic de données induit une consommation électrique. Environ 80 % du trafic sur Internet, c’est du “streaming”, c’est-à-dire de la consommation de vidéos. Du coup, 80 % de la consommation électrique des “data centers” et des réseaux peut donc être attribuée à la vidéo.

Pourquoi est-il si difficile de quantifier très précisément l’impact écologique du numérique ?

C’est assez difficile parce que, par exemple, pour les appareils en phase d’usage, les estimations sont réalisées en considérant tous les appareils en activité dans le monde, sans connaître précisément ce chiffre. On se base sur les volumes de ventes, qui sont assez précis, eux, et sur des durées de vie moyennes. Ensuite, on se base sur des « usages types ». Par exemple, on va estimer qu’un smartphone est rechargé chaque jour. Avec ces données, on va en déduire la consommation électrique totale.

Et pour les “data centers” et les réseaux informatiques ?

On peut avoir accès à la consommation électrique de certains opérateurs. Une partie sert à alimenter le réseau et l’autre les bureaux. Donc on peut avoir une idée de ce qu’un opérateur consomme en électricité. En extrapolant, on arrive à avoir des chiffres sur la consommation électrique de tous les réseaux. Il y a donc des incertitudes importantes à la clé. Mais les études s’accordent à dire que le numérique (appareils, “data centers”, et les réseaux) pèserait  environ 10 % de la consommation électrique mondiale. Sa consommation d’énergie serait de 3 à 4 % de toutes les énergies, et donc 3 à 4 % des émissions de CO2.

C’est beaucoup ?

C’est loin d’être neutre. Pour avoir un ordre d’idée, depuis 2015, c’est plus que l’aviation civile en termes de gaz à effet de serre !

Le numérique suppose aussi l’utilisation de ressources non renouvelables ?

Comme il n’y a pas de mines en France ou à Monaco, on est moins sensibilisé à ça. Pourtant, derrière la filière du numérique, il y a aussi le recyclage des déchets qui devrait normalement être réalisé dans le pays où se trouvent les appareils concernés. Mais une partie de ces déchets est exportée illégalement dans des pays où ils sont très mal traités. En Afrique, ou en Inde notamment, des adultes, et même des enfants, travaillent dans d’immenses décharges, à même le sol. Ils brisent des écrans avec des pierres pour récupérer les composants, ils brûlent des câbles pour récupérer le cuivre, par exemple. Ces gens se ruinent la santé, car ils évoluent dans un contexte très pollué.

Pour doper le débit Internet notamment, il est aussi question d’ici 2030, de lancer 50 000 nouveaux satellites qui se retrouveront dans l’orbite basse de la terre, donc à moins de 2 000 kilomètres : quels sont les risques environnementaux ?

Il faut remettre les choses dans le contexte : ces outils nous rendent beaucoup de services. Aujourd’hui, plus de la moitié de l’humanité a accès à Internet. Mais l’impact de l’énergie consommée et des émissions de CO2 augmentent rapidement, puisque les hausses sont de l’ordre de + 10 %. Il y a donc une course effrénée à la technologie, avec le déploiement de nouvelles technologies, comme la 5G notamment, dans le but d’augmenter le débit Internet, alors qu’on a des questions environnementales à résoudre. Tout ça est très contradictoire.

Pourtant, les géants de la Silicon Valley que sont Google, Apple, Facebook et Amazon investissent dans les énergies renouvelables : il s’agit seulement d’un travail d’image ou c’est une réalité concrète et efficace pour l’environnement ?

Aujourd’hui, il est possible d’acheter de l’énergie, avec la certitude qu’un pourcentage provient d’EnR. Ce qui ne signifie pas que les “data centers” de ces entreprises sont directement alimentés par ces énergies-là. Google a beaucoup d’argent, donc ils peuvent faire cet effort. Mais je ne suis pas sûr que l’on puisse dire que cela rende leurs “data centers” verts.

© Photo DR

« Depuis 2015, le numérique pèse plus que l’aviation civile en termes de gaz à effet de serre »

Jacques Combaz. Ingénieur de recherche à Grenoble du groupement de services EcoInfo du CNRS

En tout cas, la consommation d’électricité d’Apple a été multipliée par 3 depuis 2011, et celle de Google a été multipliée par 2,3 depuis 2012 ?

Je constate un certain nombre d’efforts de la part de ces entreprises, mais comment l’équation globale va être résolue ? Personne ne sait comment on va s’alimenter en énergie de façon plus verte. Aujourd’hui, c’est une grande inconnue.

Avec l’intelligence artificielle, la 5G et la blockchain qui nécessitent de grandes puissances de calcul et la multiplication des objects connectés, la consommation d’énergie va forcément exploser ?

L’intelligence artificielle, la 5G et la blockchain me paraissent totalement incompatibles avec les trajectoires de réduction des gaz à effet de serre que l’on s’est fixé. Car ces technologies sont extrêmement consommatrices d’énergie. Ça semble fou de continuer à courir après ces technologies qui vont lourdement augmenter notre impact énergétique.

Mais ces technologies peuvent aussi nous aider à trouver des solutions pour consommer moins ?

On peut en effet considérer que ces technologies sont un pari, mais elles sont un pari risqué, pour qu’il en sorte quelque chose qui nous permette de réduire nos impacts énergétiques. Cependant, il faut reconnaître que ce l’on sait sur le réchauffement climatique ou l’effondrement de la biodiversité, on le sait, en partie, grâce aux technologies numériques.

C’est un pari qu’il faut faire ?

Il faut peser ce que l’on va gagner et ce que l’on va perdre. En mettant en place une technologie, à la clé, on aura des optimisations utiles. Mais, de l’autre côté, il y aura eu un impact en produisant cette technologie. Il faut donc mesurer si on a, ou pas, un gain, à la fin. Le groupe de réflexion The Shift Project travaille sur la réduction de la dépendance de l’économie aux énergies fossiles et aide les collectivités à faire des choix. A l’heure où tout le monde veut mettre du “smart” faisons appel à des experts capables de répondre à ces questions. Et puis, il reste à résoudre la problématique de l’effet rebond.

Qu’est-ce que la problématique de l’effet rebond ?

Le gain éventuel réalisé en optimisant grâce au numérique sera-t-il ensuite absorbé par le fait que les gens vont consommer davantage ? Cette problématique de l’effet rebond est un vrai sujet. En tout cas, le numérique permet d’accroître la production, ce qui a aussi un effet très fort sur l’économie et sur l’environnement.

Faut-il craindre les prochaines évolutions dans le numérique, avec les résolutions 4K et 8K notamment, et la poursuite de la croissance de la consommation de vidéos en ligne ?

Les plateformes de streaming Internet, de type Netflix, Amazon Prime ou Apple TV+, pourraient, en effet, contribuer à faire exploser la consommation d’énergie. Avec des résolutions 4K, et bientôt 8K, diffusés depuis ces plateformes Internet vers de grands écrans, les effets pourraient être lourds en ce qui concerne l’environnement.

Que faire face au développement des diffusions en 4K et à l’arrivée prochaine de la 8K ?

Pour limiter les effets sur l’environnement, il faudrait que les utilisateurs optent pour des résolutions plus basses et utilisent un réseau WiFi, plutôt que de la 4G ou de la 5G.

Pourquoi parler de numérique et de pollution reste difficile ?

Parce que l’imaginaire collectif véhicule une idée de technologie très « propre ». Souvent, les promoteurs de ces technologies utilisent des mots biens choisis, qui laissent entendre que le numérique n’est pas matériel : « virtuel », « dématérialisé », « cloud » [nuage — N.D.L.R.], évoquent l’image d’une technologie douce et neutre. Quand on envoie un email avec une pièce jointe, on n’a pas l’impression de faire le même acte que lorsqu’on prend sa voiture. Pourtant, si on regarde les équivalences en termes d’émissions de CO2 (1), on est sur les mêmes ordres de grandeur. La pollution du numérique est cachée.

Peut-on considérer que le numérique va sauver la planète ?

Le numérique n’a toujours pas fait ses preuves par rapport à sa capacité à « sauver la planète ». De plus, il y a des effets rebonds qui sont difficiles à quantifier avec précision, et qui peuvent absorber les gains réalisés grâce au numérique. Personnellement, en tant que scientifique, je n’observe donc pas cette capacité du numérique à sauver l’environnement. Ça me semble même un pari impossible à tenir. Et l’histoire démontre d’ailleurs exactement l’inverse. On est dans une course, et on court toujours derrière un objectif qui s’éloigne au fur et à mesure.

Aujourd’hui, alors que le numérique s’infiltre de partout, peut-on vraiment s’en libérer ou trouver des usages plus respectueux de l’environnement ?

The Shift Project plaide pour une « sobriété numérique », c’est-à-dire un usage responsable et raisonné des technologies numériques. Je ne vois pas d’autre direction. On ne peut pas continuer ainsi. Le trafic sur les réseaux de téléphonie mobile augmente de 40 % par an. Je ne suis pas sûr que l’on ait besoin de regarder des films en 4K sur l’écran de son smartphone. C’est pourtant vers ce genre de pratiques que l’on se dirige.

Ce sont les usages qu’il faut donc changer ?

Les usages sont aussi provoqués et donc, créés, par les industriels. Quand Apple a sorti son premier iPad en avril 2010, personne n’avait envie d’un iPad, puisque ça n’existait pas avant. Et pourtant, les gens ont totalement adhéré. Si on prend l’arrivée de la 5G et les nouvelles applications promises, je ne suis pas sûr qu’il y ait un réel besoin, et une véritable demande du grand public.

Vous croyez vraiment que les gens vont se responsabiliser et mettre en place une « sobriété numérique » ?

C’est difficile à mettre en place, car ce n’est pas du tout la trajectoire sur laquelle se trouvent nos sociétés. On est sur la trajectoire du « toujours plus ». Mais il y a un point sur lequel il faut insister : c’est le renouvellement de nos appareils, car ils représentent une grosse part de l’impact environnemental et énergétique. Il faut garder plus longtemps nos ordinateurs et nos smartphones. Ensuite, il faudrait aussi se déconnecter un peu plus.

Vous êtes donc favorable à un « droit à la déconnexion » ?

Avoir un usage plus modéré de nos smartphones ou de nos tablettes serait positif pour l’environnement, mais aussi dans nos vies personnelles. Car être dépendant de ces appareils ne nous rend pas forcément plus heureux. Certaines applications jouent sur nos mécanismes d’addiction pour nous pousser à consommer davantage. C’est le cas de YouTube, de Facebook, de Tinder et d’autres plateformes. On est un peu des drogués. Et ce n’est pas toujours agréable d’être drogué…

Netflix a lancé son “speed watching” qui permet de regarder des films et des séries en accéléré, pour consommer plus : c’est une liberté supplémentaire ou une dérive dangereuse pour l’environnement ?

Le principe de l’effet rebond, c’est de repousser une limite. Par exemple une limite économique : en rendant un produit moins cher, les gens peuvent en acheter plus. Pour Netflix, les gens sont soumis à une limite temporelle : ils ne peuvent pas regarder plus d’un certain nombre d’heures de séries ou de films par jour. Mais en regardant des séries ou des films en accéléré, on peut en voir plus. La ressource temps est très importante. Netflix exploite donc un effet rebond temporel pour pouvoir proposer davantage de contenus à ses abonnés.

1) Dans son rapport, La face cachée du numérique, publié en novembre 2018, l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe) confirme que les émissions de CO2 liées à l’informatique sont lourdes. L’envoi d’un mail assorti d’une pièce-jointe est aussi énergivore qu’une ampoule allumée pendant une heure.

Pour lire la suite de notre dossier sur l’écologie et le numérique à Monaco cliquez ici

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