vendredi 29 mars 2024
AccueilEconomieNathalie Hilmi : « C’est toute une économie qui devra s’adapter »

Nathalie Hilmi : « C’est toute une économie qui devra s’adapter »

Publié le

Responsable de la section économie environnementale au centre scientifique de Monaco, et auteur principal du sixième rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) consacré aux effets, aux vulnérabilités et aux capacités d’adaptation à la crise climatique, le docteur Nathalie Hilmi évoque pour Monaco Hebdo les conséquences socio-économiques du réchauffement climatique.

Une canicule s’est durablement installée sur la Côte d’Azur cet été : qu’est-ce que cela vous inspire ?

L’augmentation de la fréquence, de l’intensité et de la durée des événements extrêmes sur terre et dans les océans entraîne une mortalité massive, par exemple chez les arbres mais aussi les récifs coralliens. Le changement climatique affecte la vie et les moyens de subsistance de milliards de personnes. Les conséquences de l’intensification des cyclones tropicaux, de l’élévation du niveau de la mer et des fortes précipitations dues à l’activité humaine ont entraîné une augmentation des pertes et des dommages.

Les villes sont en première ligne face au changement climatique ?

Les vagues de chaleur sont amplifiées dans les villes par les effets d’îlots de chaleur, affectant la pollution de l’air et la santé des populations. Les infrastructures essentielles telles que les systèmes de transport, d’approvisionnement en eau, d’assainissement et d’énergie ont été affectées par les événements extrêmes. Lorsque plusieurs événements extrêmes se produisent en même temps, ils aggravent le risque global et sont plus difficiles à gérer.

« La montée des températures et du niveau de la mer peuvent constituer des menaces sur les côtes de notre région. Aussi, la transformation de la biodiversité marine pourra être impactée, ce qui peut avoir des conséquences sur la pêche et les plongées marines »

Ces épisodes caniculaires vont-ils devenir la norme ?

Depuis la dernière évaluation en 2014, les risques climatiques apparaissent plus rapidement et seront plus graves plus tôt. Nous voyons comment ces impacts affectent le monde naturel dont nous dépendons, ainsi que la vie et les moyens de subsistance des populations. L’ampleur des impacts que nous subissons déjà, et les risques climatiques futurs, montrent clairement l’ampleur des décisions, des financements et des investissements nécessaires au cours de la prochaine décennie pour parvenir à un développement résilient au changement climatique.

Quelles sont les conséquences sur la biodiversité ?

Les risques sur la nature se rajoutent aux risques sur les êtres humains. Nous assisterions à des extinctions d’espèces et à des pertes d’écosystèmes entiers tels que ceux actuellement présents aux sommets des montagnes, dans les récifs coralliens tropicaux et les zones humides côtières, même si nous dépassons temporairement un réchauffement de 1,5 °C pendant plusieurs décennies. Le risque d’extinction dans les points chauds de la biodiversité est multiplié par dix environ lorsque le réchauffement passe de 1,5 à 3 °C. Les services de la nature soutiennent tous les aspects de notre vie. De la pollinisation au tourisme en passant par la santé et la régulation du climat. La disparition des écosystèmes et de leurs services pourrait avoir des répercussions en cascade et à long terme sur les populations du monde entier, en particulier sur les peuples autochtones et les communautés locales qui en dépendent directement.

La nature peut-elle être une solution face au réchauffement climatique ?

La nature peut aider à réduire les émissions anthropogéniques de CO2 à hauteur de 38 %. Par exemple, grâce aux forêts ou aux océans. Le carbone bleu est non seulement côtier (dans les écosystèmes tels que les mangroves, les marais salants et les herbiers marins), mais aussi en haute mer et dans le sous-sol marin. C’est pourquoi il est dangereux d’opérer des activités d’extractions de minerais et d’énergies fossiles tant que nous n’aurons pas suffisamment étudié les impacts sur la biodiversité.

« Le rapport du GIEC, dont je suis l’auteur principal, le dit clairement : des solutions existent. Maintenant, il faut une réelle volonté politique. Plus nous attendrons, moins nous aurons d’options pour nous adapter »

Les impacts du réchauffement sont-ils irréversibles ?

Oui, certains phénomènes persisteront même si nous limitons les émissions de CO2. Par exemple, la montée du niveau de la mer. Elle est due à trois phénomènes cumulatifs : la fonte des glaces des pôles nord et sud, la fonte des glaciers et la dilatation de l’océan à cause de la hausse des températures. Le niveau de la mer continuera à monter car le climat s’est déjà réchauffé. Nous sommes à 1,1 °C de plus par rapport à l’ère préindustrielle.

Le changement climatique menace-t-il l’activité touristique en principauté ?

La montée des températures et du niveau de la mer peuvent constituer des menaces sur les côtes de notre région. Aussi, la transformation de la biodiversité marine pourra être impactée, ce qui peut avoir des conséquences sur la pêche et les plongées marines. Dans les zones urbaines, et ailleurs, une gestion efficace de l’eau permet de garantir l’approvisionnement en eau potable.

Les saisons touristiques peuvent-elles changer en raison des fortes chaleurs en été à Monaco ?

Probablement, l’arrivée des touristes dépendra de la température et de la capacité de notre région à s’adapter. Notamment pour des questions d’approvisionnement en eau potable quand les glaciers auront fondu. L’eau des montagnes sert aussi à l’agriculture dans les vallées. C’est toute une économie qui devra s’adapter.

Nathalie Hilmi Ocean Conference
© Photo DR

Les régions montagneuses pourraient-elles être les prochaines « victimes » du tourisme de masse ?

Les régions montagneuses seront obligées de s’adapter également à de nouvelles formes de tourisme, puisque l’enneigement sera réduit. Je pense notamment à l’écotourisme. Elles représenteront une autre forme d’attractivité.

Les phénomènes météorologiques étant de plus en plus fréquents, les compagnies d’assurance pourraient-elles augmenter leurs tarifs à l’avenir ?

C’est évident ! Elles vont intégrer les risques climatiques dans leurs prix. La plupart l’ont déjà fait.

« Le suivi et l’évaluation sont importants pour suivre les progrès accomplis car, dans un monde qui se réchauffe, les mesures qui sont efficaces aujourd’hui pourraient ne plus l’être dans 20 ans »

Pouvons-nous encore changer le cours des choses ?

Des réductions rapides et profondes des émissions de gaz à effet de serre sont essentielles pour réduire l’escalade des risques et donner à la nature, et à la société, plus de temps pour s’adapter à un climat changeant. Au cours des deux prochaines décennies, nous connaîtrons des impacts plus graves dans toutes les régions du monde, et une action plus ambitieuse et accélérée est nécessaire si nous voulons nous adapter. Mais grâce à la science, nous savons ce qu’il faut faire. Si nous prenons en compte le risque climatique et réduisons les émissions de gaz à effet de serre lorsque nous prenons des décisions concernant l’énergie, l’industrie, le développement urbain, le logement et les transports, nous pouvons parvenir à un développement résilient au climat et durable.

D’une manière générale, quels sont les impacts socio-économiques du réchauffement climatique à l’échelle planétaire ?

Les peuples indigènes, les minorités ethniques et les groupes défavorisés — par exemple les ménages à faible revenu et ceux qui vivent dans des établissements informels — sont parmi les plus touchés par la mauvaise adaptation. Cela renforce et enracine les inégalités existantes. Nous savons qu’il existe des limites à l’adaptation. Les déplacements (migrations) climatiques sont une forme de maladaptation. L’adaptation ne peut pas empêcher toutes les pertes et tous les dommages, et même avec une adaptation efficace, les limites seront atteintes avec des niveaux de réchauffement plus élevés. Certaines solutions naturelles ne fonctionneront plus au-delà de 1,5 °C de réchauffement. Au-delà de 1,5 °C, le manque d’eau douce pourrait empêcher les habitants des petites îles et ceux qui dépendent des glaciers et de la fonte des neiges de s’adapter. Et d’ici à 2 °C, il pourrait être particulièrement difficile de cultiver plusieurs cultures de base dans de nombreuses zones de culture actuelles, notamment dans les régions tropicales.

Quoi d’autres ?

Si nous nous concentrons sur les contraintes financières, nous constatons que les flux financiers mondiaux actuels sont insuffisants, notamment dans les pays en développement. L’écrasante majorité du financement mondial du climat a été consacrée à la réduction des émissions, tandis qu’une faible proportion a été consacrée à l’adaptation. Les impacts climatiques qui entraînent des niveaux plus élevés de pertes et de dommages ralentissent également la croissance économique et réduisent ainsi la disponibilité des ressources financières. Pour éviter des pertes croissantes, il est urgent d’agir pour s’adapter au changement climatique. Mais cela ne suffit pas. Dans le même temps, il est essentiel de procéder à des réductions rapides et profondes des émissions de gaz à effet de serre afin de garder ouvertes un maximum d’options d’adaptation.

Quelles sont les populations les plus menacées ?

À l’échelle mondiale, l’exposition de la population aux vagues de chaleur continuera d’augmenter avec un réchauffement supplémentaire. Pour un réchauffement autour de 2 °C, après 2050, les régions fortement dépendantes de la fonte des neiges pourraient connaître une baisse de 20 % de la disponibilité de l’eau pour l’agriculture. Et nous savons que le changement climatique compromettra la sécurité alimentaire. Avec un réchauffement de 2 °C d’ici à 2050, les habitants de l’Afrique subsaharienne, de l’Asie du Sud, de l’Amérique centrale et de l’Amérique du Sud, ainsi que des petites îles, risquent de connaître des pénuries alimentaires, entraînant la malnutrition. D’ici le milieu du siècle, près d’un milliard de personnes vivant dans des villes de faible altitude et dans d’autres établissements côtiers devraient être menacées par l’élévation du niveau de la mer et d’autres risques climatiques.

Êtes-vous malgré tout optimiste ?

Je reste optimiste. Le rapport du GIEC, dont je suis l’auteur principal, le dit clairement : des solutions existent. Maintenant, il faut une réelle volonté politique. Plus nous attendrons, moins nous aurons d’options pour nous adapter.

La prochaine COP27 aura lieu en novembre 2022, en Égypte. Qu’en attendez-vous ?

L’engagement politique et le suivi à tous les niveaux de gouvernement sont essentiels. Une plus grande adaptation est présente lorsque les lois et les politiques climatiques nationales exigent des mesures d’adaptation de la part des collectivités territoriales et incluent des directives sur la manière de procéder. Il convient également de se concentrer sur les cadres institutionnels, qui définissent des objectifs et des priorités clairs ainsi que les responsabilités. Ces cadres peuvent imposer aux gouvernements l’obligation de mettre en œuvre des mesures d’adaptation, par exemple en matière de conservation, d’utilisation durable des plages, de développement urbain et de lutte contre les maladies exacerbées par le changement climatique. L’amélioration de la connaissance des impacts, des risques et des options d’adaptation disponibles encourage l’action de la société et des décideurs politiques. Les programmes d’éducation et d’information et les arts peuvent jouer un rôle.

Quoi d’autres ?

Le suivi et l’évaluation sont importants pour suivre les progrès accomplis car, dans un monde qui se réchauffe, les mesures qui sont efficaces aujourd’hui pourraient ne plus l’être dans 20 ans. Les stratégies d’adaptation devront peut-être être révisées en permanence. Les révisions doivent être fondées sur des faits et des données. Enfin, une gouvernance inclusive qui privilégie l’équité et la justice est également importante. Les citoyens et les organisations de la société civile doivent participer directement à la planification et à la prise de décision.

Quels sont vos futurs projets d’études ?

Mes études ont longtemps porté sur l’étude de l’impact socio-économique du changement climatique. Maintenant, je vais m’intéresser de plus en plus aux solutions économiques et aussi au rôle de la finance pour gagner le combat contre le changement climatique, la perte de la biodiversité et la pollution, les trois grandes menaces globales. Je vais participer à la COP 27 et je suivrai de près le suivi des solutions proposées dans le rapport du GIEC.

Pour revenir au début de notre dossier « Canicule, sécheresse… Va-t-il-falloir s’y habituer ? », cliquez ici.