vendredi 26 avril 2024
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Christine Ferrier-Pagès : « La Méditerranée est un des points chauds du changement climatique »

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Si le mercure a atteint des records sur terre, il a également réchauffé considérablement les fonds marins, avec des températures dépassant localement les 30 °C. Une canicule historique qui a un impact négatif et direct sur la biodiversité, comme l’explique le docteur Christine Ferrier-Pagès, directrice de recherche, spécialiste de la biologie marine, au centre scientifique de Monaco.

La Méditerranée a atteint les 30 °C sur la Côte d’Azur cet été : est-ce historique ?

Oui, c’est historique. C’est la première année où les températures augmentent autant. Le Copernicus Marine Service (CMEMS) a déclaré que les températures étaient de 4 à 5 degrés supérieures à la normale. En théorie, les températures dépassent rarement les 25-26 degrés dans les eaux de surface. Mais cela dépend des endroits en Méditerranée. Certains restent plus frais. Entre l’Espagne et la Corse, donc dans toute la mer Ligure, les températures se sont énormément réchauffées de plus 4 à 5 degrés.

Comment expliquez-vous ce phénomène ?

Ce réchauffement est directement lié à la température de l’air. Nous avons eu une canicule exceptionnelle cette année, et surtout de longue durée. En général, les océans servent de tampon à la température de l’air, c’est-à-dire qu’il y a des échanges d’air. C’est la raison pour laquelle il fait toujours moins froid quand on est au bord de la mer que quand on est à l’intérieur des terres. Quand il fait très froid, la mer absorbe un peu le froid et « relargue » de la chaleur qu’elle a accumulée. Et quand il fait très chaud en revanche, et que la mer est plus froide, elle absorbe cette chaleur. Si la canicule est de courte durée, compte tenu de la masse d’eau, il n’y a pas d’augmentation significative de la température de la mer. Mais comme nous avons eu une canicule importante depuis le mois de mai 2022, la mer absorbe toute cette chaleur.

Cette augmentation des températures est-elle globale ?

De manière générale, il y a 1 à 2 degrés d’augmentation de la température globale de la terre, que ce soit sur les récifs coralliens tropicaux ou dans les pôles puisque la banquise fond. Nos collègues devaient partir en Arctique effectuer des recherches mais ils ne peuvent pas y aller. Ils sont obligés d’attendre que la banquise soit assez solide pour pouvoir s’y rendre alors que d’habitude, il n’y a jamais de problème. La Méditerranée est par ailleurs l’une des mers qui se réchauffe le plus vite. Les températures augmentent 20 % plus vite que la moyenne mondiale.

Pourquoi la Méditerranée se réchauffe-t-elle plus vite ?

Cela est dû au fait que la Méditerranée est une mer fermée et relativement petite. Il est plus facile de réchauffer une petite masse d’eau qu’une grosse, encore plus quand elle est fermée. La Méditerranée est de ce fait considérée comme un des points chauds du changement climatique. Ces quarante dernières années, la température de surface a augmenté de 1,5 °C en Méditerranée. Cela signifie que nous avons déjà dépassé l’objectif climatique fixé par l’accord de Paris en 2015, qui était à 1,5-2 °C sur tous les océans. La Méditerranée a déjà dépassé cette limitation. Ces accords estiment, en gros, que les écosystèmes peuvent encore résister si l’augmentation des températures est limitée à 1,5 °C. Mais au-delà, cela devient plus compliqué.

Ces canicules marines sont-elles de plus en plus fréquentes ?

Oui, elles sont en augmentation ces dix dernières années. Avant 1999, nous ne parlions pas vraiment de canicule en mer. Puis, il y a eu une première canicule en Méditerranée en 1999 avec un été très très chaud au cours duquel il y a eu des mortalités d’espèces, de gorgones et de coraux. Puis, cela s’est répété en 2003 et 2006. Et maintenant, ça a tendance à se répéter de plus en plus souvent depuis 1999.

Quelles sont les perspectives pour les années à venir ?

Ce phénomène pourrait encore s’amplifier à l’avenir mais nous ne savons pas dans quelle ampleur. Nous pouvons avoir un été très chaud une année, et les deux suivants normaux, puis avoir à nouveau une canicule très chaude. C’est le problème des récifs coralliens dans les pays tropicaux. Avant, nous avions des périodes de blanchissement quand la température augmentait trop et les coraux perdaient leurs algues symbiotiques. Les périodes de blanchissement étaient assez espacées dans le temps, il y en avait une tous les cinq ou dix ans. Mais aujourd’hui, nous avons des épisodes de blanchissement tous les ans, voire deux fois par an. Ça s’intensifie donc de plus en plus. Il y a des prévisions très très négatives, qui disent que le pourtour méditerranéen va se réchauffer sur terre de 5-6 degrés dans les années futures. Mais je ne sais pas ce que valent ces prévisions, car elles sont très contestées. Selon le rapport du GIEC publié en août 2021, les vagues de chaleur marine ont doublé depuis les années 1980. Et entre 2015 et 2020, la Méditerranée a connu cinq années consécutives de mortalité de masse d’espèces marines, à cause des vagues de chaleur. Et cela ne va pas s’arrêter, puisqu’elles sont désormais récurrentes. Pratiquement toutes les années.

« C’est la première année où les températures augmentent autant. Le Copernicus Marine Service (CMEMS) a déclaré que les températures étaient de 4 à 5 degrés supérieures à la normale »

Les températures marines n’ont cessé d’augmenter depuis le mois de mai 2022. La durée du phénomène est-elle aussi historique ?

Oui, d’habitude nous enregistrons des pertes d’organismes marins à partir de 5-6 semaines de températures au-delà de 26 °C. Cette année, nous sommes à trois mois de températures qui sont bien au-delà de 26 °C. Nous avons commencé à voir des mortalités massives de tout ce qui est gorgones, coraux… À Marseille, certaines gorgones sont impactées à 90 %.

Quelles autres conséquences a cette grande vague de chaleur marine ?

Outre la mortalité massive d’espèces qui ne peuvent pas se déplacer comme les coraux, les gorgones… certaines espèces de poissons migrent du sud au nord de la Méditerranée, ou ailleurs. Nous voyons aussi apparaître des espèces de mer Rouge, qui passent par le canal de Suez pour remonter en Méditerranée. Comme le phénomène est global, la Méditerranée devient un lieu acceptable en température pour ces espèces qui, pour certaines, se rapprochent des côtes françaises avec tout ce que cela peut poser comme problème sur la biodiversité. Car quand une espèce envahit un milieu, elle va forcément remplacer un peu l’habitat d’une autre espèce qui était endémique.

Comment l’écosystème s’adapte-t-il à ces changements de températures ?

Souvent, il ne s’adapte pas. Ces mortalités deviennent récurrentes et le système s’appauvrit, du moins en surface. À Monaco, la thermocline [couche de transition thermique rapide entre les eaux superficielles et les eaux profondes – NDLR] est restée à 30 mètres. Les trente premiers mètres étaient très très chauds mais ensuite, ce qui nous a un peu sauvés, en-dessous de 30 mètres nous sommes restés à 16-17 degrés. Il y a donc peut-être un espoir pour les populations profondes, où l’eau va se réchauffer moins vite et moins drastiquement.

Cette thermocline s’est-elle transformée ces dernières années ?

C’est très difficile à dire car ça dépend du vent. S’il y a beaucoup de vent, ça va mélanger la couche de surface et du coup, la chaleur va propager plus bas. S’il n’y a pas de vent, comme cette année, la thermocline reste stable. Cela dépend vraiment de beaucoup de paramètres : du vent, de la chaleur… Nous ne pouvons pas dire si la thermocline s’est abaissée ou pas.

Les espèces qui ont l’habitude de vivre en surface pourraient-elles migrer en profondeur ?

C’est la grande question, notamment sur les récifs coralliens tropicaux. Parce qu’en Méditerranée, les coraux ne vivent pas trop en symbiose avec les algues. Ils ont besoin de lumière et de rester dans la couche de surface, la couche éclairée. D’autres peuvent en revanche très bien migrer en profondeur, notamment le corail rouge. Nous en trouvions beaucoup à 20 mètres en Méditerranée il y a 50-60 ans. Désormais, il a tendance à migrer de plus en plus en profondeur. Encore faut-il que cette migration soit possible. Certains poissons peuvent aussi migrer en profondeur à condition de trouver la nourriture. Car ils se nourrissent d’algues. Mais si l’algue a besoin de lumière, elle est limitée à une couche de surface, 30-40 mètres, où il y a encore de la lumière. Du coup, si l’algue ne migre pas en profondeur, le poisson ne trouvera pas de nourriture donc il ne pourra pas migrer. Ce n’est donc pas juste une question de capacité. C’est tout un écosystème qui a besoin de migrer en profondeur.

Qu’en est-il des coraux tropicaux ?

Il existe des récifs profonds, au-delà de 60-70 mètres de profondeur. Car la lumière arrive encore à ces profondeurs. En mer Rouge, on a de la lumière jusqu’à 100-120 mètres de profondeur ce qui n’est pas le cas en Méditerranée. Mais il s’agit d’autres espèces qui sont habituées à avoir moins de lumière en profondeur. Ce sont parfois des coraux qui sont moins grands, des récifs moins florissants qu’en surface. Il s’agit vraiment d’autres écosystèmes. Le grand débat est de savoir si les coraux tropicaux peuvent migrer en profondeur. Nous retrouvons des espèces le long du gradient de profondeur, de la surface jusqu’à 60 mètres, donc ces coraux peuvent effectivement subsister en profondeur. Mais il existe des espèces qui sont moins adaptables. On ne sait pas trop pourquoi. Peut-être ont-elles besoin de plus de lumière, ou alors elles fonctionnent différemment. À l’inverse, il existe des espèces qu’on ne trouve qu’en profondeur et qui ne sont pas adaptées à la surface.

« Les vagues de chaleur marine ont doublé depuis les années 1980. Entre 2015 et 2020, la Méditerranée a connu cinq années consécutives de mortalité de masse d’espèces marines à cause des vagues de chaleur. Et cela ne va pas s’arrêter »

Certaines espèces pourraient-elles disparaître en Méditerranée dans les années à venir ?

Oui. Si les gorgones subissent des mortalités toutes les années contre une fois tous les dix ans auparavant, elles n’auront pas le temps de se refaire une santé avant la canicule suivante. Et pour remplacer les gorgones mortes, il faut de la reproduction et du recrutement. Mais si trop de gorgones meurent toutes les années, forcément le taux de reproduction va diminuer aussi.

À l’inverse, de nouvelles espèces pourraient-elles faire leur apparition ?

Oui. Par exemple, le long des côtes d’Israël, il y a eu un boom incroyable de méduses. D’autres poissons de mer Rouge vont commencer à envahir la Méditerranée. C’est un remplacement d’un écosystème par un autre. Est-ce que c’est bien ou pas ? Je ne sais pas. Parmi les espèces qui viennent de mer Rouge, on trouve par exemple le poisson lapin, la méduse géante Rhopilema… Le problème, c’est que le poisson lapin est un herbivore vorace qui risque de court-circuiter les chaînes alimentaires normales. Cela pourrait donc à l’avenir menacer les forêts d’algues qui servent de nurserie aux autres poissons.

Les méduses ont aussi envahi les côtes françaises cette saison, est-ce lié à la température ?

Les méduses préfèrent les environnements chauds. Elles dépendent aussi de la nourriture. Mais plus il fait chaud, plus le plancton se développe, du moins dans un premier temps. Du coup, cela attire les méduses.

L’arrivée de ces nouvelles espèces pourrait donc en menacer d’autres ?

Oui, par exemple les gorgones forment des forêts tridimensionnelles où les poissons viennent pondre. Les larves y sont un peu protégées, elles ne se font pas chasser par les courants… ce sont des lieux de nurserie. Si elles disparaissent, ces lieux de nurserie n’existeront plus donc d’autres poissons seront affectés. C’est toute une chaîne vivante qui est affectée.

Cet été, des requins et des dauphins se sont rapprochés de nos côtes. Un beluga s’est aussi retrouvé dans la Seine. Comment l’expliquez-vous ?

Je n’ai pas en tête d’étude qui montre un effet direct du réchauffement sur ces organismes. Mais je n’en suis pas non plus une spécialiste. Ce qui est sûr, c’est que ces espèces sont de plus en plus perturbées par le bruit marin lié au trafic maritime, qui est redevenu très important après le Covid-19. Il se pourrait donc qu’elles soient désorientées et du coup, elles se retrouvent plus près des côtes. Mais je ne suis pas sûre qu’il s’agisse d’un effet du réchauffement climatique.

Comment peut-on éviter ce réchauffement de la mer ?

Il faut diminuer drastiquement les rejets de gaz carbonique et d’autres gaz à effet de serre dans l’atmosphère. Il faut donc réduire nos consommations en tout : nos consommations de pétrole, de gaz… Mais le réchauffement climatique n’est pas le seul problème. Il y a aussi la pollution plastique.

Est-il encore possible de changer le cours des choses ?

Si nous faisons quelque chose drastiquement, ça ne peut qu’améliorer les choses. Mais il faut vraiment que ce soit drastique. Comme ce qui s’est fait pendant le Covid, où il n’y avait plus un seul avion, plus de voitures car les gens étaient confinés chez eux… Pendant cette période, nous avons vu que le CO2 dans l’atmosphère s’était stabilisé. Il n’y avait plus cette courbe d’augmentation continue. La courbe était redevenue plate au bout de deux ans de Covid. Mais c’est drastique. Le Covid avait impacté la Terre entière et tout le monde s’était arrêté. Il faut donc prendre des mesures drastiques.

Les températures en mer risquent de baisser dans les semaines à venir [cette interview a eu lieu mardi 30 août 2022 – NDLR] : quelles conséquences cela peut-il avoir ?

Cela peut causer des gros épisodes pluvieux comme nous avons pu en connaître il y a quelque temps avec des épisodes méditerranéens et cévenols. Nous allons avoir des épisodes de pluie intenses. Avec des pluies qui peuvent engendrer des mini-cyclones, qui se nourrissent de la chaleur de la mer. Comme la terre devient plus froide, la mer va renvoyer la chaleur vers la terre et cela nourrit les cyclones et les pluies intenses.

Et sur l’écosystème marin ?

La température de la mer va baisser, mais avec un décalage par rapport à la terre. Puisque la masse d’eau est tellement immense qu’il faut du temps. La mer va donc rester anormalement plus chaude, plus longtemps que la terre. Concernant l’impact sur l’écosystème marin, certaines espèces vont arrêter de mourir et d’autres vont migrer.

Cette baisse à venir des températures peut-elle regénérer certaines espèces ?

Il va y avoir une période de répit pour ces espèces qui vont peut-être arrêter de se dégrader, de se nécroser. Elles vont peut-être se refaire une santé. Mais il faut espérer qu’au mois d’avril 2023, ça ne recommence pas à chauffer.

Certaines plages ont dû être fermées cet été en raison de bactéries : là aussi, les températures sont en cause ?

Oui. Plus il fait chaud, plus les bactéries se développent. Et au final, plus d’espèces pathogènes se développent. Car il y a toujours des espèces pathogènes dans l’eau. Mais c’est un équilibre. Comme sur notre santé. Nous portons des espèces pathogènes mais qui sont plus ou moins maintenues en dormance par notre propre système immunitaire. Mais dès que ça se réchauffe, ces pathogènes peuvent prendre le dessus et impacter tout le milieu.

« Ce réchauffement va avoir une répercussion sur l’économie de la Méditerranée, parce que s’il fait trop chaud, avec des températures à 40-45 °C, les touristes ne viendront plus. Cela va déplacer la période touristique »

Si les canicules marines deviennent de plus en plus récurrentes, les fermetures de plages pourraient donc se multiplier à l’avenir ?

Ce réchauffement va avoir une répercussion sur l’économie de la Méditerranée parce que s’il fait trop chaud, avec des températures à 40-45 °C, les touristes ne viendront plus. Ils viendront plutôt en hiver. Cela va déplacer en tout cas la période touristique mais l’été, ils ne viendront plus s’il y a une invasion de méduses dans l’eau par exemple. Car ils savent qu’ils ne pourront pas se baigner. Forcément, cela va impacter toute l’économie.

Suivez-vous de près ce phénomène de canicule marine au centre scientifique de Monaco (CSM) ?

Oui, nous le suivons et l’étudions de près en laboratoire et sur le terrain, notamment sur les coraux et les gorgones. Nous collaborons actuellement avec une équipe de Marseille sur la mortalité des gorgones. Des prélèvements sont en train d’être réalisés. En laboratoire, nous faisons également des stress de température différents pour voir jusqu’à quelle température les organismes ne sont pas impactés. Par exemple, à partir de six semaines au-dessus de 25 °C, les coraux et les gorgones commencent à se nécroser et à voir leur santé impactée. Auparavant, cette canicule en mer durait environ 4 semaines, du 15 juillet au 15 août. Les organismes arrivaient à résister. Nous allons donc devoir changer nos protocoles expérimentaux et les mettre deux mois sous plus de 25 °C. Mais nous connaissons déjà le résultat.

Pour lire la suite de notre dossier « Canicule, sécheresse… Va-t-il-falloir s’y habituer ? », cliquez ici.