vendredi 26 avril 2024
AccueilActualitésSociétéFrançoise Berthoud : « La véritable sobriété numérique doit créer du changement social »

Françoise Berthoud : « La véritable sobriété numérique doit créer du changement social »

Publié le

Alors qu’en cas de fortes tensions sur le réseau électrique les risques de coupures sont réels, le gouvernement monégasque appelle à une modération de la consommation de chacun. Cela passe aussi par la sobriété dans l’utilisation des objets numériques. Monaco Hebdo a pu interroger Françoise Berthoud, ingénieure de recherche au CNRS et directrice du groupement de service EcoInfo, qui travaille depuis le début des années 2 000 sur la pollution numérique. Aujourd’hui, cette pollution représente 4 % du total des émissions de CO2 au niveau mondial. Interview.

Vous travaillez depuis les années 2 000 sur l’impact environnemental du numérique : comment en êtes-vous arrivée à vous intéresser à ce sujet ?

Au début des années 2 000, les machines liées à l’informatique coûtaient de moins en moins cher. Elles étaient de plus en plus puissantes, et elles consommaient de plus en plus d’électricité. Je devais installer ces machines destinées à faire du calcul dans une salle. A un moment donné, nous avons atteint la limite de la distribution électrique de la salle dans laquelle ces machines devaient se trouver. Bien sûr, j’aurais pu faire augmenter cette limite. Mais cela a attiré mon attention sur la question des limites, pas seulement de cette salle, mais des limites planétaires. Du coup, avec deux collègues Eric Drezet et Joël Marchand, nous avons lancé en 2005 le groupe EcoInfo. Assez vite, nous avons décidé de travailler sur autre chose que l’énergie. Nous nous sommes intéressés à l’ensemble du cycle de vie des équipements numériques.

Françoise Berthoud CNRS
© Photo DR

« La pollution du numérique est essentiellement liée à l’extraction des ressources nécessaires pour fabriquer ces objets. La fabrication nécessite aussi beaucoup d’énergie. Enfin, le transport de ces objets a aussi un impact »

En quoi le numérique est-il polluant ?

La pollution des objets électriques et électroniques est invisible. Parce que, pour l’essentiel, ces objets sont fabriqués très loin de nous. Quand ils sont recyclés, ils sont aussi recyclés assez loin de nous. De plus, toute une partie de l’infrastructure n’est pas visible. Par exemple, on ne voit pas les data centres. La pollution du numérique est essentiellement liée à l’extraction des ressources nécessaires pour fabriquer ces objets. La fabrication nécessite aussi beaucoup d’énergie. Enfin, le transport de ces objets a aussi un impact, car cette industrie est organisée autour de composants répandus à travers le monde entier. Les métaux sont extraits dans un pays avant d’être transportés. Les composants sont fabriqués dans un autre lieu, avant d’être déplacés également.

Mais ces objets sont recyclés ?

La fin de vie de ces objets génère aussi de la pollution. Sur l’ensemble de la planète, plus de 80 % des déchets d’équipements électroniques et électriques ne suivent pas la bonne filière. Cela ne signifie pas qu’ils vont finir dans des champs, avec des conditions scandaleuses pour les gens en charge de faire le tri. Cela veut dire que beaucoup de ces objets ne sont pas recyclés comme ils devraient l’être.

« La pollution du numérique, c’est 4 % des émissions de CO2, soit davantage que le secteur aéronautique. Et ce chiffre est en forte croissance, une croissance qui est plus grande que celle de l’aéronautique »

Qu’est-ce qui est le plus impactant ?

La partie « fabrication » des terminaux, c’est-à-dire les équipements que les gens ont chez eux, comme les ordinateurs, les téléphones, et les tablettes, qui inclut l’extraction des matières premières, est la phase plus polluante. La pollution du numérique, c’est 4 % des émissions de CO2, soit davantage que le secteur aéronautique. Et ce chiffre est en forte croissance, une croissance qui est plus grande que celle de l’aéronautique.

Les data centres consomment beaucoup d’électricité 24 heures sur 24 : à quelle hauteur des émissions globales du numérique polluent-ils ?

Selon une étude de Green IT, les data centres représentent environ 15 % des gaz à effet de serre.

Mine de Cobalt Atlas Maroc
COBALT — Mine de cobalt de Bou-Azzer dans l’Anti-Atlas, au Maroc. « Certains métaux sont utilisés essentiellement pour le numérique ou pour les batteries, comme le lithium ou le cobalt. Le tantale sert à la fabrication des condensateurs, le germanium comme dopant pour les fibres optiques, alors que l’indium est nécessaire pour fabriquer des écrans. Pour ces métaux, l’essentiel de la consommation va vers l’industrie du numérique et de l’électronique. » Françoise Berthoud. Chercheuse au CNRS et directrice du groupement de service EcoInfo. © Ccornfield / Shutterstock

Le numérique est aussi totalement dépendant des métaux rares, comme l’a montré Guillaume Pitron dans son livre, La guerre des métaux rares : la face cachée de la transition énergétique et numérique(1) ?

Au plus un équipement, comme un smartphone, dispose de fonctionnalités, et au plus cela signifie que des propriétés spécifiques de certains métaux ont été nécessaires. Dans un smartphone, on trouve plusieurs dizaines de métaux différents, avec la contrainte de devoir tenir dans une poche et de ne pas trop chauffer. Si on acceptait d’avoir moins de fonctionnalités, on pourrait fabriquer des téléphones avec moins de métaux. Les métaux contenus dans l’ensemble des équipements numériques ne représentent pas des volumes énormes, comparativement aux volumes totaux consommés sur la planète. Mais certains métaux sont utilisés essentiellement pour le numérique ou pour les batteries, comme le lithium ou le cobalt. Le tantale sert à la fabrication des condensateurs, le germanium comme dopant pour les fibres optiques, alors que l’indium est nécessaire pour fabriquer des écrans. Pour ces métaux, l’essentiel de la consommation va vers l’industrie du numérique et de l’électronique.

« Si on continue de fabriquer, de jeter, et de consommer au rythme où on le fait aujourd’hui, on aura épuisé les ressources de la planète dans quelques centaines d’années »

Si on continue de consommer au même rythme, on risque d’épuiser les ressources disponibles sur la planète ?

Si on continue de fabriquer, de jeter, et de consommer au rythme où on le fait aujourd’hui, on aura épuisé les ressources de la planète dans quelques centaines d’années. Certains métaux, comme l’indium, pourraient être épuisés dans quelques dizaines d’années, voire moins. Il est difficile d’être très précis, car on ne connaît pas toutes les réserves de la planète en métaux. Mais les limites de la planète sont en train d’être atteintes. On ne peut pas imaginer que l’on va continuer à vivre comme on vit aujourd’hui, pendant plusieurs générations. C’est impossible.

Le recyclage permettra de freiner ce constat ?

Recycler mieux nous permettra de repousser ces limites. Mais, en parallèle, il ne faudra pas maintenir une consommation en croissance permanente, comme actuellement. Sinon, on se retrouvera dans une situation intenable.

Dans un contexte de crise énergétique et face à la pollution du numérique, comment réduire son empreinte carbone ?

La première chose à faire, c’est de réfléchir pour savoir si on a vraiment besoin de ces objets électroniques. Il faudrait mener une réflexion pour savoir comment fonctionner avec ou sans numérique. A-t-on absolument besoin du numérique ? Ensuite, il faudrait aussi conserver nos équipements électroniques plus longtemps. Légiférer pourrait aussi être utile.

Sur quels sujets faudrait-il légiférer ?

Par exemple, il faudrait imaginer une loi qui oblige les constructeurs et les producteurs de services informatiques à donner l’impact environnemental de ce qu’ils produisent, au moment où ils le vendent. Cela permettrait d’augmenter le niveau de conscience de tout le monde. Cela donnerait des éléments objectifs pour que chacun puisse ensuite décider s’il veut, ou non, acheter cet objet numérique.

Dans un contexte de crise énergétique, croyez-vous dans le concept de « sobriété numérique » ?

La sobriété numérique est une nécessité. Après, tout dépend ce que l’on entend par « sobriété numérique ». S’il s’agit de débrancher son ordinateur pendant la nuit, ça sera insuffisant. En revanche, si on arrête de regarder des films en “streaming” vidéo en 4K toute la journée, et si on arrête d’acheter des équipements électroniques au rythme où on le fait actuellement, c’est beaucoup mieux, même si c’est plus difficile à faire, pour certains.

Cela pose aussi des questions d’ordre économique ?

Le monde économique a besoin du numérique pour vendre. Si la sobriété numérique consiste à demander à la population d’arrêter d’acheter des tonnes d’équipements électroniques, des salariés risquent de se retrouver au chômage, et de devoir se réorienter. La vraie sobriété numérique devrait normalement avoir un impact sur le tissu industriel, et même sur les petites entreprises, qui pourraient ne plus pouvoir écouler autant d’objets électroniques qu’aujourd’hui.

La sobriété numérique créerait nécessairement de la casse sociale ?

La véritable sobriété numérique doit créer du changement social. Voilà pourquoi, il faudrait que les gens réfléchissent ensemble à la société qu’ils veulent vraiment.

Face à la crise énergétique et à la pollution, miser sur une politique incitative, plutôt que punitive, en faisant appel au libre arbitre de chacun, ça marche vraiment ?

Face à la crise énergétique et à la pollution, miser sur le libre arbitre de chacun, ça ne marche hélas pas. Alors qu’il faudrait que les gens consomment beaucoup moins, ils sont devant leurs écrans, et ils sont bombardés de publicités. Face à une telle incitation pour consommer, il me semble impossible que les gens, tout seuls, décident de consommer moins, sans contraintes.

A un moment donné, face à l’urgence climatique, il faudra contraindre ?

Oui. Moins consommer viendra peut-être tout seul. Parce que, peut-être qu’à un moment donné, les produits deviendront trop chers. Ou bien, il y aura moins d’objets numériques à vendre, parce que les ressources pour les fabriquer manqueront. Récemment, on a vu une pénurie de puces électroniques, avec une crise des semi-conducteurs qui pourrait d’ailleurs refaire surface en 2023. Le marché des voitures a enregistré d’énormes retards de livraisons. Si cela devait durer, les constructeurs réagiront. Ils trouveront des solutions, en supprimant peut-être une partie de l’électronique embarqué dans leurs véhicules. Donc, devant les contraintes de prix ou de manques de ressources, les gens seront obligés de réagir.

A son échelle, que peut faire un pays comme Monaco face à ce type de pollution ?

Aujourd’hui, au niveau mondial, un énorme mouvement est en cours pour dématérialiser et numériser encore plus la société. Outre la question des ressources et de leurs limites, ce qui est inquiétant en soi, c’est que l’utilisation excessive des écrans pose aussi des questions de santé publique, chez les enfants et chez les adultes. Or, dans l’avenir, on aura particulièrement besoin de personnes en forme, avec l’esprit vif, capables de développer un esprit critique. Autre source d’inquiétude : en numérisant tout, on rend le système encore plus complexe et encore plus interdépendant d’acteurs qui, pour beaucoup, sont à l’extérieur de Monaco. Avec tous les risques inhérents à cela.

C’est-à-dire ?

En cas de cyberattaque du système numérique, par exemple, on ne peut plus rien faire. Même soigner dans un hôpital devient plus compliqué. Sans informatique, les professionnels de santé sont dans la difficulté pour accueillir des gens aux urgences. De plus, quand un pays se lance et crée son cloud, il devient dépendant de Taiwan, car c’est là-bas que l’essentiel des composants électroniques est fabriqué aujourd’hui. Il devient aussi dépendant du climat qui fait à Taiwan, mais aussi des aspects sociaux sur place. Tout cela rend les Etats et les communautés très peu résilientes.

Le 9 juillet 2019, Monaco a lancé la 5G, puis le 30 septembre 2021, la principauté a officialisé le lancement de son cloud souverain ?

La 5G et les clouds sont des sources de pollution, mais aussi d’effets rebond majeur. Le cloud peut aussi donner envie de stocker de plus en plus de choses, ce qui peut conduire à augmenter la taille du cloud. La 5G aurait dû être limitée à quelques industriels, mais pas pour le grand public. Car cette technologie n’apporte pas grand-chose, si ce n’est une augmentation des débits et la possibilité de connecter des tas d’objets. Ce qui pousse donc à la fabrication d’autres objets connectés.

La pollution du numérique a longtemps été mise de côté : est-ce en partie parce qu’elle était à l’abri, sous un discours vaporeux, qui parlait notamment de « dématérialisation » et de “cloud” [nuage — NDLR] ?

Le fait de dire que le numérique est essentiellement immatériel entretient l’idée que le numérique n’est pas mauvais pour l’écologie, et même qu’il pourrait être bon pour la planète. En Europe, certains politiques portent une idéologie qui couple la transition numérique avec la transition écologique. Avec l’idée que la transition numérique permettra la transition écologique.

Françoise Berthoud CNRS

Certains estiment, en effet, que si le numérique pollue, c’est aussi du numérique que viendra la solution pour moins consommer, et donc moins polluer ?

Aujourd’hui, dans la réalité, on n’a pas fait la démonstration que le numérique permettait de réduire les impacts environnementaux. Justement à cause de tous les effets rebonds et induits. Cela ne signifie pas qu’il n’y a aucun secteur où le numérique est utile. Par exemple, la distribution de l’électricité, en utilisant simultanément des énergies renouvelables de type panneaux photovoltaïques ou éoliennes, est essentiellement assurée par du numérique en temps réel. Sans numérique, on ne saurait sans doute pas faire cela. Mais, globalement, si on regarde l’évolution de la courbe des émissions de CO2 dans le temps depuis 1950, on s’aperçoit que le numérique n’a eu aucun effet sur cette courbe.

Depuis 1950, qu’est-ce qui a permis d’infléchir la courbe des émissions de CO2 ?

La courbe des émissions de CO2 a baissé lors du premier choc pétrolier, qui est une crise mondiale des prix du pétrole qui a débuté en 1973, mais aussi pendant la crise de 2008, ou pendant la pandémie de Covid-19.

Malgré tout, est-ce qu’une prise de conscience concernant la pollution générée par le numérique est en cours dans la société ?

Une prise de conscience est en cours concernant la pollution du numérique et la nécessité de faire preuve de sobriété. Mais cela est très récent, puisque cela remonte à 2019 ou 2020. Quand je donne des conférences, je vois que le public est davantage concerné, même si les chiffres et les ordres de grandeurs ne sont pas toujours très justes. Mais encore trop souvent les gens qui utilisent, par exemple, les réseaux sociaux, n’ont pas conscience que s’ils peuvent accéder 24 heures sur 24 aux photos et aux vidéos qu’ils ont publiés, cela signifie que c’est parce que, ailleurs, des serveurs informatiques consomment de l’énergie en permanence.

« Il faudrait mener une réflexion pour savoir comment fonctionner avec ou sans numérique. A-t-on absolument besoin du numérique ? Ensuite, il faudrait aussi conserver nos équipements électroniques plus longtemps »

Comment mieux informer le grand public ?

L’information sur la sobriété numérique et la pollution numérique devrait davantage passer par les écoles. On pourrait aussi imaginer des petits ateliers, pour apprendre à réparer certains objets, ou pour améliorer leur durée de vie. Il faudrait changer l’approche de la consommation chez les enfants, en leur apprenant à consommer moins, et à faire appel à des produits d’occasion. L’autre solution, serait de légiférer pour obliger les collectivités locales à adopter des garanties de 10 ans pour leurs équipements.

Smartphone
« La vraie sobriété numérique devrait normalement avoir un impact sur le tissu industriel, et même sur les petites entreprises, qui pourraient ne plus pouvoir écouler autant d’objets électroniques qu’aujourd’hui. » Françoise Berthoud. Chercheuse au CNRS et directrice du groupement de service EcoInfo. © Bodnar.Photo / Shutterstock

Le problème de l’obsolescence programmée se pose toujours ?

L’obsolescence programmée, c’est-à-dire un objet qui est prévu pour tomber en panne au bout d’un nombre défini d’années, existe encore. Mais aujourd’hui, il y a ce que j’appelle l’obsolescence systémique. Dans le monde du numérique, il y a beaucoup d’acteurs différents qui travaillent sur des objets, des logiciels, des protocoles, des systèmes d’exploitation… Il y a donc une multitude de petites briques, qui sont toutes interdépendantes et qui rentrent dans cet écosystème du numérique. Certaines briques sont conçues par des acteurs majeurs et d’autres par des acteurs plus petits. Quand un acteur majeur, comme Microsoft ou Apple, décide de changer un protocole ou un système d’exploitation qui aura par exemple besoin de davantage de ressources, ou le type de connectique du casque, cela a des conséquences. En effet, comme tout est interconnecté, cela crée de l’obsolescence par cascade pour tout un tas d’objets et de logiciels. Ils devront donc être mis à jour, ce qui nécessitera de l’innovation et des déchets.

« En Europe, certains politiques portent une idéologie qui couple la transition numérique avec la transition écologique. Avec l’idée que la transition numérique permettra la transition écologique »

Que faire pour lutter contre l’obsolescence de ces objets numériques, connectés ou non ?

Pour contrer cela, il faudrait fixer des règles qui imposent une certaine durée de vie pour ces objets. Ou imposer que les nouveaux systèmes d’exploitation puissent fonctionner sur des machines qui ont 20 ans, par exemple. Mais comme le secteur du numérique est mondialisé, cela nécessiterait de faire appel à un niveau législatif mondial, ce qui est extrêmement complexe à mettre en œuvre. Du coup, des législations sont faites au niveau de l’Europe, de la Chine, ou des Etats-Unis afin de prendre un certain nombre de dispositions. Mais cela ne va jamais très loin. Même si les industriels font parfois un pas vers davantage d’écologie pour satisfaire certains de leurs clients sensibles à cela, ils ont encore tendance à être conservateurs.

Pour travailler sur ce sujet, les chercheurs parviennent-ils à obtenir suffisamment d’informations chiffrées vérifiables ?

Les chercheurs ont beaucoup de mal à obtenir des informations chiffrées vérifiables, car les constructeurs donnent peu d’informations. Ils les donnent au compte-gouttes. Ce n’est jamais complètement transparent. La méthodologie ou les hypothèses qui ont été faites ne sont pas révélées. Donc les données chiffrées qui sont communiquées doivent être vues comme des ordres de grandeur. Par exemple, quand de nouveaux processeurs sortent, on ignore combien ils émettent de gaz à effet de serre par rapport aux anciens processeurs. Les constructeurs se réfugient derrière le secret industriel pour ne pas communiquer ces informations.

D’année en année, les nouveaux processeurs dans les smartphones, ou dans les ordinateurs, sont de plus en plus puissants : cela veut aussi dire plus énergivores, et donc plus polluants ?

La tendance est effectivement celle là : de nouveaux processeurs dans les smartphones ou dans les ordinateurs toujours plus puissants, donc plus énergivores et plus polluants, notamment à cause de l’effet rebond. Au plus les niveaux de gravure des microprocesseurs sont fins, et au plus cela nécessite de l’énergie pour la fabrication. Pour l’extraction des métaux, les mines les plus concentrées ont été utilisées en premier. Plus le temps passe, et plus on va vers des mines avec des gisements de métaux moins concentrés. Pour un certain nombre de métaux, on a atteint la limite physique, que l’on appelle la limite thermodynamique. Ce qui fait que l’on aura besoin de davantage d’énergie pour extraire ces métaux. Et cela, indépendamment des progrès que l’on pourra faire. Donc, plus on avance dans le temps, et plus la fabrication de ces objets numériques va coûter à fabriquer sur le plan environnemental. Ceci n’est clairement pas durable.

Depuis des années le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) multiplie les rapports alarmants concernant le réchauffement climatique, et pourtant, l’impact du numérique sur la planète continue de grandir : pourquoi ?

Parce que les gens sont confrontés à des injonctions contradictoires. Dans mon cas, l’université peut demander à mon laboratoire de faire preuve de davantage de sobriété. Et, dans le même temps, le gouvernement nous dit qu’il faut développer l’intelligence artificielle, et qu’il débloque de gros budgets pour cela. Or, pour développer l’intelligence artificielle, il faut des ordinateurs. Sur le numérique, l’injonction qui l’emporte, c’est celle qui consiste à développer le numérique. Ce n’est pas celle qui pousse à davantage de sobriété.

« Moins consommer viendra peut-être tout seul. Parce que, peut-être qu’à un moment donné, les produits deviendront trop chers. Ou bien, il y aura moins d’objets numériques à vendre, parce que les ressources pour les fabriquer manqueront »

Les objets numériques sont désormais profondément ancrés dans nos vies et on a l’impression de ne plus savoir faire sans, ou avec moins : c’est irréversible ?

Cette situation sera réversible, mais d’une façon plus ou moins brutale. A force d’enchaîner des étés caniculaires, avec des températures de 50 °C, l’opinion publique finira par comprendre. Malheureusement, il faudra peut-être passer par là. Dans 50 ans, on n’aura pas le numérique que nous avons aujourd’hui. Dans l’intervalle, d’autres façons d’être ensemble, de décider ensemble, et d’être plus proche de la nature peuvent aussi émerger. Cela ne signifie pas qu’il n’y aura plus du tout de téléphone. Il faudrait les conserver, mais pas exactement avec ce niveau de performance.

1) La guerre des métaux rares : la face cachée de la transition énergétique et numérique, de Guillaume Pitron (Les Liens Qui Libèrent), 296 pages, 20 euros (format « papier », 7,99 euros (format numérique Kindle).