vendredi 26 avril 2024
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Enfants et pornographie : faut-il légiférer davantage ?

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Comment mieux contrôler l’accès à la pornographie sur Internet pour les mineurs ? C’est la question qui se pose actuellement en France. À Monaco, le gouvernement suit de près ce dossier, et n’exclut rien.

Alors qu’avec Internet la pornographie est devenue beaucoup plus facilement accessible, faut-il durcir le ton, et légiférer de façon plus restrictive pour protéger les enfants ? C’est, en substance, la question posée par Monaco Hebdo au gouvernement monégasque. En France, le sujet est sur la table, et la bataille fait rage entre les différents acteurs concernés. Depuis le 20 juillet 2020, la France a voté un texte de loi qui demande aux éditeurs de sites présentant des contenus pornographiques de ne plus se contenter d’un simple encadré demandant aux utilisateurs de confirmer, en un « clic », qu’ils sont en âge de consulter des photos ou vidéos pour adultes, sous peine de blocage de leurs sites. Monaco va-t-il faire de même ? « Il faut naturellement se satisfaire que le législateur français ait la volonté de renforcer les obligations qui pèsent sur les éditeurs de contenus pornographiques, car cela contribuera, sans doute indirectement, à protéger également les mineurs de la principauté », estime-t-on du côté du département de l’intérieur. Mais c’est aussi le contexte juridique incertain que regarde de près le gouvernement monégasque : « Comme une étude publique de législation comparée le rappelait récemment, d’autres pays, tels que l’Allemagne, l’Australie, ou le Royaume-Uni poursuivent les mêmes objectifs, par des moyens différents, et avec des résultats inégaux. Aussi, compte tenu des contraintes juridiques et des limites techniques de ce type de dispositifs, il peut être intéressant d’avoir un retour d’expérience pour évaluer les éventuelles nécessités et modalités selon lesquelles il faudrait éventuellement légiférer dans le domaine. »

« Deux tiers des enfants de moins de 15 ans et un tiers de ceux de moins de 12 ans ont déjà été exposés à des images pornographiques, volontairement ou involontairement », indique le rapport de la délégation aux droits des femmes du Sénat

Opacité

La loi monégasque permet déjà d’assurer une protection des enfants face à la pornographie, rappelle-t-on du côté du département de l’intérieur. L’article 3 de la loi n° 1383 du 2 août 2011 « pour une principauté numérique » modifiée, précise que « lorsqu’il est porté atteinte […], au respect et à la dignité des personnes, à la protection des mineurs […], le ministre d’État peut demander […] de retirer les contenus qui y porteraient atteinte », soit aux prestataires de services d’hébergement, soit aux éditeurs d’un service de communication en ligne. Si rien n’est fait, le ministre d’État a alors la possibilité de demander aux fournisseurs d’accès à Internet de retirer les contenus gênants, ou aux moteurs de recherche de stopper le référencement de ces contenus. Quant aux peines encourues en principauté, l’article 294-7 du code pénal monégasque prévoit un emprisonnement de six mois à deux ans, et une amende de 9 000 à 18 000 euros « le fait soit de fabriquer, de produire, de transporter, de diffuser, par quelque moyen que ce soit et quel qu’en soit le support, un message à caractère violent ou pornographique ou de nature à porter gravement atteinte à la dignité humaine, soit de faire commerce d’un tel message lorsque ce message est adressé à des mineurs. La tentative est punie des mêmes peines. » En tout cas, du côté des tribunaux rien n’est simple. En France, le 8 octobre 2021, le tribunal judiciaire de Paris a rejeté la demande de blocage de plusieurs sites pornographiques lancée par e-Enfance et La Voix de l’enfant. Ces deux associations de protection de l’enfance estiment que ces sites classés X ne se mobilisent pas suffisamment pour éviter que des mineurs n’accèdent à leurs contenus. Les neuf sites Internet concernés sont Pornhub, Mrsexe, Iciporno, Tukif, XNXX, xHamster, Xvideos, YouPorn, et Redtube. Cette action en justice s’appuie sur la loi du 30 juillet 2020, destinée à protéger les victimes de violences conjugales, qui traite aussi de l’accès aux sites pornographiques. Ce texte stipule que déclarer être majeur sur un site X n’est plus suffisant. Cette disposition met en faute la plupart de ces sites, dont l’accès est gratuit. Une amende de 375 000 euros est d’ailleurs prévue à ce sujet. Mais l’assignation concernait aussi les principaux fournisseurs d’accès français à Internet, à savoir SFR, Orange, Free, Bouygues Telecom, et Colt Technology Telecom, qui disposent de branches spécialisées pour les entreprises. Tous ont protesté, estimant que les accusations devaient en premier lieu concerner les éditeurs de sites pornographiques. Dans sa décision, le tribunal judiciaire a partagé cette position. L’avocat des associations de défense des droits de l’enfance, Me Laurent Bayon, a alors expliqué que si les fournisseurs d’accès avaient été cités, c’était parce qu’il était le plus souvent impossible de connaître l’identité réelle des éditeurs de sites X. Devant une telle opacité, « le tribunal a choisi la voie de l’inefficacité », a estimé Me Bayon, interrogé par nos confrères du Monde.

« On nous oppose que ce ne serait pas un filtre parfait, mais déjà si on peut protéger 30 ou 40 % [des mineurs — NDLR], soyons pragmatiques. Mon enfant, quand il utilise sa carte bleue, j’ai une alerte. Je verrai si c’est sur YouPorn ou sur McDo »

Charlotte Caubel. Secrétaire d’Etat française à l’enfance

Médiateur

Une affaire similaire est revenue devant le tribunal judiciaire de Paris le 6 septembre 2022. Le 24 mai 2022, le blocage de cinq sites pour adultes, Pornhub, Xnxx, Tukif, Xvideos et Xhamster, a été demandé pour un grief identique : l’accès à des mineurs n’est pas contrôlé de façon efficace. Issue de la fusion entre le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) et la Haute Autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet (Hadopi), l’Autorité publique française de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) a enregistré une déconvenue. Suite à une erreur de procédure, le fond de cette affaire n’a en effet pas pu être examiné lors de l’audience du 6 septembre 2022. En face, la riposte s’est vite organisée. Une question prioritaire de constitutionnalité a été soulevée par les avocats de MG Freesites, une branche chypriote de MindGeek, qui représente le site Internet X Pornhub dans ce dossier. Ces mêmes avocats ont déposé un recours identique devant le Conseil d’État. Autant dire que cette affaire pourrait devenir une véritable guerre de tranchée, et nécessiter beaucoup de temps avant d’être soldée. En attendant, le tribunal a demandé aux différentes parties, à savoir l’Arcom, les sites X mis en cause, et les fournisseurs d’accès Internet, de discuter autour d’un médiateur, ce qui a évidemment déçu les différentes associations impliquées. Bref, on le voit, même si un cadre légal existe en France et à Monaco, le sujet reste complexe. Il est également sensible, car le développement d’Internet a permis de diffuser plus largement encore des contenus pornographiques, y compris auprès des enfants. L’industrie pornographique a vite saisi l’intérêt d’Internet pour doper son business, et l’a massivement investi. Résultat, aujourd’hui, une recherche sur cinq réalisée depuis un smartphone est liée à un site pornographique. Selon l’Arcom, 19,3 millions de Français consultent chaque mois des sites classés X, soit un tiers des internautes. Quant aux mineurs, ils représentent 12 % de ce total. À Monaco, même si aucun chiffre de ce genre ne circule, l’inquiétude est forte, car, assez logiquement, la situation et le constat doivent être sensiblement identiques à celui de la France. Frédérique de Chambure, secrétaire générale de l’association Action Innocence, expliquait à Monaco Hebdo en septembre 2022 que, aujourd’hui, « un écolier sur deux est exposé involontairement à de la pornographie ».

Rapport sur l’industrie pornographique

Et le problème n’est pas nouveau. On se souvient qu’en avril 2009, l’opérateur Monaco Telecom a lancé un système de filtrage pour bloquer l’accès aux sites Internet comportant des contenus pédopornographiques. Un an après, le premier bilan était déjà assez édifiant. « Depuis le mois d’avril 2009, nous avons enregistré en moyenne 403 interceptions par mois. Ce qui représente au total 5 249 tentatives d’accès à ces sites sur une année », expliquait-on alors chez Monaco Télécom. Mais aujourd’hui, la prise de conscience est forte autour de cette problématique et les politiques s’en emparent de façon plus frontale. Le 28 septembre 2022, la délégation aux droits des femmes du Sénat français a ainsi présenté un rapport consacré à l’industrie pornographique. « Deux tiers des enfants de moins de 15 ans et un tiers de ceux de moins de 12 ans ont déjà été exposés à des images pornographiques, volontairement ou involontairement. Près d’un tiers des garçons de moins de 15 ans se rend sur un site porno au moins une fois par mois », indique ce rapport. Ce document a été porté par quatre sénatrices. Il s’agit de Laurence Rossignol, vice-présidente socialiste du Sénat et rapporteuse, accompagnée de trois autres membres de la délégation aux droits des femmes de la chambre, les sénatrices Annick Billon (Union des démocrates et indépendants, Vendée), Alexandra Borchio-Fontimp (Les Républicains, Alpes-Maritimes) et Laurence Cohen (Parti communiste, Val-de-Marne). Elles ont rédigé vingt propositions, qui évoquent notamment des pouvoirs accrus pour l’Arcom afin de signaler et de sanctionner administrativement les sites Internet qui ont commis un manquement, ou la possibilité pour les personnes filmées dans des vidéos X de pouvoir très facilement demander, et obtenir le retrait de ces vidéos.

Selon l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom), 19,3 millions de Français consultent chaque mois des sites classés X, soit un tiers des internautes. Quant aux mineurs, ils représentent 12 % de ce total

Carte Bleue

Parmi les propositions de ces quatre sénatrices, un autre point continue de faire débat en France. Il est connu, puisqu’il s’agit, encore et toujours, du renforcement des moyens de contrôle de l’âge de l’internaute. Un pas en avant semble avoir été fait du côté français. Une loi votée en mars 2022, impose que, d’ici la fin 2022, le contrôle parental devra être disponible dans les smartphones et tablettes commercialisés en France. Est-ce que la principauté va, elle aussi, imposer le contrôle parental sur les produits vendus sur son territoire ? « Les produits commercialisés en principauté et issus de circuits de distributions français disposent de fonctionnalités identiques à celles imposées en France, en matière de contrôle parental, répond le département de l’intérieur. En revanche, s’agissant des modalités d’application et de mise en œuvre, celles-ci n’étant pas, pour l’heure, clairement identifiées [cette interview a été réalisée le 4 octobre 2022 — NDLR], il paraît difficile de se déterminer ». Autre solution de contrôle avancée : la carte bleue. Le 25 octobre 2022, la secrétaire d’État à l’enfance Charlotte Caubel, a proposé que l’utilisation d’une carte bleue soit nécessaire pour accéder aux sites Internet classés X. Elle a indiqué que la carte bleue agirait comme un « filtre », « pour zéro ou un euro ». Si ce dispositif peut fonctionner pour l’accès aux sites Internet X, il sera en revanche inopérant pour le contenu pornographique accessible depuis les réseaux sociaux, comme Twitter notamment. D’ailleurs, en France, l’Arcom a déjà été saisie sur ce sujet par des associations de protection de l’enfance. Objectif : mettre en demeure Twitter qui abrite du contenu pornographique. « L’idée n’étant évidemment pas de suspendre Twitter, mais, a minima, d’entamer le dialogue, ce que l’on a essayé de faire courant juillet 2022. Et, pour l’instant, ils l’ont refusé », a indiqué à Franceinfo, Thomas Rohmer, directeur de l’Observatoire de la parentalité et de l’éducation numérique (Open). Mais ce n’est pas tout. D’autres critiques se sont élevées, comme l’idée que cette mesure pourrait pousser certains enfants à dérober la carte bleue de leurs parents. Ou bien que ce dispositif contribuerait à gonfler les recettes de l’industrie pornographique, et donc, à renforcer encore un peu plus son pouvoir.

« Il faut rappeler avec force que les missions de prévention, d’éducation et de protection des mineurs qui sont menées par les services de l’État et les associations doivent impérativement être prolongées par les parents dans la sphère familiale. En effet, les dispositifs techniques peuvent parfois être contournés »

Le département de l’intérieur monégasque

Eventail de mesures

Pour répondre à ces interrogations, devant l’Assemblée nationale, Charlotte Caubel a lancé : « On nous oppose que ce ne serait pas un filtre parfait, mais déjà si on peut protéger 30 ou 40 % [des mineurs — NDLR], soyons pragmatiques. Mon enfant, quand il utilise sa carte bleue, j’ai une alerte. Je verrai si c’est sur YouPorn ou sur McDo. » Alors que 36 % des garçons ont consommé des contenus pornographiques avant 13 ans, et qu’un tiers des garçons de moins de 15 ans fréquente chaque mois un site X, il y a urgence, a estimé Charlotte Caubel. « Nous sommes le quatrième pays producteur d’images pédopornographiques. […] Jusqu’à quand devons-nous attendre pour ouvrir les yeux ? », s’est demandée la secrétaire d’État à l’enfance, tout en mettant en avant sa « colère », et en jurant de tout faire pour « faire bouger les choses sérieusement. » De son côté, le gouvernement monégasque agit aussi, et tente de trouver des parades. Il souligne que, depuis près de trois ans, avec l’agence monégasque de sécurité numérique (AMSN), il subventionne, par exemple, un antivirus qui intègre notamment, un contrôle parental : « Ainsi, chaque foyer de la principauté peut installer ce logiciel, totalement gratuitement, sur cinq de ses terminaux, quel que soit le système d’exploitation utilisé : Windows, Android, ou Mac. Et ce, sur des tablettes, des téléphones ou encore des ordinateurs. » Mais, plus globalement, le département de l’intérieur estime que la protection des enfants face à la pornographie ne peut pas reposer uniquement sur des textes de loi. C’est un éventail de mesures et d’acteurs, qui peut se révéler efficace, avance le gouvernement : « Il faut rappeler avec force que les missions de prévention, d’éducation et de protection des mineurs qui sont menées par les services de l’État et les associations doivent impérativement être prolongées par les parents dans la sphère familiale. En effet, les dispositifs techniques peuvent parfois être contournés : aussi est-il impératif que les mineurs soient conscients des dangers de l’Internet et accompagnés par leurs parents dans leurs usages numériques. »