vendredi 26 avril 2024
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Les personnes âgées, oubliées de la recherche : « Une marque d’âgisme et de discrimination qui n’est pas normale »

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Oncologue médical à l’Institut Curie et lauréat du prix Michel Hery 2023 du Monaco Age Oncologie, le docteur Etienne Brain explique à Monaco Hebdo pourquoi les personnes âgées font aujourd’hui figure de parents pauvres de la recherche en cancérologie.

L’oncogériatrie, qu’est-ce que c’est ?

Tout le monde convient que la définition de l’oncogériatrie n’est pas facile, et qu’il est absurde de dire que c’est à un âge précis de 70-75-80 ans. Mais il faut tout de même être pragmatique. La fragilité est prégnante dès 65 ans. On se voile souvent la face, à la fuir et ne pas la reconnaître, mais c’est un mécanisme très croissant dès 65 ans. L’âge seuil reste 70 à 75 ans. L’oncogériatrie, c’est donc bien la pathologie cancéreuse qui survient à partir de 70 ans.

Bien souvent, les personnes âgées ne sont pas inclues dans les essais cliniques : cette frange de la population est-elle le parent pauvre de la recherche ?

Oui, clairement. C’est une marque d’âgisme, de discrimination qui n’est pas normale et qui est très insidieuse parce qu’elle n’est pas présentée. On la nie mais de facto, elle se manifeste dans beaucoup d’aspects de la vie quotidienne. Elle est profondément choquante et doit être combattue. Le degré d’évolution d’une société se mesure à l’attention que l’on porte à ses anciens. Donc mépriser à ce point cette participation, et surtout la repousser voire ne pas la reconnaître, n’est pas acceptable.

Lire aussi : Monaco Age Oncologie, le cancer se soigne à tout âge

Comment faire évoluer les choses ?

Il faut en parler et simplifier la participation. Au lieu de s’encombrer de critères d’inclusion complexes très restrictifs, il faut être beaucoup plus tolérant et recentrer les bénéfices que l’on cherche à montrer sur ce qui est vraiment fortement bénéfique. Pendant très longtemps, pour l’adjuvant dans le cancer du sein mais aussi dans d’autres tumeurs, nous avons bâti nos hypothèses statistiques dans les essais sur des bénéfices absolus de l’ordre de 3-4 %. Mais ces données ont été extraites d’enquêtes dans les années 2000 sur des populations de patients qui avaient moins de 60 ans la plupart du temps et qui ne sont absolument pas ceux d’aujourd’hui. Si nous refaisions ces études aujourd’hui après 80 ans, et que vous présentez à un patient un parcours de neuf mois de chimiothérapie en lui disant que c’est pour 2 % [de bénéfice – NDLR] à 5 ou 10 ans, je ne suis pas sûr que beaucoup adhéreraient.

« Il y a une habitude qui a régné pendant trente ans où tous les essais, quels qu’ils soient, étaient limités jusqu’à 65 ans. Les personnes après 65 ans n’étaient pas inclues. Nous avons ensuite repoussé cette limite jusqu’à 70 ans. Aujourd’hui, on ne met plus de limite, mais les critères associés d’inclusion (pas d’hypertension, pas de diabète, pas trois médicaments…) font que vous ne retenez que 10 % de la population réelle » 

Etienne Brain. Oncologue médical à l’Institut Curie

Selon vous, il faudrait donc revoir les critères d’inclusion des études ?

Nous avons besoin de réviser sérieusement la façon dont nous, en tant que professionnels et médecins, nous pensons que c’est bien. Mais il faut aussi que ça colle à une attente. Si le patient n’est pas d’accord, il faut le respecter. Le fait de continuer à bâtir nos essais de cette manière, à savoir critères restrictifs, enjeu de 2-3 % parfois… Est-ce que c’est respecter la population importante que nous avons ? Je ne crois pas.

Comment expliquez-vous l’exclusion des personnes âgées des protocoles de recherche ?

Il y a une habitude qui a régné pendant trente ans où tous les essais, quels qu’ils soient, étaient limités jusqu’à 65 ans. Les personnes après 65 ans n’étaient pas inclues. Nous avons ensuite repoussé cette limite jusqu’à 70 ans. Aujourd’hui, on ne met plus de limite mais les critères associés d’inclusion (pas d’hypertension, pas de diabète, pas trois médicaments…) font que vous ne retenez que 10 % de la population réelle. C’est une population archi-sélectionnée, ce sont des prototypes. On peut comprendre qu’on utilise des prototypes pour démontrer un signal, une faisabilité, pour développer mais l’utilité doit être mesurée différemment. Il faut qu’elle serve à tout le monde, sinon ce n’est pas correct, il n’y a pas de démocratie. C’est cet aspect des choses qu’il faut changer. Nous nous sommes un peu trompés, car nous avons pensé qu’en supprimant la limite des 70 ans, ça résoudrait le problème mais en fait non. Les chiffres n’ont pas changé : c’est toujours moins de 10 % des patients depuis plus de 25 ans. Il faut changer.

Les professionnels en ont-ils conscience ?

Il y a une prise de conscience réelle. Mais tout prend du temps. Ça ne peut pas changer du jour au lendemain. Il existe des réglementations, car tout ceci est très encadré. Mais je pense qu’il y a une prise de conscience qu’il faut une révolution.

Quels sont vos travaux actuels à l’Institut Curie ?

Nous aimons beaucoup travailler sur tous ces sujets. Nous remontons des choses sur cette notion de bénéfice absolu. Ces 2-3 %, qu’est-ce que ça signifie pour une personne âgée ? Cela ne veut pas dire que ça ne signifie rien. Il y a toujours des personnes qui sont capables, à tout âge, de dire que 2 % ça compte, ou que 20 % ça ne compte pas. Il faut accepter cette diversité. Mais il y a des tendances, et il n’y a pas les mêmes attentes.

Etienne Brain Monaco Age Oncologie 2023
© Photo Studio4k

Quoi d’autres ?

Nous aimons aussi travailler sur le concept de dose des médicaments : ne pas utiliser des doses pleines, mais augmenter progressivement, parce que si vous prenez la pleine dose et que vous dégringolez votre fragilité, vous ne récupérez pas, et vous fusillez toute la suite. Si vous augmentez doucement, et que vous commencez à frotter, vous arrêtez pour ne pas avoir de dégringolade. En maintenant ce rythme, vous pouvez aller loin. Ce sont ces considérations que nous développons beaucoup à l’Institut Curie, mais nous ne le faisons pas assez. Les changements des règles imposent tellement d’énergie que nous n’arrivons pas à mener cinq programmes à la fois. C’est compliqué, mais on pousse.

En 2022, vous avez présenté à l’American Society of Clinical Oncology (ASCO) les résultats d’une vaste étude portant sur le traitement personnalisé du cancer du sein : quels en étaient les objectifs ?

Cette étude est la plus grande jamais conduite. Elle a posé la question de l’ajout de la chimiothérapie adjuvante dans les cancers du sein les plus fréquents de la femme âgée après 70 ans. Quand elle a été opérée, faut-il faire, en plus de l’hormonothérapie, une chimiothérapie ? Le grand succès de cet essai est d’avoir réussi à le conduire en quatre ans et d’avoir réuni 2 000 patientes.

Quels résultats avez-vous obtenu ?

L’essai n’est pas positif, c’est-à-dire qu’il ne montre pas de bénéfice à la chimiothérapie, même quand on se met dans cette situation optimale, dans des cas plus à risque. Cela veut bien dire qu’il est difficile d’identifier un vrai bénéfice de la chimiothérapie adjuvante post-opératoire. L’analyse per protocole, qui s’est intéressée aux patientes qui ont été randomisées [étude expérimentale dans laquelle un traitement (ou une intervention) est comparé à un autre traitement – NDLR], qui ont suivi le traitement qui leur avait été attribué, montre potentiellement un petit bénéfice significatif. Mais il est marginal, et il se met dans une situation extrêmement théorique par rapport à la philosophie de l’essai qui était inclusive, et qui se voulait sans limitation lourde pour la participation. Le bénéfice est peut-être de 2 %. Qu’est-ce que cela représente à cet âge-là ? Cet essai est donc un message de double prudence. Ça ne veut pas dire que ça ne marche pas, ça peut marcher certainement dans des cas où il y a une agressivité forte mais c’est très ténu, très difficile à démontrer et avec probablement une valeur absolue marginale.

Est-il difficile aujourd’hui de trouver des financements pour mener des études, en particulier en oncogériatrie ?

Je ne m’imaginais pas qu’on pouvait faire autant de choses il y a 15 ans. Nous avons quand même pas mal de choses existantes, et il est passionnant de « candidater » pour des appels d’offres, pour des collaborations, pour des projets européens. C’est très lourd, cela représente pratiquement 40 % de mon temps certaines années ou certains mois. Mais c’est indispensable, car ça permet de donner un degré de priorité aux projets qui sont les meilleurs et les plus utiles. Est-ce qu’on manque de financements ? Oui, il y a encore un énorme déséquilibre entre ce qui est permis. Pour qu’une recherche soit utile, il faut qu’elle soit équilibrée. Si vous consacrez 80 % de votre recherche à 30 % des patients, car ils sont plus jeunes, plus intéressants et plus faciles à manier, ça ne va pas. Il faudrait qu’il y ait, au minimum, un partage. Et cet équilibre, nous ne l’avons pas encore. Il dépend beaucoup de la politique, mais la politique a été plutôt exemplaire en France, et en Europe en général. Mais ça ne suffit pas, car il y a des habitudes. L’atavisme fait que nous avons beaucoup de mal à nous réformer.

« Pour qu’une recherche soit utile, il faut qu’elle soit équilibrée. Si vous consacrez 80 % de votre recherche à 30 % des patients, car ils sont plus jeunes, plus intéressants et plus faciles à manier, ça ne va pas. Il faudrait qu’il y ait, au minimum, un partage. Et cet équilibre, nous ne l’avons pas encore »

Etienne Brain. Oncologue médical à l’Institut Curie

Nous sortons de trois années de Covid : quel a été l’impact de la pandémie sur les prises en charge et sur la recherche ?

Je trouve que les choses graves ont été prises en charge. Il y a eu beaucoup de critiques sur le retard diagnostic. Mais il me semble quand même qu’on a assuré les choses prioritaires. Il est vrai qu’il y a eu plus de pathologies qui n’auraient pas été prises en charge à des stades aussi avancés. Évidemment, ce côté pronostic est grave parce qu’on compromet les chances de guérison. Mais il faut le relativiser par rapport à ce qui me semble encore plus grave qui était la discrimination et l’exclusion d’une partie de la population, où les âgés ont été particulièrement touchés. Je le répète, le degré d’évolution d’une société se mesure à l’attention qu’on porte à ses anciens. Malades ou pas malades, ces sujets ont parfois passé deux ans sans revoir les leurs. Beaucoup ne s’en sont pas remis. Et ça montre bien la fragilité qui était déjà présente chez eux. Ça a été un révélateur majeur. Ça nous a beaucoup appris et je crois que c’est plus important en termes de dégâts que le retard diagnostic.

Avec l’allongement de l’espérance de vie, il faudra peut-être traiter des patients de plus en plus âgés et de plus en plus longtemps ?

Les nonagénaires sont fréquents dans les hôpitaux. Plus que dans les centres de lutte contre le cancer, où il y a plus de recherches. L’espérance de vie montre évidemment que nous avons protégé un peu mieux ces populations. Là où les pathologies n’avaient pas le temps de s’exprimer, s’expriment aujourd’hui beaucoup plus, dont le cancer. Mais dire qu’il n’y a pas de limite à l’espérance de vie, je n’y crois pas du tout. Nous n’allons pas vivre jusqu’à 140 ans. Et je pense même que ce n’est pas souhaitable du tout. Ni sur le plan physique, ni sur le plan psychique. La médecine a aussi ses limites, et le rêve de rendre éternel me semble disproportionné.

« Nous n’allons pas vivre jusqu’à 140 ans. Et je pense même que ce n’est pas souhaitable du tout. Ni sur le plan physique, ni sur le plan psychique. La médecine a aussi ses limites, et le rêve de rendre éternel me semble disproportionné »

Etienne Brain. Oncologue médical à l’Institut Curie

Le monde médical est-il prêt à relever ce défi du vieillissement de la population ?

Le monde médical souffre, comme beaucoup de secteurs professionnels. Nous faisons encore un métier fantastique, et je crois que si des gens s’y intéressent, c’est grâce à ça. Tous les métiers peuvent être de vocation, mais il y a peu de choses qui ont autant de vocation que les engagements médicaux. Ça tient encore, mais il ne faudrait pas que ce modèle d’équilibre et de partage sur le plan sociétal disparaisse. Il faut que l’hôpital, la créativité publique, académique, universitaire continuent à marcher. Et cela relève des choix politiques. Une chose est sûre, tout recul là-dessus aura des conséquences majeures.

Vous êtes cette année le lauréat du prix Michel Hery : qu’est-ce que cette récompense représente pour vous ?

Je suis très content et très touché de le recevoir, car Michel Hery a été l’un des premiers à vouloir monter ce courant au Monaco Age Oncologie. Au départ, il s’agissait d’un petit club de quelques engagés, qui avaient initié des programmes de recherche. Michel a vraiment été très accueillant quand je suis venu pour les premières fois. C’est une très jolie mémoire. Ensuite, je suis très honoré d’être cité de cette manière, au titre de l’ensemble de l’équipe avec qui j’ai travaillé sur ce programme ASTER 70s. J’en suis très fier. C’est un prix pour la communication que j’ai faite à l’ASCO, à Chicago. Le papier est pratiquement écrit, donc il va bientôt paraître. Cet essai marque quand même un tournant. Évidemment, les résultats auraient été meilleurs si nous avions pu affirmer que la chimiothérapie apporte un plus significatif. Mais c’est un message de prudence, pour dire : « Rappelons-nous que nous avons nos limites. Nous ne pouvons pas tout corriger et cette population a besoin d’être considérée d’une autre manière. Nous ne pouvons pas faire exactement la même chose ».