samedi 27 avril 2024
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Moneyval : qu’est-ce qui attend Monaco ?

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Moneyval a placé Monaco en procédure de « suivi renforcé » le 23 janvier 2023, demandant à la principauté d’intensifier les efforts entrepris dans la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme. Depuis, le gouvernement monégasque s’active, afin de répondre aux attentes de l’organe anti-corruption du Conseil de l’Europe. Et d’éviter un placement sur la liste grise du Groupe d’action financière (Gafi), ce qui supposerait des conséquences négatives pour la vie économique de la principauté (1).

Neuf. C’est le nombre de textes de lois votés par par le Conseil national en 16 mois. Un véritable marathon législatif dont les prémisses remontent à la fin d’année 2022. Depuis, les élus du Conseil national ont été mis sous pression pour étudier une série de projets de lois à la fois denses et complexes. Ce qui a débouché sur une série de tensions entre conseillers nationaux et gouvernement, notamment pendant l’été 2023.

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Rapporteur de l’un des projets de loi destiné à répondre aux attentes de Moneyval, l’élu Thomas Brezzo avait expliqué en séance publique, le 31 juillet 2023, que les choses auraient pu se dérouler autrement : « La commission regrette que ce projet de loi ait été déposé dans l’urgence, alors que les modifications qu’il contient auraient pu être largement anticipées depuis de nombreuses années, tant au regard des recommandations des organismes internationaux, que du constat partagé depuis plus de dix ans par de nombreux professionnels de la place sur la nécessité de modernisation des dispositions déjà existantes s’agissant, notamment, de celles applicables au registre des sociétés, et de manière plus générale, celles applicables au droit des sociétés. Une telle anticipation aurait permis une réforme plus ambitieuse et complète. » Ce à quoi le ministre d’Etat, Pierre Dartout, avait répondu : « Ces projets de textes s’inscrivent dans un cadre de réflexion particulièrement contraint. La principauté se doit effectivement de disposer au plus vite d’un cadre juridique global de lutte contre le blanchiment de capitaux devant impérativement répondre au « niveau de conformité technique ». Cette exigence — en termes de temps et de contenu — impose ni plus, ni moins, aux autorités monégasques une obligation de résultat pour parvenir à traverser avec succès la « procédure de suivi renforcé » dans laquelle est placée la principauté. »

« Il n’y a pas de « calendrier exact ». Tout dépendra du progrès réalisé par la principauté et de la décision de la séance plénière en décembre 2024 »

Irina Talianu cheffe d’unité « évaluations et typologies » Moneyval et coordinatrice de l’équipe d’évaluation de Monaco

L’AMSF à la place du Siccfin

Le rapport du comité d’experts Moneyval sur Monaco a été adopté en décembre 2022 et publié en janvier 2023. Désormais, le calendrier devrait s’articuler autour d’une réunion en mai 2024, avant une session solennelle avec le Gafi en juin 2024. Enfin, en décembre 2024, le Conseil de l’Europe mesurera les progrès réalisés. Monaco présentera à ce moment-là les améliorations apportées à son système de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme. Que se passera-t-il ensuite ? « Il n’y a pas de « calendrier exact. Tout dépendra du progrès réalisé par la principauté et de la décision de la séance plénière en décembre 2024 », répond Irina Talianu cheffe d’unité « évaluations et typologies » Moneyval et coordinatrice de l’équipe d’évaluation de Monaco [à ce sujet, lire son interview Blanchiment de capitaux : à Monaco, « le nombre de condamnations est très modeste », publiée dans ce dossier spécial — NDLR]. Le début d’année 2025 pourrait donc voir la principauté sortir de la procédure de « suivi renforcé » ou plonger dans la liste grise du Gafi. Rien n’est sûr. Seule certitude : Monaco sera jugé à la fois sur les dispositifs qui auront été mis en place et sur les résultats obtenus. S’il ne sera pas toujours facile d’obtenir des chiffres par manque de temps, l’été 2023 aura vu le vote de deux lois importantes. La première a fait évoluer le dispositif antiblanchiment, avec notamment la création de l’Autorité monégasque de sécurité financière (AMSF), faisant disparaître le Service d’information et de contrôle sur les circuits financiers (Siccfin). Parmi les griefs reprochés au Siccfin, créé en 1993, son manque d’indépendance, puisque cette structure était rattachée au gouvernement monégasque, par le biais du conseiller-ministre pour les finances et l’économie.

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En février 2023, Irina Talianu, cheffe d’unité « évaluations et typologies » Moneyval et coordinatrice de l’équipe d’évaluation de Monaco, avait estimé que « le Siccfin ne dispose pas de logiciels pour effectuer des analyses financières complexes. Ils font tout manuellement. Ils disposent seulement d’une base de données. Alors que d’autres cellules de renseignement financier, comme le Traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins (Tracfin) par exemple, dispose de moyens techniques beaucoup plus sophistiqués, lui permettant de réaliser des analyses plus complexes. A Monaco, les rapports de transactions suspectes sont reçus par courrier postal, alors qu’une grande majorité de cellules de renseignement financier travaillent de façon électronique. Les ressources humaines du Siccfin sont aussi trop limitées. Il n’y a pas assez de personnel ». Désormais, l’AMSF répond à ces manques. Elle se présente comme une « cellule de renseignement financier, de supervision, et, il s’agit de la nouveauté, l’examen et le prononcé de sanctions », avait souligné le conseiller-ministre pour l’économie et les finances de l’époque, Jean Castellini, lors de la séance au Conseil national qui a permis le vote du projet de loi n° 1077 et la création de cette nouvelle structure, le 29 juin 2023. « La création d’une autorité autonome, dotée de ressources et des moyens appropriés, s’est imposée dans la perspective que son indépendance soit incontestable et d’afficher son rôle central dans la stratégie de lutte contre le blanchiment, avait souligné Jean Castellini. Ce statut permettra à l’Autorité de gagner en efficacité et de renforcer la supervision des assujettis. Et, en cas de manquements, de disposer du pouvoir de les sanctionner dans des délais optimisés, après que ces derniers aient pu faire valoir leurs observations. »

« Nous ne devons pas perdre de vue l’application pratique de cette législation aux administrés. Chacun devra être aidé pour faciliter l’application de ce dispositif aux assujettis, comme aux simples particuliers. Nous devrons apprendre à vivre avec ces nouvelles lois »

Régis Bergonzi. Conseiller national

Changements

Les quatre projets de loi votés ces derniers mois ont permis à Monaco d’avancer sur d’autres sujets. Le second texte traitait de la question de l’amélioration de la transparence des personnes morales, alors que le troisième volet était consacré à la justice monégasque, l’efficacité de la loi pénale, ainsi que la mise en application de la procédure pénale. Enfin, le projet de loi « partie IV » et ses 123 articles ont été déposés au Conseil national le 17 novembre 2023 et voté le 22 février 2024.

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Au total, en cumul sur les quatre volets relatifs à la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme, neuf textes de lois et 464 articles auront été votés en seize mois. Ce quatrième volet a été consacré à réformer certaines dispositions pénales, concernant notamment les lois sur les trusts, le répertoire du commerce et de l’industrie, les sociétés civiles, les associations, les fédérations d’associations, et les fondations. Autant de changements qui déboucheront sur des adaptations de la part des professionnels, des Monégasques et des résidents de la principauté. « L’adoption de ce projet de loi aura un impact direct sur le rapport que nous aurons à adresser au Gafi le 8 mars 2024, avait jugé le conseiller national Régis Bergonzi lors du vote de ce dernier texte, le 22 février 2024. […] Nous ne devons pas perdre de vue l’application pratique de cette législation aux administrés. Chacun devra être aidé pour faciliter l’application de ce dispositif aux assujettis, comme aux simples particuliers. Nous devrons apprendre à vivre avec ces nouvelles lois. »

C’est ici que se mesure le poids du fameux “name and shame” [littéralement « nommer et couvrir de honte » — NDLR] : le placement d’un pays sur une liste débouche sur une série d’impacts, qu’ils soient économiques ou sociaux

Prise de distance

Banques, finances, commerces, tourisme, BTP, numérique… En principauté, l’impact d’un placement en liste grise inquiète. Mais difficile d’obtenir des témoignages, chacun préférant ne pas évoquer ce scénario. Néanmoins, on peut relever un certain nombre de difficultés pratiques qui pourraient survenir en cas de liste grise, et cela même si une telle situation n’implique pas de sanctions directes de la part du Gafi. En effet, se trouver sur cette liste grise peut être vu par d’autres pays et juridiction comme un « risque » vis-à-vis du blanchiment de capitaux et du financement du terrorisme. Cela peut donc se traduire ensuite par une prise de distance et par un impact sur le secteur financier. Des investisseurs internationaux peuvent en effet se montrer méfiants à l’idée de réaliser des transactions avec des pays inscrits en liste grise. « Ce sont tous les secteurs des affaires, en général, qui seraient nécessairement impactés, les professionnels, mais également les particuliers », estime l’élu et président de la commission de législation du Conseil national, Thomas Brezzo [à ce sujet, lire son interview « L’impact d’un placement sur liste grise en 2024 sera nécessairement plus important que celui de 2009 », publiée dans ce dossier spécial — NDLR]. Avant d’évoquer une conséquence très concrète : « Il m’est arrivé qu’un paiement en ligne pour une somme modique soit refusé par la plateforme de paiement […]. Cette décision a été prise par la plateforme de paiement, simplement parce que Monaco a été placé sur la liste des pays sous surveillance renforcée du comité Moneyval. Ce type de mesures pourrait alors se généraliser à d’autres plateformes de paiement, et ainsi empêcher toute personne d’effectuer le moindre paiement sur Internet ».

Hausse des dépenses

Autre conséquence pour le monde économique monégasque : une hausse des dépenses pour répondre aux demandes de l’Etat monégasque, liée à l’application des textes de loi votés ces derniers mois. Plus globalement, la hausse des coûts a été observée dans les 23 pays placés en liste grise [lire notre encadré avec l’interview d’Irina Talianu publié dans ce dossier spécial — NDLR]. Ce qui s’explique notamment par des recrutements supplémentaires, par l’achat de nouveaux outils, ou par la mobilisation de cabinets externes spécialisés, afin de pouvoir réaliser des vérifications plus poussées, notamment concernant les clients locaux et les transactions. Ces hausses se vérifient notamment, mais pas seulement, dans le secteur bancaire, et cela vaut aussi à l’international. En effet, un placement en liste grise signifie pour les entreprises du pays concerné une complexification des transactions réalisées avec des acteurs étrangers, ce qui peut se solder par de nouveaux coûts et par un manque de réactivité. Et se révéler dommageable, surtout dans le monde des affaires. Pire, certaines entreprises installées dans des pays qui ne sont pas en liste grise, peuvent refuser de travailler avec des acteurs économiques qui se trouvent dans un pays placé en liste grise. La Turquie en a fait l’expérience.

Placée sur liste grise par le Gafi le 21 octobre 2021, la situation était déjà difficile, certains ayant peut-être anticipé, sentant le vent tourner. Les investissements étrangers directs avaient déjà plongé, passants de 19 milliards de dollars (environ 17,4 milliards d’euros) en 2007, à 5,7 milliards de dollars (environ 5,2 milliards d’euros) en 2020. Quant aux obligations détenues par des étrangers, là encore, la chute est vertigineuse pour la Turquie du président Recep Tayyip Erdogan : ces obligations ont dévissé de 25 % en 2016, à 5 % en 2021. Mise sur la liste grise en 2011, sortie en 2014, la Turquie a donc réintégré cette liste du Gafi il y a trois ans, ce qui place ce pays qui importe plus qu’il n’exporte dans une situation économique délicate. C’est ici que se mesure le poids du fameux “name and shame” [littéralement « nommer et couvrir de honte » — NDLR] : le placement d’un pays sur une liste débouche sur une série d’impacts, qu’ils soient économiques ou sociaux. Pour essayer de contrer ce phénomène, certaines entreprises peuvent alors estimer judicieux de lancer d’importantes opérations de communication, afin de tenter de contrebalancer l’image négative liée à ce contexte et de lutter contre d’éventuelles conséquences économiques.

« Un pays figurant sur la liste grise est plus susceptible de constater une baisse des paiements en provenance d’autres pays dotés d’institutions avec une lutte contre le blanchiment de capitaux et un financement du terrorisme faibles »

Une étude publiée en 2016 par le Center for global development

« Baisse de 10 % du nombre de paiements transfrontaliers reçus d’autres juridictions »

Dans un contexte de liste grise, d’autres scénarios peuvent se jouer. La plus grande complexité des contrôles peut se heurter au bon vouloir des clients, notamment dans le secteur du yachting, du tourisme de luxe ou de l’immobilier, par exemple. Pourquoi se plier à fournir une série de documents et de justificatifs plus nombreux que dans des pays géographiquement proches ? Ces clients peuvent alors être tentés de déserter les pays en liste grise pour se tourner vers d’autres destinations. Lors de la séance publique du 22 février 2024, l’élu Mikaël Palmaro avait prévenu : « Il faudra que le gouvernement reste très vigilant quant aux conséquences de ces dispositions, pour que nos entreprises monégasques ne soient pas plus impactées que leurs concurrents, hors de nos frontières. Aujourd’hui, on peut déjà constater la difficulté que rencontrent nos entrepreneurs et acteurs économiques, qui se voient soumis à des obligations lourdes, souvent plus lourdes que dans certains marchés comparables à Monaco, ce qui crée une distorsion de concurrence qui nous est extrêmement préjudiciable. » Quelques éléments chiffrés donnent une idée plus juste des conséquences concrètes d’un placement en liste grise pour un pays.

D’après un rapport du fonds monétaire international publié le 27 mai 2021 (2), le placement d’un pays en liste grise peut lui faire perdre jusqu’à 3 % de son PIB, s’il y reste de façon durable. En 2022, le PIB de Monaco était de 8,34 milliard d’euros, contre 7,29 milliards en 2021, selon les chiffres publiés par l’Intitut monégasque de la statistique et des études économiques (Imsee). Et si ce passage en liste grise s’éternise, des établissements bancaires peuvent alors décider de quitter le pays concerné. Une autre étude publiée le 20 décembre 2016 par le Center for global development (3) indique que « les pays qui ont été ajoutés à une liste grise à haut risque sont confrontés à une baisse de 10 % du nombre de paiements transfrontaliers reçus d’autres juridictions, mais aucun changement dans le nombre envoyé ». Autre constat : « Un pays figurant sur la liste grise est plus susceptible de constater une baisse des paiements en provenance d’autres pays dotés d’institutions avec une lutte contre le blanchiment de capitaux et un financement du terrorisme faibles. » Monaco doit-il trembler pour autant ? Pas nécessairement, estime Thomas Brezzo : « Même si nous ne parvenons pas à éviter la liste grise, des efforts considérables ont été réalisés au cours des 18 derniers mois, de sorte qu’une grande partie des recommandations qui avaient été formulées dans le cadre du rapport Moneyval seront nécessairement remplies. » Ce qui se traduirait donc pour cet élu du Conseil national par un éventuel, et bref, passage sur cette fameuse liste grise.

Calendrier de réalisation

Quelle est la procédure à suivre pour sortir de cette liste ? Il faut que le pays concerné suive un « plan d’action » élaboré par le Gafi. Les gouvernements concernés doivent ensuite faire preuve d’une forte volonté politique pour appliquer ce plan, avec, à l’appui, un calendrier de réalisation précis. Chaque cas étant particulier, il est délicat d’avancer un chiffre précis, mais certains experts estiment qu’il faut généralement entre deux et cinq ans pour parvenir à sortir de la liste grise. La principauté a connu pire, puisqu’en avril 2002, elle avait été maintenue dans la liste noire de l’OCDE, en compagnie d’Andorre, de Nauru, du Vanuatu, du Liberia, du Liechtenstein, et des îles Marshall. Placé ensuite sur la liste grise des paradis fiscaux de l’organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) publiée lors du G20 de Londres le 2 avril 2009, Monaco en était sorti le 24 septembre 2009, en signant une série de 27 accords bilatéraux de coopération fiscale. Mais, comme l’explique Thomas Brezzo, quinze ans après, le contexte a grandement changé : « Aujourd’hui, la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme est au cœur de toutes les opérations financières et de toutes les transactions qui peuvent se dérouler au sein d’un pays. L’impact d’un placement sur liste grise en 2024 sera nécessairement plus important que celui de 2009. »

1) Contacté par Monaco Hebdo, le ministre d’Etat, Pierre Dartout, n’a pas souhaité s’exprimer.

2) The Impact of Gray-Listing on Capital Flows : An Analysis Using Machine Learning de Mizuho Kida et Simon Paetzold, à lire ici : https://www.imf.org/en/Publications/WP/Issues/2021/05/27/The-Impact-of-Gray-Listing-on-Capital-Flows-An-Analysis-Using-Machine-Learning-50289.

3) The Impact of Anti-Money Laundering Regulation on Payment Flows : Evidence from SWIFT Data de Matt Collin, Samantha Cook et Kimmo Soramäki, à lire ici : https://www.cgdev.org/impact-anti-money-laundering-SWIFT-data.