vendredi 26 avril 2024
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Droits télé – Antoine Feuillet : « Une “correction” va s’opérer »

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Après la faillite de Mediapro, Canal+ a récupéré les droits télé de la Ligue 1 de football à prix cassé. Du coup, l’incertitude et l’inquiétude règnent désormais sur le football français et ses clubs, dont l’AS Monaco. Pour mieux comprendre les enjeux, Monaco Hebdo donne la parole à deux experts (1). Cette semaine, Antoine Feuillet, maître de conférences à l’université de Paris Saclay et auteur d’une thèse sur les droits télé, analyse ce que certains ont appelé « l’accident industriel Mediapro ».

Le retrait de Mediapro est une surprise ?

Mediapro a été éjecté du marché des droits télé italiens juste avant d’arriver sur le marché français. En France, lorsque Mediapro a été désigné vainqueur pour les droits télé du football français, une grande majorité d’observateurs ont considéré que le prix était extrêmement élevé. Et qu’au vu du modèle économique développé par Mediapro, ce serait très compliqué de parvenir à le rentabiliser. L’abonnement était de 25 euros par mois pour 80 % de la Ligue 1 (L1) et de la Ligue 2 (L2). Mediapro a ensuite diversifié son offre, avec une offre mêlée à Netflix. Puis, la Ligue des Champions est arrivée sur Mediapro via un partenariat avec RMC Sport.

Et ça n’a pas marché ?

Malgré cela, ce modèle économique était insoutenable dans un marché français qui n’affiche pas un niveau d’abonnement à des chaînes payantes très élevé. Il suffit de regarder le nombre d’abonnés à Canal+ ou à beIN SPORTS pour s’en persuader.

L’effondrement de Mediapro était donc prévisible ?

Difficile à dire. En tout cas, dès le deuxième paiement que Mediapro devait effectuer, tout s’est effondré. Il était prévisible que ça se passe mal, mais peut-être pas aussi vite que ça.

Etant donné que Mediapro avait été recalé pour les droits du championnat italien de football, peut-on considérer que la Ligue de Football Professionnel (LFP) a été négligente ?

Au-delà de l’incapacité de Mediapro à présenter des garanties financières suffisantes, il faut rappeler qu’en Italie, les clubs de la Serie A sont très liés au diffuseur historique du calcio, qui est Sky Italia, même si c’est peut-être un peu moins le cas aujourd’hui. En France, la seule garantie financière de la LFP provenait d’une filiale de Mediapro. Donc, en gros, c’était Mediapro qui s’assurait lui-même. Et comme ils n’avaient pas les fonds… Selon le journaliste indépendant Romain Molina, la LFP aurait reçu des alertes au niveau des services de renseignements.

La LFP aurait pu et dû assurer cet énorme contrat avec Mediapro ?

Au vu du niveau des droits atteints par ce contrat, il n’y a pas vraiment d’assurance possible. En revanche, on voit désormais apparaître des contrats qui imposent un paiement très rapide d’une grosse partie du contrat. C’est d’ailleurs ce qu’a dû faire Canal+, lorsqu’ils ont succédé à Mediapro. Au début du mois de février 2021, Canal+ a donc dû procéder à un gros versement en faveur de la Ligue.

Canal+ a accepté de prendre la suite de Mediapro, mais en versant environ 650 millions d’euros pour la saison 2020-2021, au lieu de 1,217 milliard promis par Mediapro : quelles sont les principales conséquences de ces droits télé divisés par deux ?

Pour la grande majorité des clubs, la rentrée d’argent liée aux droits télé représente plus de 50 % de leurs revenus. Cette baisse de moitié des droits télé a donc un impact important pour les clubs. Pour l’AS Monaco, sur les trois dernières saisons, avant la période du Covid, les droits télé pesaient 75 % des revenus de Monaco en 2017 et 2018, et 67 % en 2019. Donc même si grâce au marché des transferts, l’ASM a d’autres sources de revenus, le choc reste fort.

Que peut faire l’AS Monaco pour contenir cette baisse des droits télé ?

Depuis plusieurs années, et encore plus ces trois dernières années, l’AS Monaco mise beaucoup sur le marché des transferts. En revendant des joueurs, ils parviennent à équilibrer leurs comptes. Sinon, en situation de crise, il est aussi possible de décider une baisse des salaires. Certains clubs français ont déjà réussi à négocier une baisse, comme Reims, par exemple. L’Olympique Lyonnais (OL) essaie aussi de réduire ses plus gros salaires de 25 %. Certains clubs se trouvent dans des situations de trésorerie tellement compliquées que c’est la dernière solution pour éviter la faillite.

Les joueurs de L1 sont prêts à accepter des baisses de salaires ?

Peu à peu, les baisses de salaires commencent à intégrer la réflexion de certains joueurs de L1. L’Union nationale des footballeurs professionnels (UNFP), qui est un syndicat de joueurs, a indiqué aux clubs qu’ils étaient ouverts à la discussion sur ce sujet. Des négociations vont se tenir, club par club, voire même joueur par joueur. C’est extrêmement compliqué.

C’est vraiment aux joueurs de payer les problèmes de gestion de droits télé de la LFP ?

On peut effectivement considérer que les joueurs ne sont pas responsables des problèmes de droits télé de la LFP. Mais quand la vie d’un club est menacée, la baisse de salaires des joueurs apparaît comme la solution miracle. Je suis originaire de Caen, où le club n’a pas décidé de baisses de salaires de joueurs, pour le moment. Malgré tout, on assiste à des plans de sauvegarde de l’emploi et des smicards du Stade Malherbe de Caen sont licenciés. Donc la baisse de salaires de certains joueurs peut aussi permettre de sauver des petits emplois, voire même de sauver un club.

© Photo Canal+

« Il est aussi possible de décider une baisse des salaires. Certains clubs français ont déjà réussi à négocier une baisse, comme Reims, par exemple. L’Olympique Lyonnais (OL) essaie aussi de réduire ses plus gros salaires de 25 %. Certains clubs se trouvent dans des situations de trésorerie tellement compliquées, que c’est la dernière solution pour éviter la faillite »

Les joueurs sont donc condamnés à voir leurs salaires baisser ?

Sans nier les difficultés économiques des clubs, qui sont énormes, il faut aussi se méfier et ne pas croire que tout va mal, et que le business va s’arrêter à cause de la crise sanitaire. Même si ce n’est plus au même niveau, le marché des transferts continue. Donc le business tourne toujours. Il ne faut donc pas que les joueurs soient les dindons de la farce.

Pour mieux résister à cette crise sanitaire, les actionnaires des clubs peuvent aussi décider de réinjecter de l’argent dans leurs clubs ?

Les actionnaires peuvent injecter de l’argent pendant cette crise liée au Covid-19. À Monaco, le propriétaire du club, Dmitri Rybolovlev, semble moins enclin à cela. Il a d’ailleurs mis moins d’argent dans l’ASM ces dernières saisons que lorsqu’il a racheté le club en décembre 2011. Dmitri Rybolovlev semble moins enclin à vouloir injecter de l’argent à fonds perdu dans l’AS Monaco, notamment depuis son divorce. Pourtant, Monaco est sans doute l’un des clubs en France qui semble le plus à l’abri d’une éventuelle faillite. Notamment grâce à son actionnaire, mais aussi grâce à l’Etat monégasque, qui, en dernier ressort, interviendrait sans doute en cas de grave problème économique.

Comment sont organisées les finances de l’AS Monaco ?

Le modèle économique de l’AS Monaco repose essentiellement sur les droits télé, le sponsoring et la vente de joueurs. Monaco a un déficit structurel énorme, de l’ordre de moins 150 millions d’euros par saison. Pourtant, ils parviennent à un résultat net qui est soit un peu au dessus de zéro, soit un petit peu en dessous. Ils équilibrent par des jeux d’écritures comptables, soit par un résultat exceptionnel qui est très élevé, soit par un résultat financier qui est très élevé, mais aussi par les transferts de joueurs. Le marché des transferts sert déjà à équilibrer les comptes de manière structurelle. Du coup, ce marché des transferts ne sera pas forcément suffisant pour éponger les déficits liés au Covid-19 et à la baisse des droits télé. On peut estimer sans prendre de risques, que, pour cette saison 2020-2021, le déficit de l’AS Monaco risque d’être supérieur à 10 millions d’euros.

La LFP va désormais négocier ses droits télé pour les trois prochaines saisons : les clubs peuvent-ils espérer le retour de droits télé à plus d’un milliard d’euros par saison, comme c’était le cas avec Mediapro ?

Voir une L1 à plus d’un milliard par saison, je n’y crois pas. Dans ce contexte, ce sera très difficile. En effet, en France, Canal+ semble sans réel concurrent. Au niveau international, il existe des candidats plus ou moins intéressés et plus ou moins solides. Par exemple, Amazon n’a pas forcément l’intention de mettre beaucoup d’argent dans le football français. Quant au service de de streaming sportif par abonnement, créé en Angleterre en 2015, DAZN, il ne s’agit pas vraiment d’un acteur très solide sur le plan économique. Enfin, Discovery et Eurosport semblent plus intéressés par la L2 que par la L1, ce qui représente des sommes d’argent assez faibles. Actuellement, beIN SPORTS paie 30 millions pour la L2. Du coup, pour les trois prochaines saisons, je ne sais même pas si on arrivera au niveau des saisons 2016 à 2020, avec un contrat à 750 millions par an. Il n’y a pas de quoi être optimiste.

Aujourd’hui, vraiment aucun acteur n’est capable de concurrencer Canal+ ?

Aujourd’hui, Canal+ est le maître du jeu pour les droits télé. Ils se sont un peu joués de la LFP pendant plusieurs mois. En effet, ils étaient en capacité de reprendre les droits télé beaucoup plus rapidement et d’éviter ainsi tout le flou qui a perduré pendant environ un mois et demi. Finalement, la LFP s’est résolue à négocier directement avec Canal+, parce que c’était la seule solution qui existait. Sinon, tout cela pouvait probablement déboucher sur des faillites de clubs très rapides. Canal+ devrait donc rester maître de la L1. Il peut bien sûr y avoir des nouveaux entrants, mais sans doute sur des lots secondaires.

On peut parler de récession pour le football français ?

Comme les droits télé ont été divisés par deux, on peut considérer qu’il s’agit d’une forme de récession. C’est un choc important, étant donné que certains clubs avaient inclus dans leurs budgets les droits télé promis par Mediapro. Je rappelle qu’entre 2016 et 2020, les droits télé étaient autour de 750 millions d’euros. Pour la saison 2020-2021, on est autour de 650 millions. Et pour les trois prochaines saisons, c’est le flou qui règne.

Malgré ce contexte morose, comment la LFP peut-elle espérer augmenter ses revenus ?

Il faudra peut-être étudier la piste des droits télé internationaux. Ces marchés internationaux commencent en effet à être aujourd’hui assez matures sur le plan économique. Actuellement, quatre grandes ligues, dont ne fait pas partie le championnat français, récupèrent l’essentiel de ces droits internationaux. Mais, alors que la France ne touche que 80 millions d’euros de droits internationaux jusqu’en 2024, il y a peut-être là une piste à développer.

Dmitry Rybolovlev © Photo Stéphane Senaux ASM-FC.

« Les politiques français sont très vigilants dans ce dossier. Ils ne veulent pas donner des garanties financières « gratuites » aux clubs parce que, politiquement, ça serait un mauvais signal qui serait envoyé en termes d’image »

L’Etat français doit-il intervenir pour aider le football français ?

Il existe effectivement des urgences au niveau de la trésorerie des plus petits clubs, qui n’ont pas de gros actionnaires, capables de mettre la main à la poche. L’Etat français a donc réagi en proposant des exonérations de charges qui ont permis de maintenir à flot les clubs les plus fragiles. Mais si l’Etat français intervient encore pour aider le football français et sauve à nouveau les clubs et les emplois qui vont avec, il faudra imaginer des contreparties.

Quelles pourraient être ces contreparties ?

Il faudrait surveiller de plus près le marché des transferts a posteriori, afin de savoir clairement où passe l’argent. De plus, et même si ça relève un peu de l’utopie, il faudrait également réguler les salaires des joueurs, et étendre davantage les pouvoirs de la direction nationale du contrôle de gestion (DNCG), qui est la commission indépendante chargée de surveiller les comptes des clubs de football professionnels en France.

Que disent les clubs de leur dialogue avec l’Etat français ?

Les clubs disent que, pour l’instant, le ministère des sports et le ministère de l’économie ne vont pas aussi loin dans leurs aides que ce qu’ils souhaiteraient. De leur côté, les politiques français sont très vigilants dans ce dossier. Ils ne veulent pas donner des garanties financières « gratuites » aux clubs parce que, politiquement, ça serait un mauvais signal qui serait envoyé en termes d’image.

Finalement, il est impossible pour un club de football professionnel de ne pas être dépendant des droits télé ?

Tous les clubs professionnels sont dépendants des droits télé. Alors, bien sûr, les clubs peuvent faire le maximum pour tenter de diversifier leurs ressources et être moins dépendants. Mais en Angleterre, qui possède le championnat le plus riche du monde, tous les clubs, ou presque, sont dépendants des droits télé de manière encore plus importante qu’en France.

Antoine Feuillet, maître de conférences à l’université de Paris Saclay et auteur d’une thèse sur les droits télé
Antoine Feuillet, maître de conférences à l’université de Paris Saclay et auteur d’une thèse sur les droits télé © Photo DR

« Le plafond de recettes pour les droits télé a été atteint en France. […] A un moment donné, il y a des limites. Que ce soit en termes de marché ou de pouvoir d’achat, que ce soit du côté des diffuseurs ou du côté des consommateurs »

Aucun championnat n’est à l’abri de cette dépendance aux droits télé ?

En Allemagne, la Bundesliga possède un modèle un peu plus vertueux. Pendant des années, ils ont eu des droits télé très faibles, car il y avait peu de concurrence entre les différents acteurs. De plus, des chaînes de télévision ont fait faillite au début des années 2000. Mais l’Allemagne a des ressources que le championnat français n’a pas, notamment en ce qui concerne la billetterie.

Certains observateurs considèrent que le football français était dans une bulle et que la crise du Covid-19 vient de la faire éclater ?

Je ne considère pas que le concept de « bulle » puisse être appliqué au marché du football. Si on regarde, on s’aperçoit que, le plus souvent, les dépenses des clubs français ont suivi les recettes. Toutefois, on peut aussi considérer que les clubs, de par leurs dépenses, vivaient au dessus de leurs moyens, parce que le football global est en déficit de manière structurelle. Mais il y avait toujours quelqu’un pour soit sauver le club, soit le racheter.

Que va provoquer cette crise sanitaire dans le football français et même mondial ?

Aujourd’hui, on peut considérer qu’une « correction » va s’opérer, et cette « correction » est aussi liée à la crise sanitaire. Le marché du football, et du sport en général, est aussi lié à l’économie globale d’un pays, ou d’un continent. Ce n’est pas un marché qui est hors-sol, et qui ne rentre pas dans l’économie réelle. Il y aura donc forcément un impact lié à la crise du Covid-19, à des possibilités d’investissements moins importantes, à des replis éventuels d’investisseurs étrangers, notamment venus de Chine ou de pays européens. Tout cela peut entraîner une baisse de la concurrence, et donc des droits télé sur les marchés nationaux.

L’après-Covid pour le monde du football se traduira-t-il nécessairement par une prise de conscience et une meilleure maîtrise des dépenses ?

On peut considérer que le plafond de recettes pour les droits télé a été atteint en France. L’Angleterre a aussi enregistré une petite baisse. Il n’y a peut-être que l’Allemagne qui a encore un potentiel, même si les droits télé ont aussi un peu baissé pour la Bundesliga. À un moment donné, il y a des limites. Que ce soit en termes de marché ou de pouvoir d’achat, que ce soit du côté des diffuseurs ou du côté des consommateurs.

1) Retrouvez dans Monaco Hebdo n°1187, le premier volet de ce sujet consacré aux conséquences du retrait de Mediapro, et du retour de Canal+ comme seul diffuseur de la L1 et de la L2, avec l’interview du journaliste de L’Equipe, Etienne Moatti.

Pour lire notre premier papier sur les droits télé de la ligue 1 et l’interview d’Etienne Moatti, cliquez ici.