vendredi 26 avril 2024
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Droits télé – Étienne Moatti : « La situation est grave »

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Après la faillite de Mediapro, Canal+ a récupéré les droits télé de la Ligue 1 de football à prix cassé. Du coup, l’incertitude et l’inquiétude règnent désormais sur le football français et ses clubs, dont l’AS Monaco. Pour mieux comprendre les enjeux, Monaco Hebdo donne la parole à deux experts (1). Cette semaine, le journaliste de L’Équipe, Étienne Moatti, analyse ce que certains ont appelé « l’accident industriel Mediapro ».

Comment en est-on arrivé au retrait de Mediapro ?

Tout a démarré en mai 2018, quand Mediapro a acheté 80 % des droits de la Ligue 1 (L1) de football pour la période 2020-2024. Ça a été une grande surprise pour tout le monde, parce que Mediapro est un acteur qui n’était pas présent sur le marché français. Et puis surtout, le montant des droits télé a alors enregistré une très forte augmentation, de l’ordre de 60 %. Du coup, beaucoup d’observateurs se sont demandé si c’était sérieux. Et surtout, si c’était viable. De son côté, la Ligue de football professionnel (LFP) ne semblait pas plus inquiète que ça.

Que s’est-il passé, ensuite ?

Un an et demi plus tard, au moment où les retransmissions ont débuté, et alors que Mediapro devait procéder à un deuxième paiement, ce groupe audiovisuel espagnol a écrit à la LFP pour indiquer qu’à cause du Covid-19, ils étaient obligés de demander un délai de paiement. Puis, ils ont demandé à renégocier le contrat. Cela a débouché sur une perte de confiance totale. En effet, la Ligue a bien senti que Mediapro n’allait jamais honorer ses engagements, et qu’ils étaient dans l’urgence. Et, effectivement, Mediapro a demandé l’ouverture d’une procédure de sauvegarde devant le tribunal de commerce de Nanterre. Une conciliation a été lancée. Assez rapidement, cette conciliation a permis à la LFP de récupérer ses droits, et de mettre fin au contrat avec Mediapro.

Cet échec de Mediapro était-il prévisible ?

C’est un peu facile de dire que l’échec de Mediapro était prévisible… Mais nous, à L’Équipe, dès le mois de mai 2018, peut-être comme d’autres, et notamment l’ensemble du marché concerné, on s’est un peu étonné de la signature de ce contrat. Premièrement, parce que Mediapro avait tenté d’acheter le championnat italien, la Serie A, mais n’avait pas apporté les garanties suffisantes. Du coup, cela ne s’était pas fait. Quelques semaines plus tard, ils ont répondu à l’appel d’offres du marché français, qu’ils ont donc remporté avec des droits en très forte augmentation. Ce qui était un petit peu surprenant, parce que le marché français est assez saturé, avec un grand nombre de chaînes consacrées au sport : Canal+, beIN Sports, RMC Sport [anciennement SFR Sport — NDLR]. Il y a même des chaînes gratuites qui diffusent du sport, comme La chaîne L’Équipe. Et, évidemment, il y a aussi les grandes chaînes de télévision, même si c’est de manière moins importante en volume, avec TF1, France Télévisions, M6, etc. Dans un tel contexte, personne n’avait imaginé qu’un succès soit possible avec seulement 80 % de la L1 et 80 % de la Ligue 2 (L2) pour une chaîne commercialisée 25 euros par mois. Sans avoir prévu cet échec, tout le monde était très curieux, et très attentif, sur ce qui pourrait bien se passer dans ce dossier.

Étienne Moatti. Journaliste pour L’Équipe. © Photo DR

« Pour la saison 2020-2021, on prévoit un déficit global pour la L1 de 1,3 milliard d’euros. C’est considérable. On n’a jamais connu des montants de cet ordre-là. Pour un club comme l’AS Monaco, la première des solutions, ça peut donc être un renflouement des caisses par son actionnaire »

La LFP a-t-elle été négligente dans ce dossier ?

La Ligue a été un peu négligente dans la mesure où, il y avait déjà eu des précédents entre Mediapro et le championnat d’Italie. On avait alors bien vu qu’au moment de fournir les garanties, les choses se compliquaient pour Mediapro. Mais il faut savoir qu’un appel d’offres lancé sur le marché français est très encadré par la loi. Les offres sont enregistrées secrètement. Lorsqu’on ouvre les plis, et qu’il existe un mieux-disant financièrement sur un lot mis en vente, il n’est pas possible de ne pas lui attribuer ce lot. Ou alors il faut de très bonnes raisons. Or, Mediapro ne fournissait pas toutes les garanties, mais les autres, a priori, non plus. La Ligue ne demandait pas de déposer un milliard d’euros de cash dans une banque pour avoir les droits du football français. Que ce soit Mediapro, Canal+, beIN Sports, ou tous les autres, les conditions étaient les mêmes. Mais avec des acteurs comme Canal+ ou beIN Sports, qui sont adossés à des groupes très puissants et connus, la confiance est plus grande. Et en l’occurence, avec Mediapro, ça s’est mal passé.

La LFP avait souscrit une assurance ?

La LFP n’avait pas souscrit d’assurance. Le discours de la Ligue peut s’entendre : ils estiment que c’est très compliqué d’avoir des garanties sur des montants aussi importants. Ça coûterait extrêmement cher de pouvoir garantir un contrat de plus de 3 milliards d’euros, puisque c’est ce que devait payer Mediapro.

Le précédent Mediapro a-t-il poussé la LFP à en tirer quelques leçons ?

Aujourd’hui, la Ligue est un peu en train de revoir sa copie pour l’avenir. Elle va essayer d’obtenir des paiements anticipés. Car Mediapro n’a commencé à payer que lorsque son contrat s’est exécuté, donc au début de la saison 2020-2021. Désormais, la LFP souhaiterait que, quelques semaines ou quelques mois avant le démarrage du contrat, il y ait un paiement anticipé, qui offrirait un peu plus de sécurité. Cela montrerait que l’acteur en cause a bien l’intention de développer ce marché français.

Depuis août 2020, Mediapro a versé combien à la LFP ?

Depuis août 2020, Mediapro a versé à la LFP une première échéance d’environ 170 millions d’euros. Ensuite, ils ont arrêté de payer. Dans l’accord signé entre la Ligue et Mediapro, une indemnité de 100 millions d’euros doit être versée par Mediapro. Sur ces 100 millions, 64 millions ont déjà été versés. Et il est prévu que, sur le premier semestre 2021, le solde, c’est-à-dire 34 millions, soit versé à la Ligue.

Sous quelles conditions et à quel prix Canal+ a accepté de prendre la suite de Mediapro ?

Le 4 février 2021, un accord a été signé entre Canal+ et la LFP. Cet accord prévoit que la chaîne cryptée dispose de tous les droits de la L1 jusqu’à la fin de la saison 2020-2021. Canal+ avait déjà acquis un lot de la L1, pour lequel ils ont versé 332 millions d’euros. Ils ont accepté d’ajouter 35 millions, soit un total de 367 millions, pour l’exploitation exclusive de l’intégralité des matches de L1 et de L2 abandonnés par Mediapro, et restant à jouer jusqu’au mois de juin 2021, c’est-à-dire 14 journées de championnat. Canal+ a immédiatement versé leurs dernières échéances pour le lot qu’ils avaient. Donc, en signant cet accord avec Canal+, la Ligue a tout de suite perçu 200 millions d’euros. Il doit maintenant y avoir un nouvel appel d’offres, et une négociation de gré à gré entre la Ligue et ceux qui voudraient acheter le championnat de France pour les trois prochaines saisons qui, elles, ne sont pas encore vendues.

Par rapport à ce qui était envisagé avec Mediapro, à combien se monte le manque à gagner ?

Par rapport au contrat signé par Mediapro, pour la saison 2020-2021, les droits ont été divisés par deux, avec un total d’environ 650 millions d’euros, au lieu de 1,217 milliard espéré pour la L1 et la L2.

« On va arriver à 1,3 milliard de pertes sur la L1. Auparavant, quand on atteignait 100 millions de pertes sur la saison, on trouvait déjà ça très inquiétant. Donc, quand on atteint 1,3 milliard d’euros… »

Combien les clubs vont-ils se partager et selon quel système de partage ?

Quand le contrat avec Mediapro a été signé, il était prévu un partage égalitaire entre les clubs de L1 sur les sommes supplémentaires par rapport au contrat précédent, c’est-à-dire environ 400 millions d’euros. Donc chaque club de L1 devait toucher 20 millions d’euros. Aujourd’hui, comme les montants promis par Mediapro n’existent plus, le système de répartition précédent a été rétabli. Cette clé de réparation est un petit peu plus favorable aux clubs du haut du classement, donc plutôt aux grands clubs.

Du coup, l’AS Monaco fait partie des clubs favorisés par ce système de partage ?

La clé de répartition fixée pour cette saison 2020-2021 est davantage favorable à l’AS Monaco. Mais il est difficile de savoir précisément combien touchera l’ASM. Car le système de répartition prend en compte le classement de la saison, mais aussi le classement sur les cinq dernières saisons, les diffusions à la télévision… Énormément de paramètres entrent en ligne de compte avant d’obtenir la somme finale que chaque club doit toucher.

Les « petits clubs » ont essayé de revenir à la clé de répartition précédente ?

Le retour au système de répartition de la saison dernière a été acté. Ce principe a été accepté par l’ensemble des clubs. À ma connaissance, il y a eu 18 voix pour et 2 voix contre. Il a été considéré comme « normal » de réactiver le système de partage en vigueur l’an dernier, car on est revenu à des montants comparables à ceux de la saison dernière et le surplus versé par Mediapro n’existe plus.

« L’État français est déjà intervenu, même si c’est à la marge, sur des compensations concernant les baisses de recettes de billetterie. Sur ce sujet, ce n’est pas Monaco qui est le plus concerné »

L’AS Monaco est dépendante vis-à-vis des droits télé : comment les clubs peuvent-ils faire face à cette baisse spectaculaire ?

L’AS Monaco n’est pas le seul club à être dépendant des droits télé. En règle générale, pour faire face à leurs obligations immédiates, les clubs ont souscrit des prêts garantis par l’État français (PGE). La LFP, elle-même, a souscrit un PGE. Mais, pour un club de football, la première variable d’ajustement c’est évidemment la masse salariale, puisqu’elle représente l’essentiel des dépenses. C’est aussi le cas à l’AS Monaco, qui a quelques salaires assez élevés.

À part en baissant les salaires des joueurs, comment faire face à l’effondrement de moitié des droits télé ?

Les clubs peuvent aussi recevoir un apport de leurs actionnaires pour faire face à leurs déficits. Pour la saison 2020-2021, on prévoit un déficit global pour la L1 de 1,3 milliard d’euros. C’est considérable. On n’a jamais connu des montants de cet ordre-là. Pour un club comme l’AS Monaco, la première des solutions, ça peut donc être un renflouement des caisses par son actionnaire.

Les clubs peuvent aussi décider de s’endetter auprès des banques ?

Lorsqu’un club s’endette auprès d’une banque, il apporte en garantie les montants que verseront les diffuseurs du championnat. Mais, à partir du moment où ces montants sont divisés par deux, et qu’ils ont déjà été gagés au niveau de la LFP qui a fait un emprunt dont la garantie repose sur le versement des droits télé de Canal+, ça sera compliqué. Et même impossible, de mon point de vue.

Finalement, la grande leçon de cette crise sanitaire, c’est que les clubs de football doivent apprendre à être moins dépendants des droits télé ?

C’est quelque chose que je lis et que j’entends partout. Mais c’est une tarte à la crème. Dire que les clubs sont trop dépendants des droits télé n’a aucun sens. Un club ne choisit pas d’être dépendant des droits télé. Un club bâtit un budget avec des recettes, notamment celles des entrées au stade et des sponsors. À cela, il faut ajouter les recettes liées aux transferts de joueurs, même si, pour être compétitif, il n’est pas question de vendre tous les meilleurs éléments de l’équipe. Et enfin, il y a les droits télé. Donc la part des droits télé n’est que la conséquence de la construction mécanique d’un budget qui n’a pas été choisi.

Certains demandent à l’État français d’intervenir pour sauver le football français : la situation est vraiment aussi grave ?

Ça fait une trentaine d’années que je travaille dans le football. J’ai souvent entendu les présidents de clubs pleurnicher, et pas toujours à raison, sur leur situation économique. Je m’en suis parfois moqué. Mais cette fois-ci, c’est du sérieux. On va arriver à 1,3 milliard de pertes sur la L1. Auparavant, quand on atteignait 100 millions de pertes sur la saison, on trouvait déjà ça très inquiétant. Donc, quand on atteint 1,3 milliard d’euros… Si aucune solution d’urgence n’est trouvée, des catastrophes s’annoncent, avec des faillites de clubs. Cette saison, la moitié des droits télé ont disparu, les recettes de billetterie sont réduites à zéro, et les sponsors sont impactés par la crise, donc ils sont incapables de verser les sommes promises. Enfin, il y a un futur contrat pour les droits télé qu’il va falloir négocier pour les trois prochaines saisons avec le couteau sous la gorge, sans aucune marge de manœuvre. Donc, très sérieusement, la situation est grave.

« Si la LFP parvient à maintenir autour de 650 millions d’euros par an pour les trois prochaines années, ça sera déjà bien. Mais ce sera très, très loin des objectifs initiaux de la Ligue »

L’État français va donc être obligé d’intervenir ?

L’État français est déjà intervenu, même si c’est à la marge, sur des compensations concernant les baisses de recettes de billetterie. Sur ce sujet, ce n’est pas Monaco qui est le plus concerné. L’État a aussi permis de repousser d’un an le remboursement d’échéances du PGE qui a été souscrit par la Ligue. Mais, en comparaison avec le déficit qui s’annonce, ces sommes sont modestes. Du coup, beaucoup de pistes sont évoquées pour le football français : exonérations de charges, être classé dans les situations d’urgence, comme l’ont été les stations de ski… Selon l’évolution de la crise sanitaire, d’ici la fin de cette saison 2020-2021, des décisions seront prises, ou pas.

L’après-Covid verra nécessairement les droits télé repartir à la hausse, ou cette crise sanitaire a provoqué une prise de conscience ?

On ignore ce qu’il va se passer pour la négociation concernant les trois prochaines saisons, mais les conditions sont extrêmement défavorables pour la Ligue. Du coup, on peut difficilement imaginer que le montant des droits télé va repartir à la hausse. Si la LFP parvient à maintenir autour de 650 millions d’euros par an pour les trois prochaines années, ça sera déjà bien. Mais ce sera très, très loin des objectifs initiaux de la Ligue. En ce qui concerne le marché du football, on va être dans une période de déflation. On parle depuis très longtemps qu’un jour, la bulle spéculative du football va éclater. Ce n’était jamais le cas. Mais cette fois, tout le monde a été très impacté.

Ce qui signifie que, désormais et pour plusieurs saisons, les montants des transferts seront plus faibles, et les salaires aussi ?

On a déjà observé cette tendance. Pendant le mercato de l’été 2020, puis le mercato de l’hiver 2020-2021, les transactions ont affiché des montants assez faibles par rapport aux saisons précédentes. Tous les grands clubs européens sont concernés. Le Real Madrid a perdu 300 millions d’euros. Il y a donc très peu de très gros transferts, et même de transferts moyens. Ce qui est un problème supplémentaire pour les clubs français, parce qu’ils vivent beaucoup sur les cessions de joueurs. Donc pour le football français, tous les indicateurs sont à la baisse, et de manière très forte. Une période de récession s’annonce.

La situation est si grave que ça ?

Oui. Avant, on était inquiet pour le football français pendant les périodes inflationnistes. Parce que les autres championnats qui ont plus d’argent que nous, venaient piller les clubs français en recrutant leurs meilleurs joueurs. Du coup, on disait que le championnat de France s’appauvrissait en termes de talents. Mais dans le contexte actuel, les clubs français auront du mal à vendre leurs joueurs. Résultat, d’un point de vue sportif, le championnat pourrait être plus intéressant. En revanche, l’économie globale du football français entre dans une période très difficile.

1) Retrouvez la semaine prochaine, dans Monaco Hebdo n°1188, le deuxième volet de ce sujet consacré aux conséquences du retrait de Mediapro, et du retour de Canal+ comme seul diffuseur de la L1 et de la L2.

Pour lire notre second papier sur les droits télé de la ligue 1 et l’interview d’Antoine Feuillet, cliquez ici.