samedi 27 avril 2024
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Joël-Benoît d’Onorio : « À Monaco, il n’y a pas de passage en force, comme en France »

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Le désengagement de la vie politique des Monégasques est-il lié aux pouvoirs du Conseil national ? Joël-Benoît d’Onorio, professeur des universités et directeur de l’Institut Portalis de la faculté de droit d’Aix-en-Provence, apporte quelques éléments de réponse pour Monaco Hebdo.

Depuis la première Constitution monégasque en 1911, comment ont évolué les pouvoirs du Conseil national ?

Après le projet avorté d’un bicamérisme législatif imaginé en février 1848 par le prince Florestan (1785-1856), c’est Albert Ier (1848-1922) qui institua vraiment le Conseil national dans sa Constitution de janvier 1911. Jusque-là il n’y avait qu’un seul et unique législateur à Monaco : le prince, qui gouvernait paternellement son État par ordonnances souveraines. Désormais, le souverain partagera son pouvoir législatif avec une assemblée élue pour quatre ans, comme dans la France d’alors, au suffrage universel direct et masculin, comme un peu partout à l’époque. Réuni en deux brèves sessions annuelles, le nouveau Conseil national sera chargé de voter la loi, après en avoir délibéré avec droit d’amendement, ce qui était absent de la Constitution, mais qui a aussitôt été reconnu par ordonnance souveraine.

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Et le prince ?

Le prince participera au processus législatif à deux stades : en amont, en conservant seul l’initiative des lois, et en aval, en approuvant ou non, par un droit de veto, les textes votés par le Conseil national. La loi procèdera donc d’un commun accord entre la couronne et les élus. Cette initiative d’Albert Ier est allée au-delà des vœux des dirigeants communaux qui n’avaient pas spécialement réclamé une Constitution, mais simplement souhaité que leurs affaires fussent davantage régies par des Monégasques, plutôt que par des Français de l’entourage palatin de leur monarque.

« L’évolution du Conseil national a été chaotique, puisqu’il fut provisoirement suspendu à quatre reprises en 1914, en 1929, en 1930, et en 1959 par les princes Albert Ier, Louis II (1870-1949) et Rainier III (1923-2005), en raison de leurs mésententes avec ses membres successifs »

Que s’est-il passé ensuite ?

L’évolution du Conseil national a été toutefois chaotique, puisqu’il fut provisoirement suspendu à quatre reprises en 1914, en 1929, en 1930, et en 1959 par les princes Albert Ier, Louis II (1870-1949) et Rainier III (1923-2005), en raison de leurs mésententes avec ses membres successifs… Ce n’est qu’avec la promulgation de la Constitution de décembre 1962 par Rainier III que l’assemblée législative retrouvera sa quiétude institutionnelle. Ce nouveau texte a exaucé plusieurs souhaits des élus, et consacré le principe des volontés convergentes du prince et du Conseil national pour la confection de la loi. Si les prérogatives du ministre d’État ont été élargies par rapport à 1911, le Conseil national en est ressorti, lui aussi, considérablement revalorisé dans son statut et dans ses attributions. Entre-temps, en janvier 1946, il avait déjà reçu de Louis II compétence pleine et entière sur le vote de l’ensemble du budget de l’État, et non plus sur une partie de celui-ci, comme en 1911.

Le 2 avril 2002, en vue de l’adhésion de Monaco au Conseil de l’Europe, quels changements sont intervenus concernant les pouvoirs du Conseil national ?

Précisons que la révision constitutionnelle de 2002, dernière étape de la démocratisation du processus législatif, n’est pas entièrement due aux vœux du Conseil de l’Europe, qui n’ont d’ailleurs pas tous été réalisés par les constituants monégasques au nom « des équilibres fondamentaux » des institutions de la principauté. Au Conseil de l’Europe, on doit surtout la dose de proportionnelle dans le scrutin électoral. En revanche, c’est au palais princier et au Conseil national que l’on doit l’augmentation du nombre de sièges de 18 à 24, et l’extension de l’intervention des élus nationaux dans le droit des traités et l’autorisation de leur ratification. Mais c’est principalement par le nouvel article 67 de la Constitution que les attributions législatives ont été accrues : si les propositions de loi du Conseil national ne sont pas reprises en projets de loi par le gouvernement, ou si celui-ci tarde à le faire, il doit s’en expliquer en séance publique, avec un débat devant les élus. S’il ne le faisait pas dans les délais impartis, ce qui n’est jamais arrivé à ce jour, la proposition de loi des conseillers nationaux deviendrait automatiquement projet de loi.

« Si les propositions de loi du Conseil national ne sont pas reprises en projets de loi par le gouvernement, ou si celui-ci tarde à le faire, il doit s’en expliquer en séance publique, avec un débat devant les élus. S’il ne le faisait pas dans les délais impartis, ce qui n’est jamais arrivé à ce jour, la proposition de loi des conseillers nationaux deviendrait automatiquement projet de loi »

Aujourd’hui, de quels pouvoirs, réels et concrets, disposent les 24 élus du Conseil national ?

Le pouvoir premier d’une assemblée législative est évidemment de voter la loi par laquelle le Conseil national intervient dans pratiquement tous les domaines juridiques de la vie politique et sociale de la principauté, dans le respect des compétences des autres autorités instituées. Mais, dans ses débats, il ne se prive pas d’aborder d’autres questions non législatives face au gouvernement à qui il mène souvent la vie dure… Source des pouvoirs, le souverain, sommet et garant de l’ordre constitutionnel, est naturellement exempt de toute remise en cause directe. Toutefois, en contestant certains aspects de la politique exécutive, on pourrait frôler la lisière de la volonté du prince dont le gouvernement est l’exécutant. Il y a donc un délicat interstice à discerner, et un subtil équilibre à trouver, pour que la critique de l’équipe gouvernementale n’atteigne pas indirectement la personne princière.

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Par ordre d’influence, quels sont les trois pouvoirs les plus contraignants dont dispose le Conseil national aujourd’hui ?

Le pouvoir du Conseil national le plus déterminant c’est, bien sûr, le vote du budget de l’État qui conditionne le bon fonctionnement des pouvoirs publics. Il y a ensuite les propositions de loi des élus qui contraignent le gouvernement à les reprendre, quitte à en modifier le contenu, ou à en justifier le rejet. Et enfin, on peut citer le vote des lois ordinaires, sans lesquelles le gouvernement ne pourrait pas gouverner. La Constitution a ainsi placé ces deux organes en complémentarité, et non en antagonisme.

En cas de désaccord entre le Conseil national et le gouvernement, ce dernier peut-il passer en force, comme en France avec l’article 49.3 de la Constitution ?

À Monaco, il n’y a pas de passage en force, comme en France. Sans majorité de soutien affirmée au sein du Conseil national, puisqu’il n’y a pas de « parti gouvernemental », le gouvernement monégasque est seul face aux élus, et il est davantage démuni en cas d’opposition résolue sur un projet de loi ordinaire. Tout ce qu’il peut faire, c’est soit se ranger à l’opinion majoritaire de l’Hémicycle, soit rechercher un compromis. Soit, en cas de blocage irrémédiable, retirer son texte de l’ordre du jour.

Si le Conseil national refuse de voter un budget de l’État ou une loi, que peut faire le gouvernement ?

Pour une loi ordinaire, le gouvernement et le Conseil national peuvent négocier pied à pied leurs différends en commission ou en séance. Si le gouvernement ne retire pas son texte pour le laisser en discussion jusqu’au vote final, mais que celui-ci est négatif, le projet de loi disparaît par le fait même. Donc le Conseil national a ici le dernier mot… Mais libre au gouvernement de présenter ultérieurement un projet similaire, sans être identique.

« Le pouvoir du Conseil national le plus déterminant c’est le vote du budget de l’État qui conditionne le bon fonctionnement des pouvoirs publics. Il y a ensuite les propositions de loi des élus qui contraignent le gouvernement à les reprendre, quitte à en modifier le contenu, ou à en justifier le rejet »

Et pour le vote du budget ?

S’agissant du budget, qui est nécessairement un projet de loi, la procédure est sensiblement la même, sauf que le budget est l’acte majeur de la fonction législative, car il engage toute l’activité des services de l’État, d’où un calendrier précis. Il doit être impérativement voté avant le 31 décembre. Si le Conseil national venait à le rejeter, le budget adopté et exécuté pour l’année écoulée pourrait être provisoirement reconduit par le prince par voie d’ordonnance souveraine pour l’année suivante, car il n’est pas envisageable de paralyser l’action publique, ni de ne plus rémunérer les fonctionnaires. Un nouveau projet de budget annuel serait alors présenté aux élus. En cas d’obstination de ces derniers, ils courraient le risque d’une dissolution du Conseil national par le souverain qui, sans avoir encore le dernier mot, serait en position de force. En 1959, le simple report du vote du budget avait entraîné la suspension de la Constitution par le prince Rainier…

Que se passerait-il alors en cas de dissolution ?

Toute dissolution doit être suivie dans les trois mois par de nouvelles élections, qui ouvriraient deux possibilités. Soit la même majorité est reconduite mais, échaudée par l’arme de la dissolution, elle finit par voter le budget. Ou bien une nouvelle majorité l’approuve sans rechigner. C’est donc le prince qui a eu le dernier mot. Soit le nouveau Conseil national persiste dans son refus, et le souverain ne pourrait pas ne pas en tenir compte, en reconsidérant la position de son ministre d’État et des membres du gouvernement princier. La composition de ce dernier pourrait être modifiée, pour repartir sur de nouvelles bases. Le Conseil national aurait ainsi gagné la partie.

C’est un scénario que Monaco n’a jamais connu dans son histoire ?

Remarquons néanmoins que nous sommes ici en plein scénario-fiction – non explicité ainsi par la Constitution mais, me semble-t-il, implicitement conforme à son esprit. Toutefois, avant d’en arriver à cette épreuve de force qui bousculerait les équilibres fondamentaux, c’est justement la particularité de Monaco de parvenir, le plus souvent, à rassembler les bonnes volontés pour éviter la rupture. Car personne, pas plus au gouvernement qu’au Conseil national, n’a intérêt à susciter un tel blocage institutionnel, financier et économique. La principauté ne peut pas se permettre de faire banqueroute ! Entre gens de bonne compagnie, après les palabres et les postures, on sait revenir rapidement à la raison, pour faire prévaloir le bien commun et l’intérêt national, qui restent la préoccupation de tous.

Depuis quand le prince a-t-il le droit de dissoudre le Conseil national ?

Depuis la Constitution de 1911, et déjà dans la charte de 1848, le prince a le droit de dissoudre l’assemblée législative sans autre formalité que de requérir l’avis purement consultatif, qu’il peut donc suivre ou pas, du Conseil de la couronne. En 1911, c’était le Conseil d’État. Comme en France, cette décision n’a pas à être motivée en droit strict, ce qui ne veut pas dire qu’elle n’a pas de motifs qui doivent être particulièrement graves, comme on vient de l’évoquer. Ce n’est donc pas un acte anodin. Il est rarissime, et il n’est d’ailleurs jamais intervenu sous la Constitution de 1962.

En 2012, une délégation de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE), conduite par Anne Brasseur, avait demandé la saisine de la commission de Venise, pour « examiner en particulier la compatibilité des dispositions constitutionnelles relatives au Conseil national avec les standards démocratiques, tenant compte de la spécificité de la principauté de Monaco » : douze ans après, sur quoi a débouché cet épisode ?

Sur rien ! Les critiques contenues dans les différents rapports européens, notamment celui de la Commission de Venise en 2013, étaient infondées, et donc injustifiées. Je me suis employé à les démonter une par une dans mon ouvrage Monaco, monarchie et démocratie (1), où j’en ai souligné les incohérences, la superficialité, et le parti pris idéologique. Imbus de leur science, les auteurs de ce rapport supranational n’ont rien compris au système politique monégasque. En revanche, en 2015, le rapport Xuclà, nettement plus positif, a enfin permis aux parlementaires de Strasbourg de mieux comprendre la spécificité de Monaco. On attend maintenant le même effort des eurocrates de Bruxelles…

En novembre 2012, des élus du Conseil national avaient estimé que le Conseil de l’Europe voulait « faire de Monaco une monarchie parlementaire » : donner plus de pouvoirs au Conseil national, équivaudrait nécessairement à changer de régime ?

Les élus de 2012 avaient parfaitement perçu les finalités de la démarche des prétendus « experts » européens formatés au modèle unique. Le Conseil national d’aujourd’hui exerce pleinement et librement ses attributions — dont certaines sont plus importantes qu’au Parlement français — et on ne voit pas ce qu’on pourrait lui donner de plus, sauf à changer de régime constitutionnel. Faire du gouvernement l’émanation de la majorité du Conseil national, qui pourrait donc le renverser par une motion de censure, reviendrait à instaurer une monarchie parlementaire avec un monarque purement décoratif, ce qui ne me semble pas être dans le plan de carrière du prince Albert II…

Comment donner plus de pouvoir au Conseil national, tout en restant dans le cadre d’une monarchie constitutionnelle ?

À Monaco, à la différence de toutes les autres dynasties européennes, la monarchie constitutionnelle signifie un monarque qui règne et gouverne effectivement son État, non pas selon son bon plaisir, mais selon les principes et les équilibres de la Constitution. Le trône des Grimaldi n’est pas un fauteuil vide. Tel est le cadre actuellement en vigueur. À simple titre d’observateur extérieur, je ne vois rien à y ajouter, ni à en retrancher.

Joël-Benoît d'Onorio
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Concernant l’élection du Conseil national, 16 fauteuils sont attribués au scrutin majoritaire et 8 à la proportionnelle, mais, pourtant le 5 février 2023, la liste l’Union a remporté l’ensemble des 24 sièges, ce qui est du jamais vu dans l’histoire du pays pour un parti politique depuis que le Conseil de l’Europe a imposé un peu de proportionnelle : comment assurer davantage de représentation aux minorités ?

On ne peut pas accorder des places à toutes les minorités, surtout quand elles sont minimes. Et on ne peut pas, non plus, reprocher au corps électoral de voter comme il l’entend, même si sa volonté aboutit à ce qu’une liste fusionnée remporte tous les sièges, ce qui n’empêchera d’ailleurs pas d’ultérieures divergences ou recompositions internes. Le récent scrutin s’est déroulé conformément aux règles constitutionnelles et démocratiques, où la réserve proportionnelle était prévue. Si certains acteurs ou commentateurs ont tiré argument de l’effondrement du taux de participation pour s’interroger sur la légitimité de la nouvelle Assemblée, on ne peut en rendre la Constitution, ni le mode de scrutin, responsables. Car, à ce stade, la question n’est plus juridique, mais politique : les électeurs se sont prononcés, ou non, pour des idées et pour des candidats. À eux tous de se demander pour quelles raisons les uns ont été vainqueurs, et les autres, vaincus.

1) Monaco, monarchie et démocratie de Joël-Benoît d’Onorio (Presses Universitaires d’Aix-Marseille, 2014), 280 pages, 20 euros.