samedi 27 avril 2024
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Denis Allemand : « La recherche scientifique a été l’un des moteurs qui a permis l’accord »

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Directeur scientifique du centre scientifique de Monaco (CSM), Denis Allemand revient sur le poids de la science et de la recherche dans l’aboutissement des négociations sur la haute mer.

La haute mer est souvent comparée à un « Far West des océans » : qu’est-ce que cela signifie et cette appellation est-elle justifiée ?

On parle en effet souvent de « Far West », mais ce n’est pas totalement vrai. Il n’y avait pas de juridiction qui s’appliquait à ces zones donc on pouvait, semble-t-il, y faire n’importe quoi. Sauf qu’il existe quand même des régulations, en particulier sur la pêche à la baleine et les extractions minières. Il y a par exemple une convention qui régule les demandes de mines. L’autorité internationale des fonds marins (AIFM) est consultée pour toutes recherches minières. On ne peut donc pas dire que la haute mer était totalement un « Far West », même si peu de juridictions étaient appliquées, en particulier dans le domaine de la biodiversité.

Que trouve-t-on en haute mer, en termes de biodiversité ?

Nous ne savons pas tout. Par exemple, pendant les deux années qu’a duré la mission Tara Océan, nous avons identifié 500 000 nouvelles espèces de protistes dans la haute mer. Les protistes sont des organismes unicellulaires, eucaryotes c’est-à-dire avec un système comme le nôtre. C’est énorme. Il faut rappeler que nous connaissons actuellement à peine 300 000 espèces animales et végétales dans les océans. Rien que Tara, en deux ans, a permis d’identifier 500 000 nouvelles espèces de protistes, ce qui donne un nombre incalculable de gènes potentiellement intéressants pour l’homme. Peut-être que grâce à ces gènes, on pourra soigner différentes maladies comme le cancer. La ressource génétique est colossale. Dans ces eaux, on trouve donc beaucoup de choses. Mais nous ne savons pas encore tout. Nous découvrons à peine.

« Nous connaissons actuellement à peine 300 000 espèces animales et végétales dans les océans. Rien que Tara, en deux ans, a permis d’identifier 500 000 nouvelles espèces de protistes, ce qui donne un nombre incalculable de gènes potentiellement intéressants pour l’homme »

On dit aussi que la haute mer est au cœur des solutions contre le réchauffement climatique : pourquoi ?

Les travaux des chercheurs montrent que cette zone joue un rôle important dans le contrôle des puits de carbone. Les milieux côtiers sont généralement appelés « zones à carbone bleu », car les herbiers de posidonies, les mangroves… stockent le carbone. Ce sont des puits de carbone très importants mais on ne parlait pas vraiment de la haute mer. Mais depuis ces dix dernières années, les travaux ont montré que la haute mer, et toute la faune et flore qui vit dans ce milieu, peut aussi être une zone de stockage très importante. Elle peut donc participer à la régulation des changements climatiques.

Denis Allemand Centre scientifique Monaco
« Il y a quelques années, il y avait encore des climatosceptiques qui se disaient qu’il n’y avait pas d’augmentation de températures. Aujourd’hui, plus personne ne le met en doute. Ce qui représente aussi une évolution importante. Parce que ce changement climatique nous affecte tous, aujourd’hui. Tout le monde a vécu la sécheresse, les chaleurs excessives, l’absence de neige dans les stations de ski… » Denis Allemand. Directeur scientifique du centre scientifique de Monaco (CSM). © Photo DR

Avec toute cette génétique, le potentiel de recherches est immense ?

Oui, tout à fait. Il y a quelques années, Craig Venter qui est un des inventeurs du génome humain avait mis en place une sonde océanographique sur son bateau pour collecter des bactéries et récupérer des gènes d’intérêt. Il y a effectivement un potentiel énorme. Par exemple, l’AZT, vendu sous le nom de Retrovir, a été la première thérapie contre le VIH. La vente de ce médicament, issu d’un organisme marin, rapporte environ 100 millions de dollars par an à la compagnie qui la gère. Ce sont quand même des sommes très importantes.

Derrière ce traité se cachent donc aussi d’importants enjeux économiques ?

Tout à fait. Le traité est très clair. Il prévoit deux choses. D’abord, que tout organisme et séquence identifié, profite au pays dans lequel cette séquence ou organisme a été identifié. Dans un pays qui n’a pas les moyens de mener une recherche importante, une compagnie va trouver un organisme avec un gène intéressant, va le breveter et c’est fini pour le pays. Grâce à l’accord conclu, des retombées économiques sont désormais prévues pour le pays. Il devra recevoir ce qui lui est dû, c’est-à-dire les “royalties” issues de ces travaux.

Quoi d’autre ?

Les organismes qui explorent ces zones vont également devoir transférer à la fois les connaissances et les techniques de toutes ces technologies marines dans ces pays. Il va donc y avoir un transfert de connaissances important. Il y a donc à la fois un partage des bénéfices tirés de ces ressources génétiques et un transfert de connaissances. La science est vraiment derrière cet accord. La recherche est indispensable et dans ce cas, la recherche a été l’un des moteurs qui a permis l’accord en montrant l’importance de la haute mer pour diverses choses, y compris le changement climatique. Le résultat de la recherche a sûrement été un des éléments qui a convaincu les délégués. Comme le rôle de la science pour la recherche génétique, le transfert des connaissances, l’évaluation de l’état de santé de ces écosystèmes en fonction des perturbations qui pourraient arriver, et en particulier, des mines.

« Depuis ces dix dernières années, les travaux ont montré que la haute mer, et toute la faune et flore qui vit dans ce milieu, peut aussi être une zone de stockage très importante. Elle peut donc participer à la régulation des changements climatiques »

Certaines associations écologistes pointent certaines limites dans ce traité, notamment concernant l’extraction minière : qu’en pensez-vous ?

Dans l’immédiat, effectivement c’est toujours en cours de discussion. La gestion des ressources minières n’est pas réellement abordée par le traité. Beaucoup de compagnies se disent que c’est au fond, donc elles peuvent draguer sans problème, car il n’y a pas de vie. Or, ce n’est pas vrai. La vie existe même dans les grandes profondeurs, elle y est d’ailleurs importante et diversifiée. Et toute extraction va engendrer des dommages à cet environnement. Ce traité de la haute mer prend en compte le fait qu’il faut vraiment évaluer l’impact des activités que nous pouvons avoir.

Faut-il interdire ces extractions ?

Je ne peux pas répondre à cette question. Je vous donnerais ma vision propre, et ce n’est pas le but. Je ne peux pas, non plus, donner une réponse en tant que scientifique, car ce n’est pas du tout un domaine sur lequel je travaille.

Pour certaines associations, des mesures prévues dans ce texte seront également difficiles à mettre en œuvre ?

C’est sûr qu’il y a toujours des limites aux traités. Il faut quand même revenir en arrière, ça fait quinze ans que ce traité est attendu. Tout le monde s’accorde à dire que ce traité est historique. Globalement, il ne devrait plus y avoir de problèmes majeurs. Ce traité va être traduit, et devra être ratifié dans les différents pays. Cela devrait prendre peut-être deux ou trois ans grand maximum [cette interview a eu lieu mercredi 15 mars 2023, avant l’adoption du traité le 19 juin 2023 — NDLR]. Cet accord représente quand même un pas énorme. On peut toujours dire qu’on aurait pu/dû faire plus, mais déjà mettons en place ces législations, et mettons en application ce traité. Nous verrons par la suite pour mettre en place d’autres législations.

Ce traité est-il à la hauteur du défi ?

Dans le domaine de la biodiversité, ce traité va permettre le développement d’aires marines protégées. L’accord de Montréal prévoit la protection de 30 % de la planète d’ici 2030. C’est aussi un accord ambitieux. Arriverons-nous à atteindre cet objectif ? Je l’espère. Mais ce traité va y contribuer. Le résultat va dépendre des moyens que nous allons y mettre. Il est facile de créer une aire marine protégée, mais il faut s’en occuper. Malheureusement, à ce jour, beaucoup d’aires marines protégées sont des aires qui n’existent que sur le papier. Il faut donc arriver à mettre en place des aires marines protégées effectives.

Qu’est-ce que ces aires marines protégées impliquent ?

Tout dépend du type de protection que l’on va créer. Vous pouvez avoir des zones plus ou moins protégées, avec des interdictions temporaires, ou permanentes, de pêche. Tout cela va participer à cette protection. Ces aires vont favoriser la biodiversité à l’intérieur de la zone, mais aussi à l’extérieur. C’est-à-dire que l’élimination des contraintes et des stress environnementaux sur la zone protégée va favoriser le développement de la biodiversité, qui va avoir pour effet de sortir de cette zone et d’enrichir toutes les zones autour. Nous en avons un bel exemple à Monaco, avec l’aire protégée au Larvotto. Il suffit de voir les pêcheurs qui sont autour, et qui attendent le poisson. Ils ont bien compris que cette zone va essaimer de la biodiversité.

Quinze ans de négociations auront été nécessaires pour aboutir à ce traité, pourquoi ça a été si long ?

D’abord, ces accords doivent être obtenus avec tous les pays. Il a donc fallu mettre d’accord toutes les délégations, ce qui n’est pas facile. De plus, il s’agit d’une zone éloignée. Donc on pouvait se dire qu’on pouvait essayer d’en tirer les bénéfices de façon unilatérale, et l’une des difficultés qui a été résolue, c’est le fait que les pays du sud ont demandé et obtenu ce retour sur les ressources génétiques. Il a donc fallu arriver à concilier toutes ces raisons.

« La gestion des ressources minières n’est pas réellement abordée par le traité. Beaucoup de compagnies se disent que c’est au fond, donc elles peuvent draguer sans problème, car il n’y a pas de vie. Or, ce n’est pas vrai »

Comment s’assurer que les engagements pris vont être respectés ?

Il y a souvent des critiques qui ressortent après ces grandes réunions du style COP, où les chefs d’État se réunissent, puis ça ne donne rien. On peut voir les choses de cette manière, mais on peut voir également qu’au fur et à mesure des COP, des actions se mettent en place. C’est long malheureusement, peut-être un peu trop long pour certains mouvements qui aimeraient que les choses aillent plus vite. Mais les choses avancent. La dernière COP [la conférence de Montréal sur la biodiversité en décembre 2022 — NDLR] a quand même parfaitement pris en compte les pays du sud. Il y a eu de grandes avancées. Il ne faut donc pas être si négatif. Nous voyons de plus en plus une prise en compte des problèmes, non seulement par les populations qui deviennent sensibles à ces problèmes, mais aussi par les chefs d’État. Nous avons pu le constater ces dernières années avec la multiplication d’événements majeurs autour de l’océan. Ça peut être des événements politiques pour un peu briller, mais ce sont aussi des lieux d’actions. Car, auparavant, ces événements étaient limités à la sphère politique et diplomatique. Les scientifiques ne participaient pas aux réunions de la COP. Ce n’est que depuis la réunion de Paris, où il y a de plus en plus de scientifiques qui y participent. Aujourd’hui, il y a vraiment des échanges. Les scientifiques présentent, les politiques et conseillers écoutent. Les scientifiques jouent donc de plus en plus un rôle important dans ces événements.

Denis Allemand Centre Scientifique Monaco
« C’est à la demande du prince et du gouvernement princier, soutenus par la France, que nous avons eu un rapport spécial sur l’océan présenté à Monaco. Et depuis, l’océan occupe un rôle central. C’est une grande avancée. » Denis Allemand. Directeur scientifique du centre scientifique de Monaco (CSM). © Photo Michael Alesi / Direction de la Communication

Il y a donc une vraie prise de conscience ?

Il y a quinze ans, dans les avant-derniers rapports du GIEC, l’océan était éparpillé dans différents chapitres. On parlait de l’océan comme on parlait de la vie marine. Aujourd’hui, un chapitre lui est particulièrement dédié. Il ne faut pas oublier que la principauté a joué un très grand rôle dans tout ça. C’est à la demande du prince et du gouvernement princier, soutenus par la France, que nous avons eu un rapport spécial sur l’océan présenté à Monaco. Et depuis, l’océan occupe un rôle central. C’est une grande avancée. Pendant très longtemps, l’océan est resté une terra incognita. Et maintenant, on s’aperçoit de plus en plus de cette richesse, et de son importance pour nous.

« L’accord de Montréal prévoit la protection de 30 % de la planète d’ici 2030. C’est aussi un accord ambitieux. Arriverons-nous à atteindre cet objectif ? Je l’espère. Mais ce traité va y contribuer. Le résultat va dépendre des moyens que nous allons y mettre »

Nous avons vécu l’été dernier une canicule marine, le changement climatique est de plus en plus palpable… Ce traité vous redonne-t-il espoir ?

Il y a quelques années, il y avait encore des climatosceptiques qui se disaient qu’il n’y avait pas d’augmentation de températures. Aujourd’hui, plus personne ne le met en doute. Ce qui représente aussi une évolution importante. Parce que ce changement climatique nous affecte tous, aujourd’hui. Tout le monde a vécu la sécheresse, les chaleurs excessives, l’absence de neige dans les stations de ski… Désormais ce n’est plus mis en doute. Donc, il y a quand même eu une évolution importante de la perception des phénomènes. Je suis d’un naturel optimiste. Tant que tout n’est pas détruit, il y a encore de l’espoir. On parle beaucoup d’érosion de la biodiversité, de sixième extinction… Elle s’approche peut-être, mais il y a encore beaucoup de choses à faire pour maintenir en vie.

À quoi pensez-vous ?

La première chose à faire est de mettre en place des méthodes de préservation. Si on préserve et si on arrête de détruire, nous ferons déjà un pas énorme et ça ne nous coûte pas trop cher. Écoutons les économistes, ils sont des pragmatiques. Le rapport Stern publié en 2006 dit que si on agit aujourd’hui, on peut faire des économies. Parce que plus on attend pour agir, plus ça va nous coûter cher. Il faut donc mettre en place des méthodes pour diminuer le gaz carbonique. On peut mettre en place des méthodes très complexes de chimie ou autres qui vont coûter très chères, mais il existe aussi des solutions basées sur la nature. Protégeons les écosystèmes, restaurons-les et nous allons faire d’une pierre deux coups. Car nous allons à la fois limiter l’érosion de la biodiversité et nous allons combattre en même temps les changements climatiques en captant du CO2. C’est un double, voire un triple bénéfice.

« Il n’est jamais trop tard. Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir. Tant qu’une espèce n’est pas morte, elle est toujours vivante. Donc il y a toujours quelque chose à faire »

Pouvons-nous encore inverser le cours des choses ?

Nous avons beaucoup de retard. La gestion du milieu terrestre est faite depuis déjà très longtemps. L’homme exploite les forêts, coupe les bois, restaure et replante des arbres… La mer, la seule chose que l’on sait faire, c’est l’exploiter au sens un peu sauvage du terme, sans pour autant chercher à remédier à ces problèmes. Il y a, là aussi, beaucoup de travaux de recherche à développer, parce que l’ingénierie écologique, c’est pouvoir être capable de restaurer des écosystèmes. Ça doit être développé, et au centre scientifique de Monaco (CSM), nous développons des travaux entre autres sur les milieux coraliens, qu’ils soient tropicaux ou méditerranéens, pour essayer de développer des méthodes de restauration. Il n’est jamais trop tard. Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir. Tant qu’une espèce n’est pas morte, elle est toujours vivante. Donc il y a toujours quelque chose à faire.

Êtes-vous favorable à la création d’une organisation internationale pour la protection des océans comme le suggèrent certains militants ?

J’ai participé, avec une trentaine de collègues, de spécialistes de divers domaines, à la rédaction d’un article allant dans ce sens. Effectivement, il faut peut-être prendre en compte la gestion totale des océans basée sur une vision scientifique des choses associant non seulement la connaissance scientifique actuelle, mais également les savoirs autochtones qui sont très importants. Il faudrait en définir un peu les contours. Une telle organisation ne doit pas dupliquer ce qui existe déjà, mais elle serait quand même utile.

Pour lire la suite de notre dossier « Traité sur la haute mer : et maintenant ? », cliquez ici.