jeudi 25 avril 2024
AccueilDossierYvan Gastaut : « La boxe est une passion à éclipses »

Yvan Gastaut : « La boxe est une passion à éclipses »

Publié le

Au fil du temps, comment la boxe s’est-elle développée à Monaco ? C’est la question que Monaco Hebdo a posé à Yvan Gastaut, historien et maître de conférences à l’université de Nice. Interview.

Comment a débuté l’histoire de la boxe à Monaco ?

En principauté, il existe deux niveaux dans la boxe. Il y a d’abord la boxe amateur, avec le club local, et, notamment, la section boxe de l’AS Monaco. Depuis le début du siècle dernier, il y a toujours eu des boxeurs amateurs qui ont d’abord pratiqué ce sport pour eux-mêmes. Au début, la boxe était, en effet, très liée à l’entretien du corps et à l’hygiène corporelle.

Quel est le deuxième niveau de la boxe en principauté ?

Le deuxième niveau de la boxe en principauté concerne le grand spectacle, avec l’organisation de grands combats en public. Dès le départ, cette double dimension « amateur et grand spectacle » a existé à Monaco, et elle existera toujours.

Au départ, comment se développe la boxe à Monaco ?

En principauté, la boxe se développe essentiellement sous le règne d’Albert Ier (1848-1922), à la fin du XIXème siècle et au début du XXème siècle. Un certain nombre de structures dédiées à la boxe voient le jour, comme un club pugilistique ou une académie de boxe et d’éducation physique. Toujours sous le règne d’Albert Ier, le sport spectacle se diffuse dans toutes ses dimensions. C’est l’époque des courses de canots dans le port, c’est l’époque de l’aviation et de l’aéronautique, c’est aussi le développement du rallye de Monte-Carlo qui est créé en 1911, etc. C’est là que née la velléité d’organiser des combats de boxe.

Quel est le premier grand combat de boxe organisé à Monaco ?

Le 29 février 1912, un premier grand combat de boxe est organisé à Monaco. Il oppose le champion d’Angleterre, Jim Sullivan (1886-1949), au champion de France, Georges Carpentier (1894-1975), pour un titre de champion d’Europe. Ce combat polarise alors l’attention du monde entier. Il est remporté au deuxième round par Carpentier, sur un KO.

« L’objectif, c’est de faire de la principauté une plateforme attractive, en misant sur le sport, car cela attire des spectateurs qui occupent les hôtels de la principauté et vont jouer dans les casinos de la SBM. Du coup, le sport devient un atout, et on assiste à une profusion d’événements autour de 1900-1910. Le combat Sullivan-Carpentier s’inscrit dans ce cadre-là. » Yvan Gastaut. historien et maître de conférences à l’université de Nice. © Photo Mairie de Monaco – Médiathèque de Monaco

« Le 29 février 1912, un premier grand combat de boxe est organisé à Monaco. Il oppose le champion d’Angleterre, Jim Sullivan (1886-1949), au champion de France, Georges Carpentier (1894-1975), pour un titre de champion d’Europe. Ce combat polarise alors l’attention du monde entier »

Qui organise ce combat Sullivan-Carpentier ?

L’International Sporting Club, qui est une structure interne à la Société des bains de mer (SBM), organise le combat Sullivan-Carpentier sur le terrain Radziwill, à la Condamine (1). Cette structure est alors chargée d’organiser de grands événements sportifs pour la SBM. Le maire de Beausoleil, Camille Blanc (1847-1927), qui est le fils de François Blanc (1806-1877), le créateur de la SBM en 1863, est aussi gestionnaire de la SBM. Il a développé l’organisation de manifestations sportives pour favoriser le tourisme mondain à Monaco. L’objectif, c’est de faire de la principauté une plateforme attractive, en misant sur le sport, car cela attire des spectateurs qui occupent les hôtels de la principauté et vont jouer dans les casinos de la SBM. Du coup, le sport devient un atout, et on assiste à une profusion d’événements autour de 1900-1910. Le combat Sullivan-Carpentier s’inscrit dans ce cadre-là. Monaco fait venir des journalistes de France et même au-delà, pour assister à ce combat, annoncé comme retentissant.

À quoi ressemblait ce terrain Radziwill ?

La boxe était pratiquée sur le terrain Radziwill, qui était un terrain multisports, alors utilisé pour les grands événements. Situé au cœur de la Condamine, derrière le port, ce terrain a accueilli pendant des décennies de grands moments sportifs sous le règne du prince Albert Ier. On y rangeait les canots qui allaient concourir, on y faisait aussi des concours d’équitation, des matches de tennis… Et le 29 février 1912, c’est là qu’a eu lieu ce match de boxe, qui a opposé Sullivan à Carpentier.

Quel est le lien entre les casinos et la boxe ?

Les casinos sont des lieux dans lesquels peuvent se dérouler de multiples activités. On vient jouer au casino, mais on y vient aussi pour se rencontrer, pour dîner, pour consommer des spectacles… Or, la boxe fait partie de la culture des élites cosmopolites de la fin du XIXème et du début du XXème siècle. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, les combats de boxe s’organisent à différents niveaux. On voit des combats de très hauts niveaux, mais aussi des combats locaux dans des lieux dédiés à la culture des élites.

Quel est le niveau d’engouement autour de la boxe, à l’époque ?

Au début du XXème siècle, la boxe est le sport numéro un. Ce sport passionne le public, bien plus que le football. Ça plaît aux élites, qui apprécient ce spectacle. De plus, la boxe est une sorte d’ascenseur social, puisque la plupart des boxeurs étaient souvent un peu des mauvais garçons, devenus des grands héros par leur talent et leurs poings. Du coup, cette stratégie développée par Monaco est payante, car le monde entier vient en principauté. À l’occasion de ce combat, Carpentier devient célèbre, puisqu’il remporte le titre de champion d’Europe des mi-lourds, au terme d’un combat de quatre minutes, qui se termine par un uppercut du Français sur le boxeur anglais. Cela permet à Carpentier de devenir une sorte de héros français avant-guerre et après-guerre. D’ailleurs, il reviendra plus tard faire des galas de boxe à Beausoleil.

L’Argentin Carlos Monzón a combattu à plusieurs reprises en principauté. © Photo Mairie de Monaco – Médiathèque de Monaco

Quelle attitude nourrissent les princes de Monaco vis-à-vis de la boxe ?

Les princes de Monaco, Albert Ier, puis, plus tard, Rainier III (1923-2005), et aujourd’hui le prince Albert II, sont intéressés par la boxe. Ils apprécient les boxeurs, et la boxe, en général. Donc, par leur intérêt, ils favorisent la pratique de cette discipline en principauté.

Plus globalement, où se déroulent les grands combats de boxe au début du siècle dernier ?

Au début du siècle dernier, les salles dédiées à la boxe sont rares, donc les premiers grands combats se déroulent dans des salles de spectacle. À Paris, c’est au Cirque d’hiver ou aux Folies Bergères. Parfois, on installe un ring et des tribunes improvisées, comme pour le match aux États-Unis entre Georges Carpentier et Jack Dempsey (1895-1983), le 2 juillet 1921, à Jersey City.

Dans les années 1970, Monaco a organisé plusieurs championnat du monde. © Photo Mairie de Monaco – Médiathèque de Monaco

Quel est le lien entre Monaco, Beausoleil et la boxe ?

Monaco poursuit son développement, mais avec l’idée que la boxe ce n’est pas forcément le meilleur emblème pour le faire. On considère donc que la boxe va désormais se développer à Beausoleil, dans un contexte français. Après Albert Ier, la période des années 1920-1930 est moins riche en combats de boxe. Le prince Louis II  (1870-1949) était peut-être un peu moins intéressé par cette discipline sportive. Voilà pourquoi on voit des combats, y compris régionaux, au Palais du Soleil, au Capitol, qui est situé sur la frontière entre Monaco et Beausoleil, vers la Crémaillère. Des combats se déroulent aussi au casino de Beausoleil. Pendant cette période, Beausoleil concurrence un peu Monaco. Surtout que les boxeurs de Monaco vont s’entraîner à Beausoleil, par manque de salles d’entraînement en principauté.

« Les casinos sont des lieux dans lesquels peuvent se dérouler de multiples activités. On vient jouer au casino, mais on y vient aussi pour se rencontrer, pour dîner, pour consommer des spectacles… Or, la boxe fait partie de la culture des élites cosmopolites de la fin du XIXème et du début du XXème siècle »

Des clubs de boxe voient malgré tout le jour dans les années 1920 et 1930 ?

Le club le Premierland est créé à Beausoleil en 1924. Les boxeurs s’entraînent au foyer du Poilu et certains acquièrent une notoriété régionale, notamment grâce à des boxeurs venus d’Italie, de Tunisie ou d’Algérie. Un bassin de production de boxeurs se met donc en place à Beausoleil. Du coup, pendant cette période, Beausoleil est vu comme un complément des mondanités de Monaco. Car les Monégasques vont aussi au Capitol et au casino de Beausoleil. Sur le territoire de la principauté, dans les années 1930, le club pugilistique de Monaco, situé boulevard princesse Antoinette et présidé par Jean Rossetti, est un lieu où sont organisées des activités autour de la boxe, mais qui n’ont pas une grande visibilité.

La boxe était aussi un vecteur de communication pour Monaco ?

Avant la guerre 1914-1918, la boxe était considérée comme un moyen de communication efficace. Après le combat Sullivan-Carpentier qui a été très suivi, on a, en revanche, moins d’exemples de grands combats organisés en principauté. Du coup, il y a une sorte de creux dans l’entre-deux-guerres, et la boxe migre à quelques centaines de mètres, du côté de Beausoleil. En fait, il existe alors une sorte de dualité.

Laquelle ?

Organiser des combats de boxe en principauté est vu comme un atout touristique. Et en même temps, c’est aussi vu parfois comme un sport qui n’est pas forcément le plus noble qui soit. Il y a donc quelques tiraillements. Les fervents défenseurs de la boxe estiment que c’est un sport à développer, mais ils sont confrontés à des freins, ce qui peut créer des tensions. La boxe à Monaco est donc dans un creux, et ce creux sera comblé après la Deuxième Guerre mondiale, à partir de 1945.

Qu’est-ce qu’il se passe à partir de 1945 ?

Après la Deuxième Guerre mondiale, l’AS Monaco, qui est un club omnisports, crée une section de boxe en 1949, qui existe d’ailleurs encore aujourd’hui. À ce moment-là, on voit se développer des combats, conjointement à Monaco et à Beausoleil. Dans un premier temps, en 1949 et 1950, ce sont essentiellement des combats locaux, qui se déroulent dans le premier stade Louis II, construit en 1939 par le prince Louis II. À l’intérieur de ce stade, une salle est réservée à la section boxe de l’AS Monaco. Auparavant, il n’existait pas en principauté de lieu dédié à la boxe. Donc, quand on organisait un combat, cela se passait, par exemple, dans un casino. Pendant quelques années, la boxe amateur va se développer à partir de sportifs locaux qui naviguent entre Monaco, Beausoleil, et au-delà également.

Les grands combats de boxe à Monaco font leur retour quand ?

Il faut attendre les années 1970 pour assister au retour des grands combats de boxe à Monaco. Notamment avec un grand boxeur qui a été régulièrement présent en principauté, l’Argentin Carlos Monzón (1942-1995). Monzón a été champion du monde des poids moyens du 7 novembre 1970 au 30 juillet 1977. En principauté, il a disputé un combat mémorable, le 8 mai 1971, au stade Louis II, contre l’Italien Nino Benvenuti, qu’il a battu au troisième round. À la suite de cet affrontement, Carlos Monzón est devenu une figure en principauté. L’Argentin est revenu combattre à Monaco, mais aussi pour sa villégiature.

© Photo Mairie de Monaco – Médiathèque de Monaco

Carlos Monzón revient quand en principauté ?

Le 2 juin 1973, Monzón boxe encore à Monaco, contre Emile Griffith (1938-2013), un boxeur des Îles Vierges américaines, cette fois. Il remporte ce combat. Puis, le 30 janvier 1976, Monzón bat le Colombien Rodrigo Valdez (1946-2017), encore au stade Louis II. Monzón récidive et bat une nouvelle fois Valdez au stade Louis II le 30 juillet 1977, avant de prendre officiellement sa retraite à Monaco. Avec quinze combats, titre en jeu, et quinze victoires, Carlos Monzón n’a jamais connu la défaite entre le 7 novembre 1970, où il est devenu champion du monde des poids moyens, et le 30 juillet 1977, date à laquelle il s’est retiré des rings.

D’autres combats ont marqué cette époque à Monaco ?

Le boxeur français, Gratien Tonna a remporté le championnat d’Europe des poids moyens à Monaco, toujours au stade Louis II, contre l’Anglais Kevin Finnegan (1948-2008) le 7 mai 1975. Mais le moment clé de ces années 1970, c’est le combat du champion du monde des poids moyens, l’Américain Marvin Hagler (1954-2021), à Fontvieille cette fois, contre le Mexicain, Norberto Cabrera, le 30 juin 1979. « Marvelous » Marvin Hagler remporte ce combat, devant le prince Rainier III. Les grandes figures de la boxe de l’époque sont donc présentes à Monaco. Il manque juste Muhammad Ali (1942-2016), qui n’a jamais combattu en principauté. Cette période faste continue dans les années 1980, avant d’amorcer un déclin. Ce sport est alors retombé dans une période creuse. Au fond, la boxe à Monaco, c’est un peu une histoire à éclipses.

« L’histoire de la boxe Monaco n’est pas linéaire. Et peut-être qu’avec Hugo Micallef, la boxe en principauté va retrouver ses lettres de noblesse, qu’elle a un peu perdues ces dernières années »

À partir des années 1980, puis 1990 et 2000, la boxe s’est déplacée dans de nouveaux lieux en principauté ?

Des combats voient le jour dans les hôtels, comme le Fairmont par exemple, qui s’appelait l’hôtel Loews auparavant. Des combats sont aussi organisés au Sporting, à la salle des Étoiles de la SBM. La section boxe de l’AS Monaco trouve une nouvelle manière de fonctionner. Ce club attire beaucoup de pratiquants, et notamment des femmes. Comme au début du siècle, environ 80 % de ces boxeurs viennent plutôt pour l’entretien du corps, sans faire de compétitions. Les 20 % restants essaient de percer dans le domaine de la boxe. L’ASM Boxe essaie d’attirer des boxeurs réputés, comme Ali Chebah, un boxeur français d’origine algérienne, né en 1985, qui défend les couleurs de ce club. Chebah a enchaîné pas mal de victoires dans les années 2000. En décembre 2009, Chebah a d’ailleurs reçu une distinction sportive monégasque, le trophée d’Or, des mains du prince Albert II. Ce boxeur n’est pas monégasque, mais il est membre du club de boxe de l’AS Monaco, au même titre que le club de football de Monaco peut attirer des joueurs étrangers.

Aujourd’hui, après toutes ces années d’attente, un monégasque prétend à un titre de champion du monde : il s’agit de Hugo Micallef [lire son interview dans ce dossier spécial — NDLR] ?

Un peu comme Charles Leclerc en Formule 1 (F1), Hugo Micallef incarne les espoirs monégasques pour la boxe. Son père est un ancien boxeur, et Hugo a été formé en principauté. Il a raté les Jeux Olympiques (JO) de Tokyo de peu. Mais il est devenu professionnel, et, à 23 ans, il vise un titre de champion du monde dans la catégorie des super légers. L’histoire de la boxe à Monaco n’est pas linéaire. Et peut-être qu’avec Hugo Micallef, la boxe en principauté va retrouver ses lettres de noblesse, qu’elle a un peu perdues ces dernières années.

Monaco a essayé de miser sur d’autres sports de combat que la boxe ?

C’est un autre type de spectacle, mais dans les années 1970, le catch marchait bien aussi. D’ailleurs, des combats de catch sur l’eau se sont déroulés à la piscine de Monaco. Un ring était installé au stade nautique, pour accueillir des combats de catch.

Dans les années 1980, des chaînes de télévision, comme Canal+, ont fait la promotion de la boxe ?

Quand Canal+ a été créée en 1984, le journaliste Jean-Phillipe Lustyk a fait la promotion de la boxe. Mais aujourd’hui les combats de boxe sur Canal+ sont moins valorisés. Peut-être parce qu’il y a un désintérêt, et que d’autres sports, comme le football, ont remplacé cet intérêt pour la boxe. Car la boxe est une passion à éclipses, avec des moments où elle est totalement mise en valeur, et d’autres moments où elle perd de son influence. Mais ce n’est pas fini.

Aujourd’hui, la boxe est encore un moyen de communication sur lequel misent les casinos de jeu du monde entier ?

Je n’en suis pas persuadé. Mais ça peut le redevenir. Il y a eu un moment où les casinos et le tourisme de luxe ont intégré la boxe dans leur offre. Aujourd’hui, c’est un peu retombé, mais ça ne demande qu’à repartir. C’est sans doute lié à l’air du temps, qui a un peu relégué la boxe au second plan. Peut-être parce que les boxeurs n’ont pas eu la personnalité que le public pouvait attendre. Désormais, on a du mal à identifier les grands boxeurs de ce monde. Aujourd’hui, on les repère moins qu’un grand tennisman ou un grand footballeur. Mais comme la boxe se féminise, peut-être que ce sport fera son retour par ce biais-là. Dans les années 1990 et 2000, à la Bulle, le complexe du Devens à Beausoleil, des meetings ont réuni des boxeurs locaux et même nationaux. Il y a donc quelques bribes qui montrent que la boxe peut encore se relancer.

1) Contactée par Monaco Hebdo, la Société des Bains de Mer (SBM) n’a pas souhaité répondre à nos questions.

Pour lire la suite de notre dossier «la boxe peut-elle faire son grand retour à Monaco», cliquez ici.