jeudi 25 avril 2024
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Abus de faiblesse : des enquêtes longues et complexes

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En l’absence d’éléments flagrants, le travail d’enquête mené par les services de police est souvent déterminant dans les affaires d’abus de faiblesse.

En effet, beaucoup n’aboutissent pas, faute de preuves tangibles. C’est la raison pour laquelle la police doit faire preuve de finesse et de complétude, afin que les auteurs ne passent pas à travers les mailles du filet.

«Dès lors qu’il y a des signalements ou que des plaintes sont déposées, il faut tout de suite être réactif en termes d’enquête, d’investigation. Et actuellement, je peux dire que la priorité est donnée par le parquet général avec la police pour traiter ces signalements ou ces plaintes de la façon la plus complète possible ». Secrétaire d’État à la justice, Robert Gelli le sait mieux que quiconque : la récolte d’informations et de preuves est primordiale en matière d’abus de faiblesse. Car, au contraire d’un vol par exemple, l’absence d’éléments flagrants dans ce genre d’affaires complique sérieusement la tâche des enquêteurs. Faire la différence entre un acte de générosité et un abus de faiblesse, qui relève du délit, n’est en effet pas toujours évident. Et ce, d’autant plus que les signalements ou plaintes pour abus de faiblesse sont souvent déposés par des proches de la victime. Du fait de leur état de vulnérabilité, ou tout simplement par honte de s’être fait avoir, rares sont les victimes à se rendre spontanément au commissariat pour déposer plainte. Alors, pour mener à bien ses enquêtes, les services judiciaires n’ont pas hésité à donner davantage de moyens à la police monégasque, comme l’explique Robert Gelli : « Les effectifs de la brigade financière ont été renforcés car cette priorité [les abus de faiblesse — NDLR] a été définie. À un moment ou un autre, il faut aussi des moyens pour que les enquêtes prospèrent, et qu’il puisse y avoir des condamnations ».

« Les enquêtes nécessitent plus d’un an de travail. cela s’apparente plus à un dossier financier qu’à un dossier classique. Et les dossiers financiers sont toujours beaucoup plus longs »

Laurent Tournier. Adjoint au chef de la division de police judiciaire

Affaires complexes

Des condamnations ou des relaxes. Car, on le constate à travers les différents exemples d’affaires cités dans ce numéro [lire par ailleurs — NDLR], le jugement des affaires d’abus de faiblesse est particulièrement complexe. En effet, il faut parvenir à déterminer si la victime a agi en connaissance de cause, ou bien si elle a été spoliée par des personnes malintentionnées. Difficulté supplémentaire : pour qu’un abus de faiblesse soit reconnu comme tel par la justice monégasque, il faut par ailleurs que « la vulnérabilité, ou l’état de dépendance, soient apparents ou connus de l’auteur », précise l’article 335 du code pénal, relatif aux crimes et délits contre les personnes, les propriétés et les animaux. En d’autres termes, il faut que l’auteur de l’infraction ait conscience de l’état de faiblesse de sa victime et qu’il abuse de celle-ci, en connaissance de cause. Tout un travail d’enquête doit donc être mené en amont par les services de police pour en apporter les preuves. Et celui-ci est particulièrement long et fastidieux, comme l’explique Laurent Tournier, adjoint au chef de la division de police judiciaire : « Les enquêtes pour abus de faiblesse sont très longues. Elles nécessitent plus d’un an de travail. En fait, cela s’apparente plus à un dossier financier qu’à un dossier classique. Et les dossiers financiers sont toujours beaucoup plus longs. Par exemple, si nous faisons une réquisition bancaire, nous allons parfois obtenir des résultats au bout de six mois. Le temps de collecter tous les renseignements est donc très long ». Vient ensuite le temps du traitement des données récoltées. Et, là encore, les délais peuvent être longs : « Actuellement, il n’existe pas de moyens informatiques efficaces pour traiter toutes ces données et sortir celles qui nous intéressent. Nous nous retrouvons donc avec des gros cartons de papiers à photocopier et à exploiter pour recenser toutes les opérations normales et anormales… C’est donc assez long, car il faut ensuite faire ressortir dans la procédure, ce qui peut matérialiser un préjudice s’il y en a un ». Résultat, il faut en moyenne deux ans pour mener une enquête à son terme.

Établir le préjudice

Heureusement à Monaco, la sûreté publique peut compter sur la collaboration des établissements financiers. « Que ce soit dans ce domaine [des abus de faiblesse — NDLR], ou même dans d’autres, ils coopèrent bien, assure Laurent Tournier. C’est l’une des professions qui coopère le mieux, car elle est mieux organisée. Ils ont des services juridiques, des services de conformité. Ils sont sensibilisés et ils ont une meilleure connaissance de la loi. Donc oui, ils coopèrent très bien, insiste-t-il. Ils signalent soit chez nous, soit plus souvent au parquet lorsqu’ils peuvent avoir un doute. Ce n’est pas toujours avéré, mais ça prouve justement qu’ils collaborent ». Cette aide précieuse des établissements financiers permet ainsi aux enquêteurs d’établir la matérialité des faits. Il peut s’agir concrètement de virements bancaires, d’émissions de chèques au profit d’un tiers, de retraits en espèce multiples ou encore d’achats et/ou dons de biens (voitures, bijoux, appartements…). « Il y a un gros travail de dossier, notamment d’analyses bancaires », souligne Laurent Tournier. Avant de détailler : « Nous procédons à des vérifications patrimoniales. Nous allons d’abord chercher à déterminer quelles sont toutes les richesses (meubles, immeubles…) de la victime. Cela se fait par une phase de réquisitions. Nous faisons des demandes aux différents organismes, services fiscaux, expansion économique si jamais il y a des sociétés, auprès des banques, auprès des sociétés fiduciaires qui gèrent les structures patrimoniales… Une fois que nous avons toutes ces données, nous les analysons une à une pour voir où est placé l’argent, comment il circule… Ce travail nous permet de matérialiser l’infraction, et éventuellement de déterminer le préjudice. Car dans ce genre d’affaires, il faut que le préjudice soit vraiment bien chiffré. Sinon sur les poursuites, nous n’aurons pas de résultat. Ou en tout cas, pas le résultat escompté ». Et en principauté, plus qu’ailleurs, les sommes peuvent vite atteindre des sommets selon le commandant Tournier : « À Nice, si vous dépouillez une personne âgée, au mieux vous lui prenez son appartement à 300 000 euros. La même personne à Monaco, vous allez trouver l’appartement qui, lui, vaut 3 millions, le compte bancaire qui en vaut dix, les voitures qui sont au garage depuis dix ans… Il peut y avoir énormément d’argent ».

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« Que ce soit dans ce domaine [des abus de faiblesse – NDLR], ou même dans d’autres, les établissements financiers coopèrent bien. C’est l’une des professions qui coopère le mieux, car elle est mieux organisée »

Laurent Tournier. Adjoint au chef de la division de police judiciaire

Évaluer la vulnérabilité de la victime

L’autre objectif des investigations — et non des moindres — consiste à établir la vulnérabilité de la victime. Et si l’âge avancé est bien un critère pour parler de la faiblesse ou de la vulnérabilité d’une personne, il ne peut en aucun cas constituer, en soi, une preuve. D’autres éléments, plus probants, doivent venir le corroborer. « Cela se fait souvent par des examens médicaux, psychiatriques, qui permettent de constater que la personne n’a pas sa pleine capacité de conscience des choses », indique le secrétaire d’État à la justice, Robert Gelli. Mais ce n’est pas tout, le recueil de témoignages est également primordial dans ce genre d’affaires. « Pour matérialiser l’état de vulnérabilité de la personne, nous entendons aussi les médecins, les auxiliaires de vie, les enfants, les parents, les voisins… », ajoute Laurent Tournier. Cette enquête de voisinage et de l’entourage doit aussi permettre de déterminer la nature de la relation entre l’auteur et la victime et établir si l’auteur des faits avait connaissance, ou non, de la vulnérabilité de la victime. Cet élément constitutif de l’infraction est particulièrement difficile à prouver. Il est en effet rare de disposer d’un enregistrement dans lequel une personne soupçonnée d’abus de faiblesse reconnaît ouvertement l’état de vulnérabilité de la personne. À défaut de cet élément de preuve, la défense doit donc s’appuyer sur un faisceau d’indices. Notamment des témoignages concordants recueillis auprès des proches, du voisinage, des médecins… Autant d’éléments qui viendront s’ajouter aux expertises médicales, et donner ainsi davantage de poids au dossier. À l’issue de cette phase d’enquête, le parquet peut d’ailleurs être amené à saisir le juge tutélaire, s’il estime qu’il a pu y avoir un abus. Une mise sous tutelle, ou curatelle, peut alors être prononcée pour protéger la personne vulnérable.

« À Nice, si vous dépouillez une personne âgée, au mieux vous lui prenez son appartement à 300 000 euros. La même personne à Monaco, vous allez trouver l’appartement qui, lui, vaut 3 millions, le compte bancaire qui en vaut dix, les voitures qui sont au garage depuis dix ans… Il peut y avoir énormément d’argent »

Laurent Tournier. Adjoint au chef de la division de police judiciaire

Coopération

« Même si vous chiffrez [le préjudice — NDLR], il faut aussi ensuite que la vulnérabilité de la victime soit reconnue. C’est la raison pour laquelle nous essayons plus d’accentuer le volet préventif avec les assistantes sociales pour prévenir ce genre de choses, que le volet répressif que nous allons traiter de la même façon, mais qui ne pourra pas forcément avoir le résultat escompté, explique Laurent Tournier. Nous sommes beaucoup soumis à la coopération dans ce genre d’affaires ». Et dans un pays très cosmopolite comme Monaco, la coopération peut s’avérer compliquée dès lors que l’abus de faiblesse franchit les frontières : « Souvent en principauté, nous avons des personnes étrangères qui ont des intérêts dans plusieurs pays. S’il n’y a pas une bonne coordination et une bonne coopération avec ces pays, nous ne parviendrons pas à chiffrer exactement le préjudice. C’est pratiquement impossible ». On l’aura compris, prouver un abus de faiblesse est particulièrement délicat. Alors, pour éviter que les auteurs ne s’en sortent à bon compte, il est conseillé de porter plainte au plus vite.

Abus de faiblesse : Comment les signaler ?

Plusieurs possibilités existent pour signaler un abus de faiblesse. « Avant l’abus de faiblesse, il y a une phase préventive sur laquelle nous allons aussi agir. C’est-à-dire que la famille, les voisins, le banquier… peuvent signaler qu’ils ont le sentiment que quelqu’un pourrait se faire abuser au vu de sa vulnérabilité », explique l’adjoint au chef de la division de police judiciaire, Laurent Tournier. Dans ce cas, les faits sont dénoncés au parquet qui va alors diligenter une enquête pour vérification. « Il ne s’agit pas d’une enquête judiciaire, insiste le commandant Tournier. Cette enquête pour vérification est menée par deux assistantes de police, qui sont en réalité des assistantes sociales, mais avec un peu plus de pouvoir, dans la mesure où elles vont à la fois faire des vérifications sur l’entourage, questionner les voisins, les amis… et voir si la personne est vraiment vulnérable », détaille Laurent Tournier. Mais ce n’est pas tout, puisque ces assistantes sociales, rattachées à la division de police judiciaire, effectuent aussi des vérifications bancaires : « Elles vont vérifier le train de vie, le type de dépenses pour voir si ça cadre avec l’âge et les habitudes de la personne qu’elles seront également amenées à rencontrer ». À l’issue de cette première phase d’enquête, des mesures supplémentaires peuvent être prises d’une part pour protéger la personne (mesures de tutelle ou de curatelle) et, d’autre part, au niveau judiciaire pour « vérifier qui dans l’entourage va dépouiller la personne âgée vulnérable ». Le juge tutélaire a lui aussi le pouvoir d’ordonner une enquête judiciaire en cas de soupçon d’abus de faiblesse. Enfin, des dénonciations et signalements peuvent aussi être directement adressés au parquet. Ils sont en général le fait de banquier ou de personnel médical. « À chaque fois, à la base, quelqu’un dénonce une vulnérabilité chez une personne âgée soit auprès des services de police, soit auprès du parquet », résume Laurent Tournier.

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