vendredi 29 mars 2024
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Comment le poète Édouard Glissant a sauvé le NMNM de ses Tremblements

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Le Nouveau musée national de Monaco (NMNM) présente sa nouvelle exposition, Tremblements, à la Villa Paloma. Dans la forme, il s’agit d’une sélection des acquisitions de ce musée des dix dernières années. Dans le fond, c’est plus politique. Mais l’esprit insufflé par la pensée du poète Édouard Glissant (1928-2011), fil rouge de cette exposition, apporte la beauté nécessaire pour ne pas se perdre.

Des tremblements sans stupeur. C’est, de prime abord, le sentiment qui se dégageait à l’évocation de la nouvelle exposition du Nouveau musée national de Monaco (NMNM), Tremblements, visible jusqu’au 15 mai 2022 à la Villa Paloma. « Nouvelle » n’est pas exactement le mot, puisqu’il s’agit d’une sélection des acquisitions du musée de ces dix dernières années, des œuvres qui dormaient ces derniers temps à l’abri des regards, et qu’il a fallu réveiller pour monter l’exposition. On aurait donc pu s’inquiéter de ne pas comprendre où Tremblements allait nous emmener, ni par quelle espèce de sentiments le public allait se mettre à s’agiter, outre le talent des artistes exposés. La réponse, surprenante, est finalement venue de la littérature, et du poète et philosophe Édouard Glissant, mis en avant par le NMNM pour cette exposition. Un artiste à la pensée multiple, symbole du mondialisme dans le sens vertueux du terme, et défenseur des diversités aux multiples genres. Quoi de mieux pour une sélection qui semblait chercher le sien ?

Secousses illustrées

Si l’origine de la collection revient à l’ancienne directrice du musée, Marie-Claude Beaud, et à son successeur Björn Dahlström, le choix de la sélection appartient, par contre, au travail de la commissaire Célia Bernasconi, également conservatrice en chef du NMNM. L’évocation d’Édouard Glissant lui revient donc, comme l’articulation de la pensée de l’auteur à travers l’exposition. C’est important de le mentionner, car tout prend sens à partir de ce choix. Le monde tremble, en effet, selon la commissaire. Il est pris de secousses, de partout : politiquement, sociologiquement, et même physiquement, géologiquement. Or, Édouard Glissant, inventeur du concept de « mondialité », et auteur du Traité du Tout-Monde (Gallimard, 1997) et de La poétique de la relation (Gallimard, 1990), pour ne citer qu’eux, œuvrait pour préserver « le monde de ses mondes », un monde dans lequel l’artiste occupe une place de choix, comme symbole d’expression des diversités. L’artiste, avec son travail, incarne en effet les mouvements de société et, cela tombe bien, la collection exposée présente dix ans de créations, autant de reflets d’époques. Dix-sept artistes — dont neuf femmes, précise le musée — de douze nationalités ont ainsi été choisis pour illustrer les dernières « secousses du monde ». Autant de supports que de styles sont représentés : l’exposition mêle photographies, installation, tapisserie, toiles et vidéos à gogo. Visuellement, l’ensemble est percutant, l’œil est bousculé, les couleurs sont vives : on ne s’ennuie pas. Ce choix vitaminé est d’ailleurs pleinement assumé par l’équipe du musée : « Notre société contemporaine est dominée par l’image, mais aussi par la profusion de récits. » Des récits qui ont tous leur raison d’être, et qu’il convient de hiérarchiser : « Chaque jour, sur les réseaux sociaux, chacun écrit un nouveau récit, réécrit le passé à travers le prisme de l’inclusion des anciens exclus ou l’exclusion des anciens inclus, réinvente son identité culturelle et redéfinit ses propres origines. » Mais tout cela, il fallait s’en douter, n’est pas neutre.

© Photo Andrea Rossetti 2021

On aurait donc pu s’inquiéter de ne pas comprendre où Tremblements allait nous emmener, ni par quelle espèce de sentiments le public allait se mettre à s’agiter, outre le talent des artistes exposés

Symboles politiques

Peut-on faire de l’art sans le rendre politique ? La question nous taraude l’esprit lorsqu’on arpente les œuvres exposées pour Tremblements. Et la réponse est non : même si la portée de l’exposition n’est pas expressément politisée, elle se fait porte-parole de causes contemporaines, à tendance fortement anglo-saxonne. La lutte contre le « privilège blanc », pour commencer. Au premier étage, le visiteur découvrira la séquence vidéo de l’Américain Arthur Jafa, intitulée The white album (2018), celle-là même qui avait été présentée à la Biennale de Venise en 2019, et acquise par le NMNM en 2021. Au menu de ce florilège d’images évocatrices : des hommes, blancs, qui exhibent leurs armes à feu. Puis un autre homme blanc, menotté, et probablement alcoolisé, qui insulte à plusieurs reprises une policière noire, en la traitant de “nigger” [« négresse » — NDLR]. Puis encore un homme, toujours blanc, cliché du “gringo” bien portant, qui se filme avec son smartphone pour discourir sur les vertus supposées de la suprématie blanche aux États-Unis. Bref, un condensé de méchants et stupides hommes blancs, et d’une femme blonde, tout de même, qui sous-entend que la problématique du racisme outre-atlantique est toujours l’affaire de logiques binaires, blanche ou noire. Pas de place pour le gris ici, l’œuvre s’exempte des nuances plus complexes, telles que les logiques sociétales, économiques, philosophiques, culturelles, et cultuelles qui permettent d’aborder le racisme comme un mal global, et pas une lutte de couleurs uniquement, toujours à sens unique. Mais, après-tout, une œuvre doit-elle faire dans la nuance ? L’objectif de cette exposition, comme le note le NMNM dans sa présentation, est de « décoloniser la pensée ». On se demandera tout de même si le fait d’intégrer The White Album à cette collection ne risque pas de provoquer l’effet inverse, en transposant des problématiques américaines à une société monégasque et européenne, qui ne lui ressemble, peut-être, que dans la forme.

Si l’exposition Tremblements porte en elle une série de messages politiques, ce n’est pas forcément un problème. Qu’on apprécie ou pas l’angle des thématiques abordées, le parti pris a le mérite de faire réfléchir. © Photo Andrea Rossetti 2021

On y retrouve des corps multipliés, qui racontent, et qui se la racontent, tant ils sont mis en avant dans ces vidéos, avec ce panache et cette impertinence propre à l’esprit « transversal » de la scène queer

« Queer »

Vient ensuite la culture “queer” [transgression du genre — NDLR] au deuxième étage, avec la chorégraphie, très pop et colorée du Body Double n° 35 (2017) de Brice Dellsperger. L’artiste, qui a commencé cette série Body Double en 1995, réalise à chaque fois des remakes kitchs de grands films du cinéma, américains le plus souvent, le titre faisant d’ailleurs écho au film Body Double (1984) de Brian de Palma. Dans cette série, Dellsperger aime avoir recours à un acteur unique qui revêtira tant les rôles masculins que féminins. On y retrouve des corps multipliés, donc, qui racontent, et qui se la racontent, tant ils sont mis en avant dans ces vidéos, avec ce panache et cette impertinence propre à l’esprit « transversal » de la scène queer. Même chose pour les installations vidéo du duo Pauline Boudry-Renate Lorenz, qui se consacrent essentiellement à l’histoire de personnes et personnages queers et transgenres, mêlant musiques et chorégraphies sous une approche underground. La photographe américaine Nancy Goldin, dite “Nan” Goldin, enfin, affiche globalement la même approche, mais sous un angle plus intime, plus porté sur l’individu que sur l’artefact. Car cette artiste et photographe n’aime « ni le glamour, ni la glorification ». Sur l’ensemble de sa carrière, “Nan” a présenté une multitude de portraits sensibles et de scènes de vie, parfois la sienne et celle de son entourage, notamment dans sa série The Ballad of Sexual Dependency, qui avait fait sensation au début des années 1980, par sa capacité à illustrer la violence des conflits amoureux, quels qu’ils soient.

nmnm expo tremblements
© Photo Andrea Rossetti 2021

Peut-on faire de l’art sans le rendre politique ? La question nous taraude l’esprit lorsqu’on arpente les œuvres exposées pour Tremblements. Et la réponse est non

Des corps à l’épreuve

Qu’il s’agisse de genres, d’ethnies ou de moyens d’expression plus neutres, Tremblements met en avant des corps. Sa thématique est même particulièrement abordée par certains artistes exposés comme le Londonien Steve McQueen, homonyme de l’acteur américain. Son œuvre, Weight (2016), exposée au premier étage de la Villa Paloma, représente une moustiquaire en plaqué or de 24 carats recouvrant un lit en fer, un lit de prison en réalité. Il s’agit là d’un hommage rendu à l’écrivain et poète Oscar Wilde (1854-1900), qui avait été détenu entre 1895 et 1897 à la prison de Reading, en Angleterre, en raison de son homosexualité. Cette œuvre avait été réalisée lors d’un projet commun en 2016 avec d’autres artistes de renom, comme Ai Weiwei, Roni Horn et Nan Goldin pour investir cette ancienne prison, fermée trois ans plus tôt. Cette installation invite à s’interroger sur l’enfermement du corps, et sur la capacité de l’esprit à le transcender, d’où le voile d’or recouvrant le lit, ainsi que ses conditionnements en société. Le corps est aussi représenté à l’épreuve du temps et des éléments, comment l’illustrent à la fois la sculpture de cactus coulés dans le bronze, Smog III-IX (2017-2018) de l’Allemande Katinka Bock, et l’impressionnant montage mariant tapisserie, bois, lumière et peinture de Laure Prouvost, qui raconte l’histoire de son grand-père dans Since he is gone, weaved by Grand Ma (2014). Toutes ces œuvres réunies forment ainsi un ensemble de réflexions sur les thématiques qui ont bousculé les sociétés et leurs mœurs, au moins médiatiquement : « L’art contemporain regroupe des formes d’expression en prise avec l’époque. Les créateurs d’aujourd’hui réfléchissent et traduisent les lignes de tensions et les enjeux qui font notre actualité. Ils nous fournissent des clefs et des repères salutaires », rappelle le directeur du NMNM Björn Dahlström, en marge de l’exposition. Et si l’exposition Tremblements porte en elle une série de messages politiques, ce n’est pas forcément un problème. Qu’on apprécie ou pas l’angle des thématiques abordées, le parti pris a le mérite de faire réfléchir. Qu’elle agace ou qu’elle émeuve, cette exposition provoque, à proprement parler, et c’est bien ce qui compte : le sage, le calme, et le ronron n’ont pas leur place dans un musée. Un positionnement qui colle bien à ce qu’écrivait Édouard Glissant : « La pensée du tremblement […], c’est d’abord le sentiment instinctif qu’il nous faut refuser toutes les catégories de pensées figées et toutes les catégories de pensées impériales. »

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© Photo Andrea Rossetti 2021

Tremblements : 17 artistes exposés

Tremblements permet de voir des œuvres des artistes suivants : Sylvie Blocher, Katinka Bock, Pauline Boudry et Renate Lorenz, Candice Breitz, Clément Cogitore, Brice Dellsperger, Latifa Echakhch, Apostolos Georgiou, Nan Goldin, Petrit Halilaj, Arthur Jafa, Helen Johnson, Steve McQueen, Laure Prouvost, Hans Schabus et Yinka Shonibare.