vendredi 26 avril 2024
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Céline Cottalorda : « Tant qu’il y aura des violences, il faudra continuer »

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Suite à la publication des chiffres de l’année 2021 sur les violences faites aux femmes à Monaco, Céline Cottalorda, déléguée interministérielle pour les droits des femmes, se félicite de la baisse enregistrée, tout en estimant qu’il ne faut pas relâcher les efforts entrepris. Interview.

C’est la troisième étude sur les violences faites aux femmes publiée par l’Institut monégasque de la statistique et des études économiques (Imsee) : quelles sont les principales évolutions sur les trois dernières années, de 2019 à 2021 ?

Trois ans, c’est bien, mais c’est peu pour pouvoir dégager une véritable tendance. L’objectif de cette étude annuelle, c’est de permettre, au fil du temps, d’avoir des chiffres sur le long terme, afin de pouvoir mesurer l’évolution. De plus, depuis mars 2020, nous sommes dans un contexte particulier, avec la pandémie de Covid-19. Or, notre première étude remonte à 2019. Nous avons donc eu une année « normale », suivie de deux années hors norme. De ce fait, il est donc difficile d’en tirer un bilan, pour le moment.

Malgré tout, en quoi publier ces chiffres reste un moment important ?

Ce qui est positif, c’est qu’aujourd’hui nous avons des chiffres. On peut faire un recensement des cas de violences déclarés à Monaco, ce que nous n’avions pas avant. Cela nous permet d’avoir un état de la situation. Ces chiffres nous permettent aussi de mettre le sujet sur la place publique, de parler de ces violences, de contribuer à libérer la parole.

Quel est le profil des victimes [à ce sujet, lire notre encadré – NDLR] ?

Pour l’essentiel, les personnes recensées sont de nationalité monégasque et française. En termes de catégories socio-professionnelles, tous les milieux peuvent être concernés. Potentiellement, chaque femme, quel que soit son âge ou sa catégorie socio-professionnelle, peut malheureusement être touchée, un jour.

« Cette étude met en avant les faits de violence déclarés. Donc les victimes qui ne vont pas voir la police ou qui ne contactent pas les services sociaux ou l’association d’Aide aux victimes d’infractions pénales (AVIP) n’apparaissent pas dans les chiffres »

Comment mesurer la partie invisible, c’est-à-dire les femmes qui ont peur et qui ne sont dans aucune de vos statistiques ?

En parlant de plus en plus des violences faites aux femmes, et en faisant des campagnes de communication pour susciter une prise de conscience. Car il n’y a pas que la violence physique. Il y a aussi la violence psychologique et économique. Et parfois, les victimes, elles-mêmes, n’en ont pas conscience, et leur entourage non plus. Cette étude met en avant les faits de violence déclarés. Donc les victimes qui ne vont pas voir la police ou qui ne contactent pas les services sociaux ou l’association d’Aide aux victimes d’infractions pénales (AVIP) n’apparaissent pas dans les chiffres. Mais leur nombre est difficile à quantifier. On peut seulement parler de ce qu’on constate.

Quelle est la tendance constatée pour l’année 2021 ?

Pour l’année 2021, la tendance générale est à la baisse, que ce soit à la sûreté publique, ou au centre hospitalier princesse Grace (CHPG). Entre 2019 et 2020, nous avions enregistré une hausse des faits de violences de 18 % qui pouvait être mise en lien avec les différentes périodes de confinement liées à la pandémie de Covid-19. En 2021, le coronavirus a ralenti ou empêché les déplacements, et il y a eu davantage de télétravail. Donc, pour les salariés étrangers qui habitent en France ou en Italie, les faits de violence étaient moins susceptibles d’être signalés à Monaco. De plus, il y a eu des annulations d’événements, ou des événements de taille plus réduite. À cause de la pandémie, il a pu y avoir aussi la crainte d’aller à l’hôpital. On peut aussi y voir le fruit du travail de tous les acteurs du comité qui œuvrent pour la protection des droits des femmes en principauté, et une prise de conscience au sein de la société monégasque vis-à-vis de ce fléau. Mais il faut rester prudent, car nous n’avons pas la cause qualitative dans ces chiffres.

Monaco et ses 38 000 habitants, une ville-État où presque tout le monde se connaît, ne permet pas de libérer facilement la parole des femmes ?

En principauté, il existe un « effet village » qui est très sensible. L’Imsee travaille d’ailleurs sur des données anonymisées, surtout que l’on est sur des petits nombres. Toutes les précautions doivent être prises. Pour certaines personnes, il est effectivement plus facile d’aller voir une association, l’AVIP, en se disant qu’on ne sera pas connu ou reconnu, plutôt que d’aller voir la police ou les services sociaux. C’est pourquoi, à Monaco, il existe un maillage, avec plusieurs portes d’entrée possibles, pour permettre aux femmes de choisir le moyen qui leur convient le mieux pour se signaler.

Beaucoup de femmes témoignent sur Twitter avec le hashtag #doublepeine pour dénoncer les difficultés à déposer plainte auprès de la police, en estimant que leur parole n’est pas assez audible : où en est la formation des policiers de la principauté sur ce sujet ?

La formation des policiers de la principauté est continue. C’est l’un des piliers de la lutte contre les violences faites aux femmes. Il s’agit de former tous les acteurs qui sont en contact avec les victimes, et pas simplement la police : les travailleurs sociaux, les magistrats, le personnel enseignant et du CHPG… Nous avons commencé ces formations en janvier 2020 sur l’accueil des victimes de violences. Elles se poursuivent, et nous avons également lancé en 2022 un autre module sur la prise en charge des victimes de violences. À ce jour [cette interview a été réalisée le 26 janvier 2022 — NDLR], près de 300 personnes ont été formées depuis janvier 2020, dont une cinquantaine de policiers au total. La sûreté publique est très sensibilisée et à l’écoute.

« Dans ce genre de dossier, il est toujours délicat d’apporter la preuve, surtout quand on est confronté à des violences qui ne sont pas physiques. Si les faits n’ont pas pu être suffisamment caractérisés, il est compliqué pour la justice de se prononcer. Cela devient la parole de l’un contre la parole de l’autre, avec le risque du classement sans suite de l’affaire. » Céline Cottalorda. Déléguée interministérielle pour les droits des femmes. © Photo DR

En 2021, deux condamnations ont été prononcées et deux affaires ont été classées sans suite : c’est compliqué d’apporter des preuves ?

Le secrétaire d’État à la justice, Robert Gelli, est très impliqué dans ces sujets, de même que l’ensemble de l’institution judiciaire. Mais, comme les années précédentes, on constate un faible nombre de condamnations, avec des affaires classées sans suite. Parce que dans ce genre de dossier, il est toujours délicat d’apporter la preuve, surtout quand on est confronté à des violences qui ne sont pas physiques. Si les faits n’ont pas pu être suffisamment caractérisés, il est compliqué pour la justice de se prononcer. Cela devient la parole de l’un contre la parole de l’autre, avec le risque du classement sans suite de l’affaire.

En 2021, l’AVIP a reçu 36 femmes victimes de violences (contre 42 en 2020) et la direction de l’action et de l’aide sociale (DASO) a recensé 13 cas de violences sur l’année 2021 : l’AVIP dispose-t-elle de moyens suffisants pour faire face à la demande ?

Depuis la création de l’AVIP, en 2014, ses moyens ont été en forte augmentation, surtout depuis la création du comité pour la promotion et la protection des droits des femmes, en octobre 2018. Le gouvernement a donné des moyens supplémentaires à l’AVIP. Son budget est en voie de stabilisation par rapport à ses besoins actuels. Si des besoins supplémentaires étaient nécessaires, on y répondrait pour assurer la prise en charge des victimes. Depuis 2018, la subvention de cette association a augmenté de plus de 300 %, sachant qu’entre 2018 et 2019, l’AVIP a enregistré une progression budgétaire d’environ 200 %. À cela s’ajoute la mise à disposition de nouveaux locaux par l’État, dans le courant de l’année 2019. Il s’agit de locaux plus spacieux, mieux adaptés à leurs besoins et à ceux des victimes.

« Pour l’année 2021, la tendance générale est à la baisse. […] Entre 2019 et 2020, nous avions enregistré une hausse des faits de violences de 18 % qui pouvait être mise en lien avec les différentes périodes de confinement liées à la pandémie de Covid-19 »

À ce jour, combien d’hébergements d’urgence sont disponibles à Monaco, ou en France, pour les femmes victimes de violences ?

Vingt-et-un appartements sont disponibles à Monaco pour prendre en charge les victimes de violences. Mais ces logements peuvent aussi accueillir d’autres situations d’urgence. C’est la DASO qui gère ce parc. À cela s’ajoute le financement de nuitées dans des hôtels situés dans les communes limitrophes à la principauté, si besoin. L’AVIP peut bien entendu bénéficier de ces différents dispositifs.

Comment gérer l’éloignement d’un conjoint violent sur un territoire de seulement 2 km2, où le port d’un bracelet électronique serait inutile ?

À Monaco, des ordonnances de protection peuvent être prononcées par la justice. Une ordonnance a d’ailleurs été décidée en 2021. À Monaco, le territoire ne fait effectivement que 2 km2, mais nous avons une très forte présence policière. Il est donc moins compliqué de voir la police et les secours intervenir très rapidement, si jamais une femme était en danger.

Depuis plusieurs années, le terme « féminicide » (2) est largement repris, y compris par les responsables politiques : qu’est-ce que cela change ?

Quand on nomme les choses, elles prennent corps. Elles existent. Il est important de le faire. Le fait d’utiliser le terme de « féminicides » permet de donner une existence à un phénomène. Depuis 2017, cela a beaucoup été repris, notamment par tous les mouvements autour de #MeToo. Le traitement médiatique a aussi beaucoup évolué autour des féminicides. Les choses ont évolué, car avant, on ne parlait pas de féminicides, mais de « crimes passionnels » (3).

Sur le plan législatif, les textes de loi sur la protection des victimes de violences sexistes et sexuelles sont-ils suffisants ?

Ce dispositif a été complété fin 2021. Le Conseil national a voté une loi sur les incriminations d’agressions sexuelles. Ce texte est très important. Il constitue une étape forte dans la lutte contre les agressions sexuelles. Une loi a aussi été votée sur la violence et le harcèlement en milieu scolaire. Elle constitue également une avancée notable et prend en compte le cyber-harcèlement. Avec les services judiciaires et les services de l’État, nous travaillons sur la question de l’indemnisation des victimes de violences à caractère sexuel et intra-familiales, qui pourraient concerner aussi les enfants. L’objectif est de déposer un projet de loi le plus rapidement possible. Enfin, un projet de loi concerne l’abrogation des dispositions obsolètes, ou inégalitaires, dans le droit monégasque. Les mots ont un sens. L’emploi, désormais, du terme de « féminicides » le montre. Du coup, abroger certaines dispositions devenues obsolètes a son importance pour se mettre à jour avec nos usages, et supprimer les termes archaïques.

Celine Cottalorda
© Photo Manuel Vitali / Direction de la Communication

« En principauté, il existe  un « effet village » qui est très sensible. L’Imsee travaille d’ailleurs sur des données anonymisées, surtout que l’on est sur des petits nombres. Toutes les précautions doivent être prises »

Depuis votre nomination en octobre 2018, avez-vous le sentiment que la culture de la protection des femmes à Monaco avance ?

Il y a une satisfaction et des signes encourageants, car depuis la création du comité pour la promotion et la protection des droits des femmes, en octobre 2018, le sujet des droits des femmes est régulièrement mis sur le devant de la scène. Que ce soit pour la lutte contre les violences ou pour la promotion des femmes. Ce sujet se traduit aussi en actes, avec les récentes nominations au sein des plus hautes instances de l’État. Les élus du Conseil national sont très impliqués et relaient aussi ces thématiques dans leurs débats. Il y a donc une évolution des mentalités, et une prise de conscience. La société civile est très concernée, que ce soit le tissu associatif, ou même par le biais de personnes qui ont envie de s’impliquer. Mais tout cela prend du temps. Il faut donc rester modeste, car on ne peut pas tout changer en seulement trois ans. Il faut continuer le combat. Ce n’est pas terminé. Tant qu’il y aura des violences, il faudra continuer. Parce que derrière ces chiffres, il y a des êtres humains, et des familles qui souffrent.

En France, une plate-forme de signalement en ligne des violences sexistes et sexuelles a été lancée en novembre 2018, permettant de dialoguer en direct avec des policiers et des gendarmes spécialement formés : faudrait-il créer un dispositif similaire à Monaco ?

En principauté, nous avons mis en place un numéro vert monégasque, le 0 800 91 90 10, destiné aux victimes de violence. Ce numéro arrive dans les bureaux de l’AVIP qui assure un dialogue et un accompagnement. Pendant le confinement, nous avons mis en place avec la sûreté publique le signalement par e-mail [sos-violences@gouv.mc — NDLR]. Ce système perdure encore aujourd’hui. Actuellement, nous regardons comment travailler avec les nouveaux outils du numérique mis en place en principauté par la délégation interministérielle chargée de la transition numérique. Cela pourrait être, par exemple, une application dédiée qui permettrait, dans des cas d’urgence, de pouvoir se signaler. Ou encore de donner de l’information sur les dispositifs existants. Cela fait partie des réflexions que nous allons mener pendant cette année 2022. Le numérique peut apporter une solution, surtout pour les femmes qui ne peuvent pas parler par téléphone.

« Nous regardons comment travailler avec les nouveaux outils du numérique […]. Cela pourrait être, par exemple, une application dédiée qui permettrait, dans des cas d’urgence, de pouvoir se signaler. […]. Le numérique peut apporter une solution, surtout pour les femmes qui ne peuvent pas parler par téléphone »

Pour faire évoluer les mentalités, la prévention en milieu scolaire est un enjeu majeur : que fait Monaco sur ce sujet ?

Depuis la rentrée 2021, une collaboration plus étroite a été développée avec la direction de l’éducation nationale de la jeunesse et des sports qui traitait déjà de cette thématique. L’objectif était de mettre en place ensemble un programme d’éducation à l’égalité auprès des élèves. Lorsque le comité pour la promotion et la protection des droits des femmes organise des événements, comme, par exemple, les journées du patrimoine qui étaient cette année dédiées aux femmes, nous avons invité des classes. Les élèves ont visité l’exposition, et ils ont pu découvrir les femmes remarquables de l’histoire de Monaco. Quand la médiathèque de Monaco a lancé son cycle dédié aux femmes, en partenariat avec notre comité, nous avons, là aussi, accueilli des classes qui ont pu assister à des conférences ou à des présentations. On travaille donc en parfaite synergie, en utilisant à la fois la pédagogie et le ludique. L’objectif est de faire passer des messages d’égalité et de respect de l’autre. Nous allons poursuivre et intensifier cela en 2022.

À quelle date sera publiée l’étude sur les salaires à Monaco, avec, pour la première fois, la communication de données chiffrées sur la situation des femmes salariées du privé en principauté ?

L’étude sur les salaires est quasiment finalisée. Elle doit être présentée très prochainement par l’Imsee aux autorités monégasques. Dans la foulée, cette étude sera présentée à la presse, certainement dans le courant du premier trimestre 2022.

Quelle sera votre actualité pour le premier semestre 2022 ?

Nous sommes en train de préparer la journée du 8 mars. Avec des actions qui vont mêler une campagne dans Monaco, un travail artistique, et des conférences.

Pour lire l’interview de Robert Gelli, secrétaire d’État à la justice et directeur des services judiciaires.

1) Pour contacter l’association d’Aide aux victimes d’infractions pénales (AVIP) : 377 93 25 00 07 (ouvert 7 jours sur 7) ou par e-mail : avip@monaco.mc.

2) Le terme « féminicide » a été mis en avant par Jill Radford et Diana Russell, deux féministes qui ont publié en 1992 Fémicide, The Politics of Woman Killing [L’Aspect politique du meurtre des femmes – NDLR]. Un féminicide se définit comme le meurtre de femmes, ou de jeunes filles, lié au fait qu’elles sont des femmes. Ce terme est désormais utilisé également par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) ou par l’Organisation des Nations unies (ONU). Il a fallu attendre 2015 pour que « féminicide » fasse son entrée dans Le Petit Robert.

3) La page Facebook Féminicides par compagnons ou ex recense les féminicides commis dans le cadre conjugal. Un site Internet a aussi été lancé : www.feminicides.fr. Ainsi qu’un compte Twitter : @feminicidesfr.