jeudi 25 avril 2024
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Cyber-harcèlement — Serge Tisseron : « Une jeune victime est plus vulnérable qu’une victime majeure »

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S’il faut rester vigilant et à l’écoute, les écrans ne doivent pas uniquement être vus comme des outils susceptibles de se révéler dangereux pour les enfants et les adolescents, estime le psychiatre Serge Tisseron. Il explique sa position à Monaco  Hebdo.

Sommes-nous dans le déni en ce qui concerne le harcèlement, et qui plus est, le cyber-harcèlement ?

Le déni du harcèlement commence à être levé depuis quelques années. Pour le cyber-harcèlement aussi, mais il est plus compliqué à comprendre pour les parents, qui n’ont pas la même pratique que leurs enfants. Une bonne partie des parents ne se rend pas compte que des remarques individuelles, qui peuvent sembler peu ou pas trop dérangeantes, comme « tu es gros » ou « tu as un nez tordu », peuvent blesser, si elles sont relayées en très grand nombre sur les réseaux sociaux.

Le harcèlement est-il un mal récent ?

Oui, car on a mieux pris conscience du fait que les blessures d’enfant ne se referment pas bien. On a davantage conscience que des traumatismes peuvent porter leur ombre sur la vie entière d’un enfant : inceste, harcèlement scolaire, et traumas précoces, par exemple.

Que se passe-t-il psychiquement lorsqu’une personne est victime de harcèlement ?

Peut-être l’étonnement : pourquoi me dire ça, pourquoi se moquer de moi, car j’ai des lunettes ? La question est : « Pourquoi moi, suis-je coupable de quelque chose ? ». Si on ne répond pas à la culpabilité, à la honte, ou à l’humiliation, l’enfant peut ressentir une grande solitude. Un risque de marginalisation existe.

« Une bonne partie des parents ne se rend pas compte que des remarques individuelles, qui peuvent sembler peu ou pas trop dérangeantes, peuvent blesser, si elles sont relayées en très grand nombre sur les réseaux sociaux »

Le harcèlement diffère-t-il selon qu’il est physique, donc direct, ou réalisé à distance ?

Oui, le harcèlement est différent pour deux raisons. Une victime de harcèlement souffre 24 heures/24. En effet, on n’est pas uniquement harcelé de 8 h 30 à 16 heures. On l’est aussi quand on rentre chez soi, quand on allume son ordinateur, ou son smartphone. On est aussi harcelé quand du texte ou des photos sont relayés, notamment des “nudes” [des photos de soi-même que l’on prend avec son smartphone, en étant nu ou partiellement dénudé. Ces photos sont ensuite diffusées sur les réseaux sociaux, à l’insu de la personne photographiée — NDLR]. On se sent encore plus seul et marginalisé. Du point de vue des intervenants extérieurs, quand un enfant est harcelé à l’école, et qu’il se plaint, les enseignants et les directeurs d’établissements peuvent organiser une réunion pour chercher à comprendre ce qu’il se passe, et inviter le harceleur à changer de comportement. Mais avec le cyber-harcèlement, on ne peut rien faire, car, le plus souvent, il est impossible de confronter le harcelé à ses harceleurs. C’est donc encore plus difficile à vivre pour la victime.

Une jeune victime est-elle plus vulnérable qu’une victime majeure ?

Oui, une jeune victime est plus vulnérable qu’une victime majeure, et cela pour plusieurs raisons. Pendant l’adolescence, selon la maturation du cerveau, qui se fait en deux temps avec la puberté, l’adolescent éprouve les mêmes émotions que les adultes, et avec la même intensité. En revanche, la capacité de contrôler ses impulsions n’arrive qu’à 25 ans, avec la maturité. Donc quand il a entre 12 – 13 ans et 18 – 19 ans, il ressent une hypersensibilité socio-émotionnelle par rapport à la vie de sa communauté et de ses copains.

D’autres facteurs sont à prendre en compte ?

Autre élément à prendre en compte : la connexion en permanence à Internet. Les jeunes sont très souvent connectés sur les réseaux sociaux. Ils sont, en tout cas, davantage connectés que les adultes. Sur les réseaux sociaux, les agresseurs arrivent de nulle part. Il y a un travail pour faire comprendre qu’une petite phrase banale, prononcée dans le cadre d’une relation à deux, peut devenir délétère si elle est relayée par une centaine de personnes sur les réseaux sociaux. Enfin, sur TikTok les algorithmes diffusent des vidéos en fonction des centres d’intérêts. Si un adolescent consulte, par exemple, des sujets liés à la scarification et au suicide, l’algorithme va lui proposer d’autres vidéos de ce genre. Donc le harcèlement peut provenir d’individus, mais aussi de la plateforme qui peut aggraver le phénomène.

« Si un adolescent consulte, par exemple, des sujets liés à la scarification et au suicide, l’algorithme va lui proposer d’autres vidéos de ce genre. Donc le harcèlement peut provenir d’individus, mais aussi de la plateforme qui peut aggraver le phénomène »

Comment contrôler l’usage des réseaux sociaux ?

Le pouvoir politique doit se pencher sur la question des réseaux sociaux à l’échelle européenne. Il faut réguler ces plateformes.

De leur côté, que peuvent faire les parents ?

Les parents peuvent faire deux choses : ménager tous les jours un moment pendant lequel on ne fait que discuter de ce qui nous passe par la tête avec ses enfants, pendant le repas du soir, notamment. Il est très important de prendre ce repas sans smartphone et sans télévision. De plus, il faut aussi essayer d’être attentif aux émotions de ses enfants, et montrer plus d’empathie. Il faut savoir ménager une fenêtre pour parler de ce qui est difficile avec eux.

Que se passe-t-il après un ou plusieurs épisodes de harcèlement ?

On peut toujours se relever de tout. Mais on ne revient pas à ce qu’on était avant. Des cicatrices peuvent toujours se rouvrir. Les cas de harcèlement nécessitent un soutien psychologique, car l’enfant se demande toujours s’il est coupable. Il peut aussi avoir peur que ses parents ne le comprennent pas, notamment pour les “nudes”. Il peut craindre d’être puni deux fois. Cela peut aussi déboucher sur des comportements phobiques, ou sur un excès d’agressivité. Plus on prend les choses vite, et mieux ce sera.

Et du côté des agresseurs ?

Le plus souvent, on ne peut pas parler avec les agresseurs, qui peuvent être très nombreux sur Internet. Il est difficile de les identifier, et ensuite de chercher une médiation.

Suffit-il de se déconnecter d’Internet et des réseaux sociaux pour ne pas risquer d’être harcelé ?

Les adultes n’ont pas la même relation que les adolescents à leurs smartphones et aux réseaux sociaux. Pour un jeune, se déconnecter, c’est être encore plus confronté à la solitude, car l’adolescent n’est alors plus relié à sa communauté d’âge. Les jeunes ne sont pas « accro » à leurs smartphones. Ils sont « accro » à leurs communautés d’amis.

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