samedi 20 avril 2024
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Frédérique de Chambure : « En cas de harcèlement, l’effet peut être dévastateur »

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Alors que l’association Action Innocence vient d’avoir 20 ans, Frédérique de Chambure, secrétaire générale de cette association, fait un bilan avec Monaco Hebdo, tout en se projetant sur 2023. Interview.

Comment est née votre association ?

Action Innocence est une organisation non gouvernementale. Elle a été créée en 1999 en Suisse par Valérie Wertheimer, puis elle s’est implantée en 2002 à Monaco, et en 2003 en France. L’objectif était de lutter contre la pédophilie, les cyber-prédateurs, et la diffusion de photos pédopornographiques. En 2002, c’était les balbutiements d’Internet. Les enfants n’étaient pas encore acteurs, car il n’y avait alors pas de réseaux sociaux. Mais Internet était un véhicule qui servait pour la pédophilie et le trafic de photos d’enfants qui subissaient des actes sexuels.

Après la Suisse, pourquoi Action Innocence s’est implantée à Monaco, et pas ailleurs ?

Action Innocence s’est implantée à Monaco parce que notre État est petit. Cela peut permettre de servir de laboratoire pour tester des solutions, et surtout pour travailler en coopération étroite avec la sûreté publique, qui nous a très bien accueillis. Des logiciels ont été mis à disposition pour eux, avant de l’être en France. Nous avons d’ailleurs obtenu le prix Francopol, qui est un réseau international francophone de formation policière.

Comment avez-vous accueilli ce prix ?

Nous ne sommes pas à la recherche de récompenses, mais ce prix est une reconnaissance. Cela fait d’Action Innocence un acteur reconnu, surtout sur les problématiques liées à Internet et à l’enfance. Genève voulait rester sur cet axe, mais nous voulions davantage nous consacrer à l’apparition du harcèlement. Nous avons travaillé longtemps pour faire reconnaître qu’il s’agit d’un problème général et pas seulement scolaire. Et que les autorités politiques et administratives ne doivent pas traiter cela comme un simple phénomène de cour d’école. L’objectif était d’éviter de voir des enfants qui se suicident. Malheureusement, il y en a. Cela a renforcé notre combat.

« Un enfant prend vite des habitudes, et pendant le confinement ils se sont repliés vers les outils informatiques. Pour certains, il y a eu 6 à 7 mois d’interactions par des écrans »

La taille de la principauté lui permet d’être plus réactive et d’agir plus vite ?

La force du pays, c’est effectivement une prise de conscience rapide des autorités. Le gouvernement monégasque n’est pas éloigné des réalités. En France, avec toutes les strates de l’administration, un projet peut disparaître, mais pas à Monaco. De plus, le prince Albert II a été un moteur. Dès le départ, il nous a soutenus, tout comme son gouvernement et le Conseil national.

Action Innocence Monaco Cyber-Harcèlement
« Action Innocence s’est implantée à Monaco parce que notre État est petit. Cela peut permettre de servir de laboratoire pour tester des solutions, et surtout pour travailler en coopération étroite avec la sûreté publique, qui nous a très bien accueillis. » Frédérique de Chambure. Secrétaire générale de l’association Action Innocence.

La prise de conscience concernant le harcèlement remonte à quand ?

La prise de conscience remonte à 2015 : il y a eu beaucoup de harcèlement. La réaction a été rapide, car à Monaco, il y a moins de strates. Le prince a une ligne politique, le ministre d’État la met en route, et le Conseil national, surtout ces dernières années, a été à l’écoute. A Monaco, on peut être fier d’avoir des gens qui prennent les choses à bras-le-corps.

Avec qui avez-vous collaboré ?

On n’a pas été vraiment à la recherche de soutiens, mais le premier à venir nous aider a été le plongeur apnéiste monégasque Pierre Frola. C’est quelqu’un de très important, une belle personne qui s’implique. Il nous a supportés pendant plusieurs années. Celui qui a été le co-pilote de Sébastien Loeb, le Monégasque Daniel Elena, nous a aussi aidés.

Comment expliquer la longévité de votre association ?

La longévité repose sur un conseil d’administration très soudé. En effet, c’est toujours le même depuis 20 ans, avec quelques têtes nouvelles. Malgré parfois de petites divergences, un noyau dur demeure, et nous sommes très complémentaires. Notre présidente, Louisette Levy-Soussan Azzoaglio, représente l’âme de notre association.

Comment travaillez-vous avec les psychologues ou les psychiatres ?

On les recrute, certains à plein temps, d’autres non. Ce n’est pas évident, car ils font alors essentiellement de la prévention, et l’aspect clinique leur manque parfois. On fait des binômes pour rendre la prévention plus interactive. Nous avons doublé les effectifs, donc cela suppose un budget plus élevé.

Quels sont les défis des années 2020 ?

Il y en a deux. Le Covid a eu un impact, car pendant les confinements, les enfants n’ont plus été scolarisés. Les parents étaient en télétravail, ils ont donc dû gérer vie professionnelle et vie familiale, et les enfants se sont retrouvés isolés. Le problème, c’est qu’un enfant prend vite des habitudes, et ils se sont repliés vers les outils informatiques. Pour certains, il y a eu 6 à 7 mois d’interactions par des écrans.

Et pour les jeux vidéo à caractère violent ?

Il faut rester vigilant vis-à-vis des jeux vidéo. Les jeunes avaient un peu lâché Fortnite, mais certains ont commencé à jouer à GTA 5 ou à Call of Duty dès la primaire. En 2021-2022, en primaire, 41 % jouaient à des jeux vidéo interdits aux moins de 18 ans. GTA 5 a enregistré une hausse du temps de jeu de 13,4 % et Call of Duty, de 20 %. Il s’agit sans doute de l’effet du confinement. Pendant cette période, les parents ont lâché du lest. En revanche, pour le collège, la prévention fonctionne mieux : 67,6 % ont adopté un cache pour masquer leur webcam, ce qui représente trois points de plus que l’année précédente, et 14 de plus qu’il y a deux ans.

Qu’est-ce qui a changé en 20 ans ?

Ces 20 dernières années, il y a eu un effet de pendule, avec des moments où les parents ont été très stricts. Mais c’est difficile à maintenir, donc ils finissent par lâcher, car ils n’en peuvent plus. Du coup, il y a aussi eu des moments de relâchement. Le mieux et le moins bien ont alterné. Les nouvelles technologies induisent de nouveaux comportements. Les jeunes aiment toujours « l’effet de bande ». Avant, c’était une bande « physique » que l’on avait uniquement à l’extérieur de la maison, à l’école, ou dans la rue. Maintenant, l’effet de bande est permanent, avec des groupes WhatsApp qui réunissent 150 personnes, y compris en primaire. Pour les jeunes, la solitude est un échec. Il faut être dans le groupe.

« On voit aussi des petites filles essayer de copier des influenceuses. Elles en sortent archi complexées. Si elles n’atteignent pas ces “modèles”, elles se sentent mal, et ressentent une appréhension vis-à-vis de leur corps »

Cela induit des risques de dérapages ?

En cas de harcèlement, l’effet peut être dévastateur. On voit aussi des petites filles essayer de copier des influenceuses. Elles en sortent archi complexées. Si elles n’atteignent pas ces « modèles », elles se sentent mal, et ressentent une appréhension vis-à-vis de leur corps. Le rapport à l’autre et l’acceptation de la différence peuvent aussi être remis en question. On assiste à un formatage de nos enfants. Ce qui est malheureux, c’est qu’ils sont plus sensibles et appréhendent beaucoup mieux ce type de « modèles », que celui que les parents tentent de leur inculquer. L’éducation, l’empathie, la bienséance, le respect, le « vivre ensemble » : tout cela peut leur sembler ennuyeux. En revanche, le formatage par les réseaux sociaux est plus prégnant.

Comment enrayer ce phénomène ?

On va à nouveau cibler les parents, car on ne peut pas accepter cette démission, et laisser à d’autres le soin d’élever nos enfants, avec des valeurs qui n’en sont pas. Sur les réseaux sociaux, on trouve parfois de la haine et le goût pour le consumérisme. Être proche de son enfant en crise d’adolescence demande une capacité à prendre sur soi-même. À l’époque, à l’heure du dîner on se réunissait à table et on se parlait. Aujourd’hui, sur la table il y a souvent quatre téléphones, deux pour les parents, et deux pour les enfants. Il y a donc des réflexes à avoir : ranger les téléphones pendant le repas.

La parole des enfants est-elle plus libre aujourd’hui ?

On s’aperçoit, notamment au collège, que les enfants parlent beaucoup plus à leurs parents quand ils ont un problème : 62,5 % se confient à leur famille, ce qui est très bien. Sinon, 25,5 % parlent à leurs amis, 4,9 % à un adulte du collège, comme un professeur ou un surveillant. Ceux qui restent, 5,8 %, ne se confient pas. Les classes où les enfants ont du mal à parler, c’est la Sixième. Mais c’est un peu normal, car il y a le choc de l’entrée au collège. C’est un moment où ils passent du statut de « grand » du primaire à celui de « petit » au collège. Du coup, certains enfants se renferment sur eux-mêmes. Ils parlent quand même, mais peu. C’est une étape très difficile.

Pourquoi avoir lancé en décembre 2022 une campagne intitulée « Oui à Internet, non à ses dangers » ?

Parce que je ne veux pas que notre parole soit décrédibilisée. Internet est un outil formidable, mais qui pose aussi problème. Donc nous disons « oui » à Internet et « non » à ses dangers. Nous avons donc voulu montrer que nous sommes conscients de ce que peut apporter Internet, et que nous sommes aussi conscients des problèmes qui en découlent parfois. C’est ce message là qui a été porté par des gens formidables [Didier Deschamps, Benoît Badiashile, Grigor Dimitrov, Stefanos Tsitsipas, et Jenifer, entre autres, ont participé à cette campagne diffusée en décembre 2022, à l’occasion des 20 ans d’Action Innocence — NDLR].

« Les jeunes aiment toujours « l’effet de bande ». Avant, c’était une bande « physique » que l’on avait uniquement à l’extérieur de la maison, à l’école ou dans la rue. Maintenant, l’effet de bande est permanent, avec des groupes WhatsApp qui réunissent 150 personnes, y compris en primaire. Pour les jeunes, la solitude est un échec »

Quels ont été les résultats ?

Les collaborations avec ces personnalités ont été organisées à travers nos relations au sein du conseil d’administration d’Action Innocence. Le prince Albert II nous a aidé aussi. Nous recherchions des gens qui parlent à toutes les générations. Or, ce n’est pas facile, car beaucoup de sportifs ont des contrats d’image qui leurs laissent peu de latitude. Jennifer est originaire de Nice, et elle est maman aussi. Didier Deschamps a Monaco dans son cœur. Benoît Badiashile jouait alors à l’AS Monaco qui nous soutient (1). Enfin, avoir un YouTubeur est important : avec GMK, on voulait des personnalités qui touchent petits et grands, des gens très connus et moins connus. Nous avons eu beaucoup de chance, car à cette période, Jenifer sortait son nouvel album N° 9 (2022) et Didier Deschamps était en finale de la Coupe du monde avec l’équipe de France, le 18 décembre 2022.

Quoi de prévu pour 2023 ?

Nous avons organisé « Objectif parents », un événement qui a été organisé autour de deux web conférences destinées aux jeunes parents. La première a eu lieu le 1er mars 2023 sur le thème des jeux vidéo. La deuxième s’est déroulée le 23 mars 2023, autour de la sexualité et du numérique. Une réunion d’informations générales a aussi été organisée sur Zoom le 14 mars 2023, sur le sujet : « Etre parent à l’heure du numérique. » Pour sensibiliser, nous pensons aussi à des ateliers théâtre. Nous ferons aussi des opérations de prévention en classes de Seconde et de Première. Je souhaite aussi remercier tous les donateurs qui nous soutiennent depuis 20 ans, car nous ne recevons aucune subvention. Sans eux, nous n’existerions pas.

1) Le 5 janvier 2023, Benoît Badiashile a signé un contrat de sept ans et demi avec le club londonien de Chelsea.

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