vendredi 19 avril 2024
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Sergueï Jirnov : « La puissance de l’armée russe est à relativiser »

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Sergueï Jirnov, ancien officier du KGB qui vit en France, est désormais auteur (1) et spécialiste en relations internationales. Il livre son analyse sur la guerre en Ukraine à Monaco Hebdo. Selon lui, la principauté a une importante carte à jouer.

Pensez-vous que le conflit ukrainien concerne directement Monaco ?

Les bombardements russes se sont étendus jusqu’à Lviv, à cinquante kilomètres seulement de l’Europe et de la Pologne. Les pays européens ne sont, bien sûr, pas à l’abri. Des actions sont possibles, notamment si le prince Albert II décide de geler des actifs russes à Monaco.

De quels actifs parle-t-on, et pourquoi cela pourrait peser sur le régime de Poutine ?

On peut parler de l’ensemble des actifs, notamment dans les banques. En les gelant, cela va sérieusement embêter les personnes dépositaires. C’est une décision qui n’est pas facile à prendre, j’en conviens. Car les banques risqueraient de se mettre en porte-à-faux avec les clients concernés, ce qui peut même ternir leur réputation. Mais c’est un cas de force majeure, et c’est techniquement faisable, à titre exceptionnel. Il s’agirait d’un gel temporaire, jusqu’à ce que la Russie réponde aux exigences internationales.

La principauté peut se le permettre ?

Tous les fondements nécessaires sont réunis depuis le début de l’invasion russe, le 24 février 2022, pour le faire. Les Nations Unies ont affirmé la violation du droit international et de la souveraineté de l’Ukraine. Il s’agit d’une guerre. C’est une situation grave, aux portes de l’Europe. La décision d’envahir l’Ukraine a été condamnée par la communauté internationale, et par la plupart des pays de l’Union européenne (UE), ainsi que par les États-Unis. Des sanctions ont été prises. Monaco n’est donc pas le seul État à prendre des sanctions à son tour. Elle rejoint un quorum d’États. C’est même particulièrement apprécié par la communauté internationale.

« Quand un pays devient dangereux comme la Russie, on préfère des pays comme Monaco, dans lesquels on se sent protégé »

Sergueï Jirnov

Pourquoi Monaco en particulier ?

Monaco est proche de la Russie. C’est compréhensible, compte tenu des intérêts économiques et de la forte communauté russe présente à Monaco. Mais une action est la bienvenue, en visant uniquement une trentaine de noms, proches et solidaires de Poutine, pour faire comprendre que son action est criminelle.

Qui sont les soutiens de Poutine à l’étranger et en Europe ?

Les soutiens de Poutine viennent principalement de la diaspora russe, qui n’existe pas depuis longtemps. Sur les territoires étrangers, certains Russes sont des espions invisibles. C’est une sorte de cinquième colonne. Ils deviennent invisibles, car ils ne sont plus classés comme étrangers dans ces pays, donc ils ne sont plus suivis par les services secrets russes. Or, on compte entre 10 et 30 millions de Russes dans le monde. Et, parmi tous ces ressortissants, on peut noyer des espions.

Poutine dispose-t-il d’importants soutiens à Monaco ?

Je ne pense pas qu’il y soit si soutenu que ça. Les expatriés russes de Monaco peuvent parfois prétendre soutenir l’État russe, mais il ne faut pas oublier que c’est un État sécuritaire, qui peut les priver de leurs fortunes, et de leur vie. Or, ces personnes ont des intérêts économiques à préserver. Et si le business aime l’ordre, il n’aime pas les dictatures dans lesquelles les règles changent tout le temps. Quand un pays devient dangereux comme la Russie, on préfère des pays comme Monaco, dans lesquels on se sent protégé et estimé. Si les soutiens de Poutine à Monaco étaient véritables, ils vivraient en Russie au quotidien, plutôt que de faire prospérer l’économie de la principauté.

Les soutiens de Poutine sont aussi politiques ?

Oui, les soutiens à Poutine proviennent aussi de vecteurs classiques, comme les ambassades et les consuls, mais tout cela est toléré. En revanche, il existe de nombreux lobbies dans chaque pays, qui vont du domaine culturel au domaine militaire. Les partis politiques font aussi office de soutien. Si, avant, il s’agissait des partis communistes, on retrouve en France des partis de droite qui sont subventionnés par la Russie. Tous ces réseaux sont puissants. Récemment, sur un plateau télévisé français, je débattais contre Florian Philippot [président des Patriotes — NDLR] qui déclarait craindre davantage Emmanuel Macron que Vladimir Poutine… Tout est dit.

Serguei Jirnov interview guerre en ukraine
« Depuis l’arrivée de Poutine au pouvoir, la Russie a l’économie d’un pays en guerre : 30 % de son budget est injecté dans la défense et l’armement. Cela se fait au détriment de la population » Sergueï Jirnov © Photo DR

« La décision d’envahir l’Ukraine a été condamnée par la communauté internationale, et par la plupart des pays de l’Union européenne (UE), ainsi que par les États-Unis. Des sanctions ont été prises. Monaco n’est donc pas le seul État à prendre des sanctions. Elle rejoint un quorum d’États »

Sergueï Jirnov

Poutine prétend que les pays de l’OTAN menacent la Russie, par l’intermédiaire de l’Ukraine : qu’en pensez-vous ?

C’est complètement fantasque. C’est un vieux discours soviétique de propagande. Il faut rappeler l’histoire de l’OTAN : cette organisation a été créée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale pour stopper la menace d’invasion soviétique, qui était bien réelle en Europe occidentale. Ce n’est pas un bloc agressif, mais défensif, on l’oublie trop souvent. L’OTAN n’a jamais mené d’offensive.

Les forces de l’OTAN sont pourtant intervenues au Kosovo, en 1999, sans mandat explicite de l’ONU ?

Ce n’était pas sur le territoire russe, et c’était une réponse à des agressions du gouvernement yougoslave, qui a été soutenue par plusieurs résolutions internationales. Cette crainte vis-à-vis de l’OTAN est infondée, car c’est plutôt la Russie qui est à craindre. C’est la Russie qui a été agressive avec ses voisins ces dernières années, entre la Géorgie, les Pays baltes, et l’Ukraine. Poutine évoque l’envie de reconstruire l’empire russe. Qui seront donc les prochains pays menacés ? Va-t-il atteindre un jour la Pologne et l’enclave de Kaliningrad pour briser en deux l’Europe occidentale ? Poutine a prouvé que toutes les accusations contre l’OTAN étaient vaines, et que celles contre la Russie étaient fondées, car il est à lui seul le réel danger.

Le risque de cyber attaques russes en représailles est-il sérieux ?

Complètement. D’autant que c’est un moyen d’attaque facile à organiser, et peu onéreux pour la Russie, beaucoup moins que l’emploi de forces terrestres. Ce sont généralement des frappes invisibles, qui échappent aux traités et aux condamnations internationales. Et le danger est énorme, car le monde est connecté. Une grande partie de l’économie repose sur des outils numériques. Cette menace est véritable pour les gouvernements. Même Joe Biden a dû intervenir à ce sujet après une suspicion de cyberattaques russes contre les réseaux fédéraux américains.

Vladimir Poutine est-il aussi puissant que le prétendent ses soutiens ?

Absolument pas. On raconte constamment des mythes sur la Russie dans les médias, y compris au sujet de ses services secrets. Je me souviens qu’à l’époque [dans les années 1980 — NDLR], on faisait la même chose avec le KGB, alors que ses services ne comptaient que 420 000 officiers et 7 500 espions. Ils étaient minuscules, et on les présentait comme des agents tout-puissants. Avec Poutine, c’est pareil, alors qu’il a raté sa carrière au KGB et qu’il n’est jamais devenu un véritable espion, dans le sens où il n’a jamais travaillé pour les renseignements extérieurs.

Pourquoi est-il si craint, alors ?

Certaines personnes ont intérêt à brandir l’épouvantail Poutine. Je pense que cela arrange l’industrie de l’armement. C’est un lobby très puissant, qui aime faire circuler des balivernes. Et j’imagine que cela sert aussi les services de renseignements américains. Surtout que le budget du Pentagone a augmenté de 15 %, pour atteindre 700 milliards de dollars.

Que vaut l’armée russe ?

Sa puissance est à relativiser. Sur le million d’hommes que compte environ l’armée russe, le nombre de soldats professionnels est exagéré, selon moi. Et on compte beaucoup de soldats réservistes [l’armée russe est composée de 900 000 soldats et de deux millions de réservistes, selon le “military balance” de l’International Institute for Strategic Studies, cité par l’AFP — NDLR]. Or, face à 250 000 hommes ukrainiens, qui sont patriotes et réellement prêts à donner leur vie pour leur pays, ça ne vaut rien, selon moi. Cela se ressent d’ailleurs dans les mouvements actuels, les frappes russes ont été réussies, mais le conflit commence déjà à s’enliser [cette interview a été réalisée le 25 février 2022, soit un peu plus de 24 heures après le début de la guerre en Ukraine, qui a débutée le 24 février 2022 à 5h55 du matin — NDLR].

Économiquement, que vaut la Russie ?

La Russie de Poutine s’étend sur un territoire énorme, qui est certes riche, mais très inefficace économiquement. Par exemple, le salaire minimum est d’environ 150 euros. C’est aussi faible qu’à l’époque de l’URSS [le salaire médian russe mensuel est estimé pour 2022 à 32 422 roubles, soit environ 360 euros, selon le service fédéral russe des statistiques — NDLR]. Depuis l’arrivée de Poutine au pouvoir, la Russie a l’économie d’un pays en guerre : 30 % de son budget est injecté dans la défense et l’armement. Cela se fait au détriment de la population.

Il y a pourtant des matières premières ?

Oui. Il y a le pétrole, le gaz, et aussi le blé. Mais la Russie dépend de l’étranger, autant à l’export qu’à l’import. Dit simplement, pour gagner de l’argent, la Russie est obligée de vendre ses matières premières aux États occidentaux qu’elle entend combattre : c’est un suicide géopolitique et économique que d’intervenir en Ukraine.

Cela peut réduire l’influence de Poutine dans son propre pays ?

Au sein même de l’armée, Poutine ne fait plus l’unanimité. Il a la réputation de ne pas écouter ses généraux. Et, récemment, l’ancien général Leonid Ivashov a signé une lettre ouverte cinglante à son égard, pour inviter les forces armées à ne pas répondre aux ordres d’envahir l’Ukraine, car il ne combattait pas dans les règles de l’art, selon lui. Ivashov a appelé Poutine à la démission. Et, pourtant, cet homme n’est pas une colombe, plutôt un faucon très guerrier. Le fait qu’il ait signé cette lettre est très révélateur, selon moi. Cette guerre en Ukraine n’est pas populaire en Russie [publiée en ligne fin janvier 2022, cette lettre ouverte intitulée « si seulement il n’y avait pas de guerre » a recueillis 150 signatures de personnalités russe parmi lesquels des intellectuels, des artistes et des militants politiques — NDLR] .

« Récemment, l’ancien général Leonid Ivashov a signé une lettre ouverte cinglante à l’égard de Poutine, pour inviter les forces armées à ne pas répondre aux ordres d’envahir l’Ukraine, car il ne combattait pas dans les règles de l’art »

Sergueï Jirnov

Les villes de Donetsk et de Lougansk sont pourtant stratégiques, notamment pour leur accès à la mer Noire ?

Il y a déjà un accès à la mer noire en Russie. Le pays possède même la moitié de la mer d’Azov. Poutine n’a pas besoin du port de Sébastopol en Ukraine, puisqu’il a le port Novorossiisk côté russe. Dans l’absolu, il a les moyens de construire un nouveau port militaire. C’est même plus intéressant économiquement que de s’accaparer ce port ukrainien.

En faisant grimper le prix des matières premières, la guerre en Ukraine impacte-t-elle aussi les soutiens à la Russie, comme la Chine ?

L’exemple chinois est très intéressant. La Chine est, soi-disant, la grande alliée de la Russie de Poutine. Mais il ne faut pas se faire d’illusions sur ses intentions. Elle partage des kilomètres en commun avec la Russie, et il est évident que le gouvernement chinois s’intéresse aux ressources présentes en Sibérie et en extrême-Orient, notamment le pétrole, le bois, et les diamants.

Ces territoires pourraient déclarer leur indépendance au profit de la Chine ?

En signant la reconnaissance de territoires fantoches, Poutine a montré aux yeux du monde combien la Russie n’était pas un territoire unifié. En revanche, la Chine est une grande république, et son statut d’État existe à l’international. Plus rien n’empêche maintenant d’autres territoires indépendantistes de Russie à se déclarer. Et ils auront tout intérêt à se rallier à la Chine.

Comment imaginez-vous les suites de cette guerre ?

Militairement, Poutine ne peut pas gagner cette guerre, à moins de mettre le pays à feu et à sang. Il y a au moins 20 millions d’habitants en Ukraine capables de défendre leur pays, et l’armée russe n’est pas assez puissante pour les contrer. Or, un pays envahi fait preuve de résistance. Sans compter que cette guerre coûtera très cher à la Russie, et que sa devise peut disparaître temporairement sur une décision de la FED [la réserve fédérale est la banque centrale des États-Unis — NDLR]. Il est temps de placer Poutine au ban de l’organisation des Nations Unies (ONU). Et il ne serait pas étonnant que les oligarques de l’étranger s’organisent pour mener un coup d’État, afin de le déloger du pouvoir, car il va devenir vulnérable.

1) L’éclaireur de Sergueï Jirnov, avec Jean-Luc Riva (éditions Nimrod), 528 pages, 23 euros.