mardi 19 mars 2024
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Alan Friedman : « Quiconque fait des prédictions, ment aujourd’hui »

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Journaliste financier et écrivain, quatre fois titulaire du British Press Award, l’Américain Alan Friedman était invité par la Monaco Méditerranée Foundation (1) le 15 novembre 2022, pour une conférence consacrée au contexte économique et géopolitique mondial. Il a répondu aux questions de Monaco Hebdo.

Votre dernière conférence à Monaco (2) s’intitulait « la certitude de l’incertitude : l’économie et la géopolitique » : pourquoi êtes-vous si certain d’être incertain ?

Nous vivons dans une période de changement de paradigme, qui est pavée de traumatismes collectifs : l’inflation progresse, les politiques monétaires sont agressives, la guerre en Ukraine bouleverse les relations internationales et provoque la hausse des prix de l’énergie. Cette guerre est aussi une guerre contre les valeurs démocratiques.

L’avenir est pourtant incertain, par nature ?

En effet, quiconque fait des prédictions ment aujourd’hui. Même les plus grands experts sont incapables d’anticiper ce qui pourrait se passer. Nous avançons dans un tel brouillard, qu’il est difficile de gouverner, d’investir, et de diriger des industries. D’où le titre de ma conférence : « Certitude de l’incertitude ».

« L’histoire des populismes dans le monde nous a appris qu’à chaque grande crise financière, et à l’aube de chaque grande guerre, les populations effrayées placent leur foi dans des solutions simplistes, et des leaders populistes, pour venir à bout de problèmes complexes »

Que laisse présager ce changement de paradigme que vous décrivez ?

La montée du populisme, probablement. L’histoire des populismes dans le monde nous a appris qu’à chaque grande crise financière, et à l’aube de chaque grande guerre, les populations effrayées placent leur foi dans des solutions simplistes, et des leaders populistes, pour venir à bout de problèmes complexes. Heureusement, il y a des signes d’éclaircie, comme les bons résultats des démocrates aux “midterms” américaines [les élections de mi-mandat sont des élections des deux chambres du Congrès des États-Unis qui se tiennent au milieu du mandat quadriennal du président américain — NDLR].

La contre-performance des républicains lors de ces “midterms” est une bonne chose ?

Tous les candidats qui remettaient en question la légitimité de la victoire du président Joe Biden [le 20 janvier 2021 — NDLR] ont été rejetés par les électeurs. Nous pouvons maintenant travailler avec des élus qui croient en la démocratie. La défaite des partisans de Donald Trump est une bonne chose. C’est important pour la position géopolitique des États-Unis, et pour la défense des droits humains.

Alan Friedman
« Cette récession pourrait être sévère en Allemagne, qui est très dépendante énergiquement de la Russie. La France l’est moins, grâce à ses capacités nucléaires. Mais elle risque de subir un effet “domino”, tout comme l’Italie. Les États-Unis vont probablement être confrontés à une récession aussi, mais une récession plus douce qu’en Europe. » Alan Friedman. Journaliste financier et écrivain. © Photo Studio Phénix Monaco

Quelle est votre opinion sur les bouleversements économiques que nous rencontrons en Europe ?

Nous sommes dans une situation pendant laquelle, pour combattre l’inflation, l’Europe tente d’imiter la FED, la banque centrale américaine. Il y a comme une course qui consiste à savoir qui augmentera le plus les taux, pour venir à bout de l’inflation.

« Aux États-Unis, augmenter les taux semble être une bonne idée pour diminuer l’inflation. Mais, en Europe, la situation est différente, car l’inflation est le résultat de la hausse des prix de l’énergie »

Augmenter les taux, c’est une mauvaise chose ?

Aux États-Unis, augmenter les taux semble être une bonne idée pour diminuer l’inflation. Mais, en Europe, la situation est différente, car l’inflation est le résultat de la hausse des prix de l’énergie, et j’ai peur que Christine Lagarde [la présidente de la Banque centrale européenne — NDLR] n’augmente trop les taux. Ce serait, selon moi, une erreur qui pourrait provoquer une réelle récession en Europe en 2023.

Ne sommes-nous pas déjà entrés en récession, alors que les trimestres négatifs s’accumulent ?

L’économie américaine, par exemple, a retrouvé la croissance au troisième trimestre 2022, après deux trimestres précédents dans le négatif. Il faut en effet espérer que la situation ne se dégrade pas un trimestre de plus. Mais nous sommes dans l’incertitude. Tout cela va dépendre de la guerre en Ukraine, des prix de l’énergie, et des taux d’intérêt.

Quels sont les pays les plus vulnérables face à cette récession naissante ?

Cette récession pourrait être sévère en Allemagne, qui est très dépendante énergiquement de la Russie. La France l’est moins, grâce à ses capacités nucléaires. Mais elle risque de subir un effet “domino”, tout comme l’Italie. Les États-Unis vont probablement être confrontés à une récession aussi, mais une récession plus douce qu’en Europe. Aussi longtemps que Poutine poursuivra sa guerre en Ukraine, nous continuerons d’en pâtir. Nous le voyons encore jusqu’aux approvisionnements en nourriture, qui affectent tout le monde.

Qu’en est-il de la Chine, qui poursuit sa croissance ?

La Chine est encore en croissance économique, mais uniquement d’environ 4 %, ce qui équivaut presque à une récession en ce qui les concerne. Tout cela à cause de la guerre en Ukraine. D’ailleurs, selon moi, la Chine ne veut pas que cette guerre se poursuive. Nous l’avons vu récemment, lors du déplacement du président Xi Jinping à Bali, dans le cadre du G-20, qui a exprimé ses craintes auprès de Joe Biden de voir cette guerre s’enliser dans une escalade nucléaire.

Vous avez travaillé à la Maison Blanche, au cabinet du président Jimmy Carter, [mandat du 20 janvier 1977 au 20 janvier 1981] : faudrait-il s’inspirer de ses méthodes (3) pour combattre l’inflation actuelle ?

Non, c’était les années 1970, c’était un tout autre monde. La situation est différente aujourd’hui. Le traumatisme actuel est le résultat du choc collectif de ces dix dernières années. Il y a eu la faillite de la banque Lehman Brothers, et la crise financière mondiale de 2008, puis la crise de l’euro de 2011, la pandémie de Covid-19 dès 2020, et maintenant la guerre de Poutine en Ukraine. Cette situation est un drame collectif qui n’a rien à voir avec l’inflation des années 1970. Les choses changent plus dangereusement, et nous ne reviendrons pas à ce que nous connaissions avant.

Comment sortir de la spirale inflationniste ?

Premièrement, en mettant fin à la guerre en Ukraine. Ce sera difficile tant que Poutine sera au pouvoir, mais il faut une dynamique au sein du Kremlin. Il est d’ailleurs fondamental que les États-Unis et la Chine contribuent à ce que cette guerre s’arrête. Deuxièmement, il faut que la Banque centrale européenne n’exagère pas la hausse des taux d’intérêt. Car des taux élevés en Europe peuvent devenir vraiment problématiques pour les industries, les banques, et l’économie en général.

Après avoir travaillé pour l’administration démocrate de Jimmy Carter, vous êtes devenu journaliste et avez dénoncé l’administration républicaine de George Bush (1924-2018) au sujet de ce que vous qualifiez d’« Iraq Gate » ?

Entre 1989 et 1993 en effet, j’ai publié une série d’articles dans le New York Times et le Washington Post, mettant en avant le fait que la filiale de la grande banque italienne Banca Nazionale del Lavoro aux États-Unis, à Atlanta, a été accusée par la justice américaine d’avoir consenti des prêts illégaux à l’Irak pour 5 milliards de dollars. Or, ces fonds, soi-disant destinés à l’achat de céréales par l’Irak, auraient plutôt servi à financer l’arsenal militaire de Saddam Hussein dans sa guerre contre l’Iran, avec le soutien de la CIA et du gouvernement américain. C’était une opération illégale, supervisée par l’administration Bush contre l’Iran.

« J’anime une émission économique sur la chaîne Rai 3 qui est, à titre de comparaison, du même genre que l’émission littéraire française Apostrophes (1975-1990) de Bernard Pivot, mais dédiée à l’économie »

Cette affaire vous a valu un élan de popularité médiatique en Italie, où vous intervenez régulièrement ?

J’anime en effet une émission économique sur la chaîne Rai 3 qui est, à titre de comparaison, du même genre que l’émission littéraire française Apostrophes (1975-1990) de Bernard Pivot, mais dédiée à l’économie. Ma popularité en Italie a quelque chose d’étrange quand on y pense, mais c’est peut-être parce que je suis le seul journaliste américain présent sur la scène médiatique italienne. Et le fait d’être Américain, et pas Italien, m’offre une certaine liberté de ton pour critiquer la politique des gouvernements successifs, car je ne risque pas ma carrière en livrant mon opinion.

Vous partagez le même nom que l’économiste Milton Friedman (1912-2006) : qu’avez-vous d’autre en commun avec lui ?

Rien (rire). Nous ne sommes pas de la même famille, et nous ne sommes pas du même bord économique, non plus. Milton Friedman était un monétariste, alors que je penche plus vers son inverse, le keynésianisme.

1) Dirigée par Sandra Braggiotti, la Monaco Méditerranée Foundation a été créée en 2004 par Enrico Braggiotti. Cette fondation organise un cycle de conférences annuelles à Monaco sur les grands thèmes de l’actualité. Le programme des conférences est disponible ici.

2) Alan Friedman était reçu par la Monaco Méditerranée Foundation le 15 novembre 2022, à la salle des Arts du centre de conférence du Monte-Carlo One.

3) Pour venir à bout de l’inflation au cours de son mandat, le président américain Jimmy Carter, avec l’aide de Paul Volcker (1927-2019) à la tête de la FED, a mené une importante politique d’austérité, consistant à augmenter considérablement les taux des Fed Funds, au-delà des 20 %.