vendredi 26 avril 2024
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Lutte anti-blanchiment : pourquoi « l’arsenal juridique » a été assoupli

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Réunis en session extraordinaire le 31 janvier 2022, les élus du Conseil national ont voté à l’unanimité la mise à jour de la législation monégasque, permettant de lutter contre le blanchiment de capitaux, la corruption, et le financement du terrorisme. Un sujet qui, hors de l’hémicycle, n’a pas toujours créé le consensus. Au point d’influer sur la teneur des nouvelles lois votées.

C’est un sujet sensible, “touchy”, comme l’admettent certains professionnels de la place bancaire, en privé, par souci de confidentialité. Et pour cause, la nouvelle loi (n°1 037) en matière de lutte contre le blanchiment de capitaux, de la corruption, et du financement du terrorisme, a dû être remodelée, avant d’être finalement votée lundi 31 janvier 2022 au Conseil national, à l’unanimité. Un consensus incontestable en apparence, alors que ce projet de loi, accompagné de deux autres complémentaires (n°1 041 et 1 051), n’était pas destiné à passer comme une lettre à la poste, au départ. Pour le comprendre, il faut en revenir à l’origine de cette « mise à jour » législative, qui a connu quelques péripéties, avant d’être adoptée par l’ensemble des 18 élus présents sur un total de 24.

Moins globale

Il fallait tout d’abord se conformer aux exigences européennes en matière de lutte contre le blanchiment, la corruption, et le financement du terrorisme. Le 23 décembre 2020, le Conseil national a ainsi voté une loi, n° 1503, pour répondre à la cinquième directive européenne sur le sujet, suivie d’une ordonnance souveraine pour l’appliquer, quatre mois plus tard. Jusqu’ici, tout allait bien. Mais deux nouveaux projets de loi ont ensuite été déposés par le gouvernement au Conseil national, pour renforcer encore les outils législatif et pénal, afin de s’adapter, cette fois, à la sixième directive européenne. Et là, ça ne passe plus : des voix ont commencé à se lever, notamment du côté de la Fédération des entreprises monégasques (Fedem), pour alerter les élus sur les risques d’atteinte à la pérennité du tissu économique monégasque. Dit autrement, ces deux nouveaux projets en demandaient trop, et ils risquaient, selon Philippe Ortelli, président de la Fedem, de mettre à mal l’attractivité de la principauté : « Sur bien des points, [les deux nouveaux projets de loi — NDLR] vont plus loin que la directive qu’ils visent à transposer », écrivait-il alors dans son éditorial, publié dans le magazine de la Fedem, Monaco Business News, en octobre 2021. « Dans la lutte contre le blanchiment, nous serions tous coupables par principe, sauf si nous prouvons que nous sommes innocents. »

« Nous, patrons de PME, ne pouvons être tenus pour responsables […] de manquements à des règles sans cesse plus nombreuses et plus complexes. Jusqu’où devrons-nous connaître nos clients et leurs intentions ? Et, plus encore, imaginer l’utilisation qu’ils pourraient faire des produits, ou services, que nous leur vendons ? »

Philippe Ortelli. Président de la Fedem

Une liste globale de professionnels devait en effet, à l’origine, être assujettie à la loi contre le blanchiment, la corruption et le financement du terrorisme. Cela concernait un large panel de commerçants du luxe, et même des métiers du droit. La Fedem, ainsi qu’un certain nombre de professionnels nouvellement concernés, y voyaient une mesure disproportionnée par rapport aux réalités du terrain : « Nous, patrons de PME, ne pouvons être tenus pour responsables […] de manquements à des règles sans cesse plus nombreuses et plus complexes. Jusqu’où devrons-nous connaître nos clients et leurs intentions ? Et, plus encore, imaginer l’utilisation qu’ils pourraient faire des produits ou service que nous leur vendons ? » Aux yeux du président de la Fedem, et d’autres chefs d’entreprises, commerçants et professionnels des secteurs concernés, le projet initial du gouvernement était « disproportionné » par rapport à ce que demandent les directives européennes. Un excès d’exemplarité en quelques sortes, qui a amené le gouvernement à faire marche-arrière, pour revoir sa copie. Les textes présentés lundi 31 janvier 2022 ont ainsi été consolidés, avant d’être votés, avec un dispositif assoupli. Suffisamment assoupli ? Contactée, la Fedem ne se prononce pas encore, et a expliqué à Monaco Hebdo que ses juristes étaient sur le coup, pour éplucher les nouveaux textes, afin de relever ce qui pourrait éventuellement pêcher, ou non.

« Ni sous-transposition, ni sur-transposition »

Certes, le texte amendé comporte 35 articles au lieu des 16 prévus dans le projet de loi, mais il a surtout permis de revenir en arrière sur ce qui avait été initié pour renforcer la précédente loi votée (n° 1 503) en décembre 2020. Notamment en ce qui concerne la liste des professionnels visés à l’origine. Jugée finalement trop large par Thomas Bezzo, élu de la majorité Priorité Monaco (Primo!) et rapporteur de ce texte 1037, elle était de nature selon lui à « inclure des professionnels qui ne présentaient pas de menace particulière en matière de blanchiment ». Cette liste a donc été resserrée, de manière plus précise et exhaustive cette-fois, en distinguant d’une part les commerçants du luxe assujettis de manière générale, indépendamment des moyens de paiement utilisés. Et, d’autre part, l’activité de vente de « véhicules terrestres à moteur », uniquement quand la valeur de la ou les transactions est réglée en espèces pour un montant égal ou supérieur à 10 000 euros, ou par tout autre moyen lorsqu’il s’agit d’un montent supérieur ou égal à 100 000 euros, comme le précise l’article 1 du projet de loi, alinéa 15. Concrètement les professionnels nouvellement assujettis sont ceux de la haute joaillerie, du commerce de métaux précieux et pierres précieuses n’ayant pas fait l’objet d’un sertissage, d’un assemblage ou d’une transformation, mais aussi les professionnels du rachat de matériaux précieux et de pierres précieuses, de l’horlogerie de luxe, de la vente ou l’action d’aéronefs, et de la vente ou location de navires de grande plaisance. La catégorie des centres d’affaires a également été supprimée de la liste initiale, le gouvernement et le Conseil national s’étant mis d’accords pour conclure que l’activité de domiciliation des sociétés était d’ores et déjà visé dans l’article premier de la loi et qu’il représentait une faible exposition au risque de blanchiment en raison de l’existence d’un régime d’autorisation préalable des sociétés commerciales.

© Photo Conseil National.

ette liste a donc été revue, […] en distinguant d’une part les commerçants du luxe assujettis de manière générale, et indépendamment des moyens de paiement utilisés. Et, d’autre part, l’activité de vente de  « véhicules terrestres à moteur »

Aux yeux des élus du Conseil national, c’est donc du sur-mesure. Et la loi n’en fait ni trop, ni trop peu : « Ni sous-transposition, afin de respecter strictement les exigences internationales, ni sur-transposition inutile et contraire aux intérêts de la principauté, telle a toujours été et telle sera toujours la position des élus du Conseil national », a rappelé le président du Conseil national, Stéphane Valeri. Un dispositif « adapté aux spécificités de la principauté », qui ne nuit pas à la compétitivité des entreprises, « notamment en créant des désavantages concurrentiels à travers l’introduction d’obligations disproportionnées, non demandées par les instances internationales, et qui n’existent pas dans les pays voisins », a ajouté Thomas Brezzo.

L’AMAF entendue

« Nous avons obtenu, avec satisfaction, la suppression de la déclaration automatique pour les paiements en espèces d’un montant supérieur ou égal à 10 000 euros, qui, en pratique, aurait pu engendrer une atteinte à la vie privée garantie par la constitution », s’est également réjouie la conseillère nationale Primo !, Corinne Bertani, rapporteur du projet de loi n°1 041, qui permet d’adapter le volet répressif pénal aux dernières évolutions des textes européens, conformément aux engagements internationaux de la principauté. « Je souligne toutefois que cette absence de déclaration systématique n’exonère pas les professionnels des devoirs de vigilance qui leur incombent, dès lors qu’un paiement en espèces atteint, ou excède, 10 000 euros. Nous avons également pu, en plein accord avec le gouvernement, redéfinir la liste des commerçants du luxe et des objets de grande valeur, pour tenir compte des réalités du terrain, tout en prenant en considération les conclusions de la dernière évaluation nationale des risques. » À cela s’ajoute la loi 1 051, votée à l’unanimité, elle aussi, pour sécuriser juridiquement les relations et contrats entre les établissements bancaires et leurs clients, comme l’avaient demandé les membres de l’Association monégasque des activités financières (AMAF), qui ont donc été entendus : « En matière bancaire, le contrôle des établissements de crédit installés à Monaco est soumis aux dispositions de l’accord franco-monégasque en matière bancaire, et de l’accord monétaire conclu avec l’Union Européenne (UE). Pour autant, ces dispositions ne couvrent pas les relations contractuelles des professionnels avec leurs clients », d’où le besoin de légiférer, comme l’a expliqué Balthazar Seydoux, le rapporteur du texte.

« Ni sous-transposition, afin de respecter strictement les exigences internationales, ni sur-transposition inutile et contraire aux intérêts de la principauté, telle a toujours été et telle sera toujours la position des élus du Conseil national », a rappelé le président du Conseil national, Stéphane Valeri

« Etoffer le dispositif existant »

Pour le gouvernement aussi, les projets de loi votés, n°1 037, 1 041 et 1 051, vont dans le bon sens. Le ministre d’État, Pierre Dartout, estime qu’il y avait « urgence » à agir, pour réaffirmer la crédibilité de la principauté sur la scène politique internationale, en s’adaptant aux normes en vigueur, notamment européennes : « Ces exigences internationales […] ont pu susciter, parfois, des incompréhensions, certaines dispositions projetées ne découlant pas strictement des directives européennes concernées, mais trouvant leur source dans d’autres instruments internationaux ayant pour objet la prévention et la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme », a ainsi rappelé le chef du gouvernement monégasque lors de la séance publique du 31 janvier 2022, insistant sur le fait que le gouvernement a mené plusieurs concertations, avant de boucler ces nouveaux textes. « Ces échanges ont été constructifs, et nous pouvons donc, en toute responsabilité, proposer d’étoffer le dispositif existant, afin d’optimiser la prévention et la lutte contre la criminalité, et la délinquance économiques et financières, tout en ayant le souci d’agir avec proportion et raison, afin de préserver le juste équilibre entre notre attractivité économique et le respect de l’éthique. » Même avis pour le conseiller-ministre pour les finances et l’économie, Jean Castellini, qui voit en la nouvelle législation un moyen de « disposer d’un cadre solide, permettant d’appréhender les nouveaux enjeux et les risques d’une matière en constante évolution. » Pour entrer dans le vif, et commencer à appliquer les nouvelles modalités prévues par les trois lois votées le 31 janvier 2022, une réunion du « comité de coordination et de suivi de la stratégie nationale de lutte contre le blanchiment de capitaux, le financement du terrorisme, la prolifération des armes de destruction massive et la corruption », a été organisée trois jours plus tard avec Pierre Dartout [à ce sujet, lire notre encadré — NDLR]. D’autres réunions suivront, tant la question de la lutte contre le blanchiment nécessite des moyens considérables au fil de temps. Et aussi parce que le sujet est vraiment “touchy”.

« Nous avons obtenu, avec satisfaction, la suppression de la déclaration automatique pour les paiements en espèces d’un montant supérieur ou égal à 10 000 euros, qui, en pratique, aurait pu engendrer une atteinte à la vie privée garantie par la constitution », s’est également réjouie la conseillère nationale Primo !, Corinne Bertani

Une première réunion pour le comité de coordination et de suivi de la stratégie nationale de lutte contre le blanchiment

Le ministre d’État, Pierre Dartout a présidé, jeudi 3 février 2022, la première réunion du « comité de coordination et de suivi de la stratégie nationale de lutte contre le blanchiment de capitaux, le financement du terrorisme, la prolifération des armes de destruction massive et la corruption ». Lors de cette séance plénière, le conseiller-ministre des finances et de l’économie, Jean Castellini, a présenté la stratégie nationale, rappelant qu’elle repose sur « des principes directeurs que sont la prévention, la dissuasion, la coordination nationale, et la coopération internationale ». Pour assurer sa mise œuvre effective, ce comité est composé de deux collèges. D’une part, les représentants des institutions monégasques, à savoir le Conseil national, le secrétaire d’État à la justice, la direction des services judiciaires, les conseillers-ministres des finances et de l’économie, de l’intérieur, des relations extérieures et de la coopération, le procureur général, le directeur du service d’information et de contrôle sur les circuits financiers, le contrôleur général de la sûreté publique, le directeur du budget et du trésor, de l’expansion économique, des services fiscaux, le secrétaire général de la commission de contrôle des activités financières, le chef du service du contrôle des jeux et le bureau des douanes françaises de Monaco. D’autre part, les représentants des professions assujetties à la législation anti-blanchiment : l’ordre des experts-comptables et comptables agréés de Monaco, l’ordre des avocats-défenseurs et avocats, l’association monégasque des activités financières (Amaf), l’association monégasque des “compliance officers” [chargé de conformité — NDLR] de Monaco, la chambre immobilière monégasque, l’association monégasque des professionnels en administration des structures étrangères, la fédération des entreprises monégasques (Fedem), l’union des commerçants et des artisans de Monaco (Ucam) et la chambre monégasque de l’horlogerie et de la joaillerie. Le secrétariat du comité est assuré par le service d’information et de contrôle sur les circuits financiers (Siccfin) dont le directeur, Michel Hunault, est en charge du suivi de la stratégie. À cette occasion, le gouvernement a indiqué que « le comité est un lieu d’échanges, de dialogue, de concertation, orienté vers un objectif commun de mise en œuvre de la stratégie nationale pour la période 2022-2024, et a rappelé que la stratégie nationale revêt un caractère prioritaire, conformément aux orientations fixées par le prince souverain ».