vendredi 19 avril 2024
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Patrimoine
Entre consensus et divergences

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Salle Garnier
© Photo Charly Gallo - Centre de Presse

Une première fois retirée en 2008, la proposition de loi sur la protection du patrimoine a été votée à l’unanimité par le Conseil national le 10 mai. Mais il reste encore quelques sujets de tensions et d’interrogations.

lors que la Principauté de Monaco fait de son image et de son art de vivre un atout majeur dans ses campagnes de communication internationale, elle n’a toujours pas de cadre législatif pour la sauvegarde de son patrimoine, à part quelques ordonnances et arrêtés. Paradoxal ? Pas tant que ça, quand on pense aux enjeux économiques de la construction sur le sol monégasque, qui ont certainement pesé dans le retard affiché. Elu union pour la Principauté (UP) au Conseil national, Guillaume Rose, rapporteur de la proposition de loi sur le patrimoine l’a souligné. En indiquant dans son rapport que « la démolition du patrimoine national étant devenue monnaie courante depuis près de 50 ans. » Et en rappelant l’émotion provoquée par le projet de démolition du Sporting d’Hiver. Pour cet élu, « l’inscription dans la loi (ndlr : de la protection du patrimoine) est un gage de sécurité juridique et relève, à ce titre, de la promotion de l’Etat de droit. […] L’avoir ne peut exister sans l’être et, qu’à trop avoir, le risque est de perdre son être. »
Cette proposition, plus complète que la première qui date de 2008, et réalisée avec l’avis de spécialistes, a pour objectif de protéger les monuments remarquables. Mais aussi les témoignages « valables et significatifs de l’architecture et de l’urbanisme passés et présents », comme le souligne l’introduction au projet. Le mobilier, au sens large est à préserver, l’archéologie et la notion de fouilles sont évoquées, et un comité de protection du patrimoine national devra être obligatoirement consulté pour avis. Un arsenal complet ? Pas sûr. D’ailleurs, certains dénoncent des lacunes.

Une liste “intra-gouvernementale”

Nous sommes dans l’ère de la conservation et de la protection, et cela au niveau mondial. Comme une prise de conscience généralisée à un moment donné. Et Monaco n’a pas échappé à cette règle tacite. Claude Rosticher, peintre monégasque très impliqué dans ce combat, estime qu’« il était temps de se préoccuper de notre patrimoine, avant qu’il ne reste plus rien d’authentique… De plus, c’est une vitrine importante pour Monaco. Ça fait des années que j’en parle. D’ailleurs, j’ai recueilli plus de 1 100 signatures pour la pétition contre la démolition du Sporting d’Hiver. » Pour les membres de la commission culture et patrimoine, il était temps aussi. Son président, Bernard Marquet, élu UP, pense « qu’elle arrive bien tard. Même si cette préoccupation était partagée par la mairie, le comité des traditions monégasques et, depuis 2003, par la majorité union pour Monaco (UPM). On a d’ailleurs changé l’intitulé de la commission en ajoutant à la culture le vocable “patrimoine”. En son temps, le Prince Rainier voulait que la place du marché et le Rocher restent en l’état. Ce n’était pas une vision globale de protection, mais plutôt bâtiment par bâtiment. Et je crois qu’en 2002, le projet des 21 tours autour du carré d’or ont fait prendre conscience qu’il fallait réagir. On a senti qu’il était temps de légiférer et que les citoyens étaient prêts. » Pour l’opposition, Marc Burini, élu rassemblement et enjeux (R&E), « ce sujet concerne tout le monde. »
Michèle Dittlot, élue union nationale pour l’avenir de Monaco (Unam), estime que cela fait longtemps que ce désir de sauvegarde existe en Principauté : « Il existe des ordonnances souveraines qui encadrent la protection de certains édifices. Et une liste de bâtiments à protéger, à préserver ou à respecter. Cette liste n’est pas publique : elle est intra-gouvernementale. D’ailleurs, je n’ai jamais réussi à me la procurer. Mais, elle révèle un esprit de préservation auquel il manque un encadrement juridique. »

“Considérations financières”

En tout cas, pour Marc Burini, « cette proposition vient très tardivement. Les contingences économiques des années 60-70 ont primé. » Alors que Bernard Marquet estime qu’« on ne peut désormais plus raisonner uniquement en termes économiques. On ne peut pas faire table rase de notre passé pour des considérations financières. Comment affronter notre avenir si on ne respecte pas son passé ? Qu’est-ce qu’une nation qui ne respecte pas son patrimoine ? » Michèle Dittlot souligne qu’« avec l’exiguïté de notre territoire, on est confrontés à un manque de place chronique et à une spéculation immobilière nécessaire à l’économie. Cela a peut-être primé par le passé et masqué le besoin de protéger certains sites. Mais c’est désormais devenu une nécessité. ». Claude Rosticher renchérit : « Il y a encore quelques années, on était en pleine période de construction. Et la protection du patrimoine pouvait aller à l’encontre de certains intérêts. » Mais Rosticher n’hésite pas à aller plus loin. En expliquant qu’il aurait même carrément fallu « commencer par le commencement en procédant à un réel inventaire détaillé réalisé par des professionnels : juristes, conservateurs, archivistes, architectes, personnes concernées par les œuvres d’art, les objets, le mobilier, les ouvrages imprimés, les archives papiers et audiovisuelles, la documentation et le patrimoine immatériel. »

“Tout n’est pas patrimoine”

Car aujourd’hui, Rosticher n’est pas complètement satisfait par « un texte où figure seulement l’architecture. Ce qui est effectivement le plus urgent. Mais pour l’archéologie, n’est-ce pas déjà trop tard ? Et puis, il faudrait d’abord définir ce qu’est le patrimoine. Avec des considérations culturelles, historiques et artistiques. Il n’y a pas de définition des critères patrimoniaux. On ne s’est pas posé la question essentielle : qu’est-ce que le patrimoine à Monaco ? Tout n’est pas patrimoine. Il faut préserver ce qui en vaut la peine. » Une position partagée par Marc Burini qui juge qu’« il faut faire attention au patrimoine affectif : la nostalgie, la mémoire des lieux ne constituent pas forcément un patrimoine national, mais un héritage personnel, aussi précieux soit-il. Il aurait fallu des intervenants extérieurs, des spécialistes capables d’écarter le patrimoine affectif, pour des questions pointues. Comme, par exemple pour déterminer une fois pour toutes si le Sporting d’Hiver est une verrue ou pas ? »
En tout cas, pour le patrimoine mobilier, Rosticher précise que « les différents responsables ne disposent d’aucun cadre juridique sur lequel se reposer en cas de décision arbitraire de leur administration quant à sa préservation. Les collections préservées aujourd’hui ne le sont que grâce à des volontés isolées. De même, certains types d’archives de première importance, notariales par exemple, ne font l’objet d’aucune obligation de versement à un service officiel, centralisé et dans des locaux permettant leur conservation et leur consultation, telle une fondation du patrimoine ».

Un grand absent : le patrimoine immatériel

Le patrimoine immatériel regroupe, schématiquement, les traditions et expressions orales. Y compris la langue monégasque, les arts du spectacle, les pratiques sociales rituelles, comme les processions, les événements festifs, les connaissances et pratiques concernant la nature. Bref, tout ce qui fait l’identité d’un pays. Sans oublier les savoir-faire liés à l’artisanat traditionnel et leurs enjeux sur l’activité économique, les droits d’auteurs, les brevets, les logiciels, les droits de marques… Or, « cette richesse inestimable n’apparaît nullement dans cette proposition de loi », remarque Rosticher. Marc Burini regrette aussi que le patrimoine immatériel ait été écarté : « On n’a pas pu introduire des éléments importants car les commissions se déroulaient entre midi et deux et, très pris professionnellement, j’ai eu beaucoup de mal à intervenir. » Pour Bernard Marquet, il manque manifestement les archives nationales : « Qu’est-ce qu’un pays qui n’a pas de mémoire ? » Alors que Michèle Dittlot n’hésite pas à parler de « hors sujet. » En estimant que « les éléments immatériels ne me semblaient pas devoir s’insérer dans cette proposition de loi. Ils étaient hors sujet, c’était un chapitre de trop. »

“Trop de jargon de juristes !”

Indigeste et incomplet pour les uns, trop strict pour les autres, il reste encore du travail pour arriver à une loi en bonne et due forme. Pour Rosticher : « on aurait pu ou dû éviter un texte trop technique et lourd, pour une analyse mieux adaptée aux réalités monégasques. C’est un copier-coller des textes français. » Il est rejoint sur ce point par Marc Burini : « Trop de jargon de juristes ! On aurait pu faire plus simple et plus concret. Mais on a le temps de revenir dessus. » Même son de cloche chez Michèle Dittlot : « Je pense que le gouvernement renverra ce projet de loi sous une forme plus simplifiée. Car le cadre est peut-être un peu trop technique et empêcherait des évolutions. Il pourrait être allégé, avec des arrêtés ministériels qui pourraient valider certains changements. Le gouvernement pourra éventuellement retenir les biens immatériels dans leur projet, en englobant les archives nationales par exemple. Le gouvernement a 6 mois pour répondre. Et je suis optimiste sur la réponse et sur le délai. »

Fouilles bredouilles

Si la plupart des interlocuteurs interrogés par Monaco Hebdo restent sceptiques sur les possibilités de découverte lors des fouilles envisagées par la proposition de loi, pour Michèle Dittlot « les fouilles sont une possibilité qu’on ne peut pas écarter. Lorsqu’on a construit le port Hercule, il a été dit qu’on a retrouvé de nombreux vestiges qui ont été balayés sans autre forme de procès. Or, on peut encore retrouver des traces. On est sur une voie de passage, avec un passé riche. De plus, les fouilles ne coûtent plus forcément cher, grâce à des éléments techniques qui permettent de mettre à jour des fouilles en ralentissant très peu les chantiers, comme ça s’est passé pour le tramway à Nice, par exemple. »

Et l’argent dans tout ça ?

Bernard Marquet préfère la jouer pragmatique, en déclarant : « On attend de voir de ce que le gouvernement fera de cette proposition avant de parler chiffres. On a tenté une démarche de consensus en se basant sur des principes importants. Notre patrimoine architectural fait partie de notre attractivité et de notre fameux art de vivre. Et ça nous rapporte combien ? » Du côté de l’Unam, Michèle Dittlot pense que « L’Etat financera cette protection. Il est certain que cela aura un coût. Mais il faut savoir ce qu’on veut. Ça ne devrait être un problème. Et le résultat sera bénéficiaire à la Principauté. On peut aussi faire appel à du mécénat. »
Une certitude, c’est désormais au gouvernement de plancher sur le sujet. Le ministre d’Etat, Michel Roger, a souligné, lors de ce vote à l’unanimité, qu’il mesurait « l’importance du sujet traité dans cette proposition pour l’avenir de la Principauté. » Tout en affirmant que le gouvernement répondrait dans « les délais constitutionnels. »

“Plus de transparence”

A la question : pourquoi une proposition de loi sur la protection du patrimoine est à l’étude seulement maintenant en Principauté ? Bernard Marquet, président de la commission culture et patrimoine du Conseil national, répond. « Tout d’abord, il faut poser la question à mon prédécesseur ! Plus sérieusement, je pense que la réforme constitutionnelle de 2002 a permis un débat plus démocratique en Principauté. Il nous a peut-être fallu le temps de l’apprentissage qui a commencé par des propositions sur l’éducation ou sur l’interruption médicale de grossesse et qui ont suscité des débats houleux, connus du grand public. Mais cette réforme a autorisé plus de transparence. Avec, par exemple, toutes les propositions de lois disponibles sur Internet. Mais aussi plus de clarté et plus de participation citoyenne. D’ailleurs, 75 % des propositions de lois déposées lors du premier mandat ont été transformées en loi. C’est dans ce cadre que s’inscrit cette nouvelle proposition de loi sur la protection du patrimoine. »

“Des joyaux patrimoniaux existent encore en Principauté”

Bien avant un éventuel encadrement législatif, certains bâtiments historiques ont été préservés et même restaurés. D’ailleurs, pour son centenaire cette année, le musée océanographique s’est refait une beauté. Avec un lifting complet qui comprend à la fois restauration et rénovation. Des travaux rendus possibles uniquement grâce à l’allocation de fonds de 30 millions d’euros versée par le palais Princier.
Alors que la salle Garnier a bénéficié d’une restauration qui a nécessité deux ans de travaux. Avec une inauguration le 19 novembre 2005. La maîtrise d’ouvrage était assurée par le département études de la société des bains de mer (SBM). Coût de l’opération : un budget total de 26,4 millions d’euros hors taxes. Et un financement mixte entre la SBM pour 1/ 3 et l’Etat monégasque pour 2/3, au titre de la conservation du patrimoine monégasque. L’équipe de maîtrise d’œuvre était dirigée par Alain-Charles Perrot, architecte en chef des monuments historiques en France et concepteur du projet architectural. Il revient pour Monaco Hebdo sur cette restauration. Interview.

Monaco Hebdo : Comment avez-vous été choisi ?

Alain-Charles Perrot : Je venais de restaurer l’Opéra Garnier de Paris. Donc je connaissais bien les travaux de cet architecte et le projet monégasque m’enthousiasmait. Il est apparu très vite, à partir d’études réalisées à Monaco, que Garnier avait réutilisé des éléments de l’opéra parisien, comme des dessins sur les tissus par exemple. Donc les liens étaient évidents.

M.H. : Les principales difficultés ?

A.-C.P. : Aucune ! J’étais là pour mettre mes compétences patrimoniales au service d’un bâtiment. Avec mon équipe, on a établi un cahier des charges, après relevés, analyses, recherche d’archives… On a aussi travaillé sur les normes de sécurité à respecter et le confort. Au fond, la seule différence avec la France qui possède une législation sur le sujet, c’est qu’il n’y avait pas de commissions vérificatrices pour notre travail. Mais le Prince Rainier suivait le projet et assurait le rôle des commissions.

M.H. : Comment jugez-vous cette proposition de loi sur la protection du patrimoine en Principauté ?

A.-C.P. : Je crois qu’une loi protectrice du patrimoine est absolument nécessaire. Car des joyaux patrimoniaux existent encore en Principauté. Notamment des villas balnéaires ou des petites églises. Bref, des bâtiments qui doivent être absolument préservées. De toute façon, je suis un défenseur convaincu du patrimoine !

Jean-Francois Robillon
© Photo Conseil national

“Monaco a parfois oublié le sens du beau”

Jean-François Robillon, président du Conseil national, élu union pour la Principauté (UP), revient sur le parcours sinueux de cette proposition de loi.

M.H. : Comment se fait-il qu’une proposition de loi sur la protection du patrimoine est à l’étude seulement maintenant en Principauté ?
J.-F.R. : Lors de la dernière campagne électorale, la majorité UPM, avait été à l’initiative du débat public sur la protection du patrimoine architectural, en inscrivant à son programme, l’objectif de « voter une loi de classement pour protéger les édifices qui représentent une valeur architecturale de notre patrimoine ». Depuis le début des années soixante, la Principauté de Monaco est entrée à marche forcée dans la modernité aussi bien sur le plan institutionnel que sur le plan économique. Sous l’influence des nécessités économiques nous avons été très loin et presque fait table rase du passé de Monaco, en oubliant parfois le sens du beau. Il y a des moments dans la vie d’un pays où il faut parfois prendre du recul et comprendre ce que l’on est devenu, pour choisir librement son avenir.

M.H. : Que pensez-vous de cette proposition ?

J.-F.R. : Elle répond d’abord à la nécessité juridique de faire entrer la sauvegarde et la protection du patrimoine monégasque dans la loi. Elle démontre qu’il existe à Monaco une volonté politique qui ne repose pas seulement sur la satisfaction de quelques esthètes, ni sur une vision nostalgique et désuète de la Principauté, mais sur la conviction, largement partagée par le peuple Monégasque, qu’il faut préserver tous les éléments de notre identité. Monaco est un petit pays dont tous les nationaux partagent le sentiment d’appartenir à une communauté héritière de plus de 7 siècles d’histoire sur la même terre, qui a su conserver ses traditions, sa langue, ses spécificités et son indépendance, alors que tant de Nations plus grandes ont disparu.

M.H. : Dans combien de temps la loi peut-elle être effective ?

J.-F.R. : En nous plaçant dans une hypothèse favorable et sans préjuger de l’accord du Gouvernement, la Constitution prévoit que dans le délai de six mois à compter de la date de réception de la proposition de loi par le ministre d’Etat, celui-ci peut décider de transformer la proposition de loi, éventuellement amendée, en un projet de loi. Dans le courant de la deuxième semaine de décembre 2010, nous saurons si la proposition de loi sur le patrimoine deviendra une loi. A partir de là, le gouvernement dispose d’une année supplémentaire pour élaborer un texte dont le contenu pourrait parfaitement être identique à celui de la proposition, ce qui serait d’ailleurs une forme de reconnaissance de la qualité du travail parlementaire. Evidemment, plus le projet de loi sera proche de la proposition de loi, plus le Conseil national sera enclin à le voter rapidement.

M.H. : Ne pensez-vous pas que les fouilles archéologiques puissent ralentir certains travaux et augmenter les coûts de construction ?

J.-F.R. : Nous devons reconnaître que cette question est revenue à plusieurs reprises lors de l’élaboration de la proposition de loi. C’est d’ailleurs pour cette raison que les fouilles d’archéologie préventive ne sont nullement systématiques. Une fouille est une mesure lourde qui n’intervient qu’après décision de l’autorité administrative en fonction d’une cartographie précise et après réalisation d’un diagnostic préalable. Cela ne suspend pas nécessairement l’exécution de travaux. Tout est affaire de nuance et de casuistique. La majorité UPM avait voulu doter l’Etat d’instruments adaptés, non le contraindre à les utiliser sans tenir compte de nos spécificités. Pour ce qui est du coût, la proposition de loi permet de recourir à des entreprises comme aux services de l’Etat. Il est évident qu’il y aura un coût supplémentaire mais cette problématique est inhérente à tout système de protection du patrimoine et il faut savoir faire des choix.