vendredi 26 avril 2024
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Comment le marché de
l’art à Monaco s’est relancé

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À Monaco, le marché de l’art attire de nouveau les acheteurs. La principauté concentre des maisons de ventes, des galeristes, des foires et des collectionneurs. Mais cette embellie survient après un cycle de 40 ans oscillant entre années fastes, crises et relances. Explications.

Sur le Rocher, le marché de l’art rime avec enchères, passion et discrétion. Terre de collectionneurs, la principauté attire les acteurs clés du marché. « Il y aurait une centaine de collectionneurs à Monaco. Mais je pense qu’ils sont plus nombreux. Ici la clientèle est internationale, avisée et discrète. Ils ont un pied à Monaco et l’autre à l’étranger. Leurs collections peuvent se trouver dans des lieux différents », explique Mark Armstrong, directeur de Sotheby’s Monaco. « Je suis persuadé qu’ils achètent aussi hors de la principauté. C’est l’attrait de la nouveauté et de la surprise. Aujourd’hui, les collectionneurs ne recherchent pas forcément l’acquisition d’une œuvre connue », détaille Daniel Boéri, président de la commission culture et patrimoine du Conseil national. « Avec les locaux, les limitrophes et les étrangers, c’est difficile de quantifier. Certains aiment l’art italien, d’autres l’art contemporain, le design, le street art, etc. », avoue François Tajan, président-délégué d’Artcurial. « Qui ne connaît pas le nom de Vincent van Gogh (1853-1890) ou de Paul Cézanne (1839-1906) ? Il y a autant d’amateurs qu’il y a de nationalités, considère pour sa part Franck Baille, président de l’hôtel des ventes de Monte-Carlo (HVMC). Il y a quelques années, nous avons réalisé la vente d’une rare et belle collection de poupées anciennes. Elle venait du sud-ouest. J’ai demandé à un confrère spécialisé de Chartres de nous assister. Il a été étonné de constater qu’un de ses gros acheteurs habituel était Monégasque. » Damien Simonelli, directeur d’Opera Gallery Monaco, ajoute : « Pour être honnête, il n’y a pas de profil type d’acheteur. C’est assez éclectique. Nous avons des jeunes collectionneurs et des collectionneurs plus avisés. Ce qui est sûr, c’est que de grandes collections sont présentes à Monaco. » Aujourd’hui, le marché de l’art monégasque semble avoir le vent en poupe. Il pourrait même renouer avec ses records des années 1980.

Années folles

Pendant les années 1980, le marché de l’art monégasque était porteur. Tout semblait possible. Les prix atteignaient de tels niveaux, que les ventes attiraient les acheteurs chevronnés internationaux. « La principauté offrait une place de prestige », se souvient François Tajan. Et les maisons de ventes Sotheby’s, Christie’s et Tajan rivalisaient entre elles. C’est en 1967, que Sotheby’s a ouvert une succursale à Monaco. Son bureau monégasque a été marqué par des collections historiques. « En mai 1975, nous avons eu la vente Redé-Rothschild. À l’époque, on vendait du beau mobilier français et des tableaux anciens. Il y avait toujours trois sessions de vente générale. En février, c’était les tableaux du XIXème. En avril, on vendait l’art nouveau, l’art déco et les livres. En mai, c’était les ventes de voitures. Puis juin, on reprenait les mêmes ventes qu’en février. En octobre, les ventes étaient similaires à avril. Décembre était réservé aux collections, se remémore Mark Armstrong. Nous avions nos bureaux au sporting d’hiver à Monte-Carlo. C’était un grand bâtiment art déco. On mettait en valeur les tableaux avec une scénographie pour les ventes. » En 1979, Sotheby’s avait adjugé des collections célèbres, comme celles d’Akram Ojjeh (1918-1991) pour 60 millions de francs (91 469,41 euros). Puis, il y a eu les collections Cartier en 1979, Maharadjah d’Indore en 1980, Mona Bismarck en 1986, et celle du Comte de Paris, en 1996. « C’était des moments extraordinaires. Il y avait les ventes de Sotheby’s et Christie’s, notre concurrent. À Monaco, Beaulieu et Nice, il y avait beaucoup d’antiquaires. Accompagnés d’amateurs d’art, ils remplissaient les hôtels monégasques », confie Mark Armstrong. Pareillement, Christie’s a inauguré son implantation monégasque en 1985. La principauté était une place forte du marché de l’art. Et la maison de ventes a réalisé une série de ventes importantes à l’hôtel Loews. En décembre 1985, s’est déroulée la vente de la collection de Sir Charles Clore (1904-1979). Elle comportait des meubles et objets d’art français très recherchés. « Comme la principauté était un débouché pour leurs ventes, Sotheby’s et Christie’s organisaient des ventes événementiels. En France, les maisons étrangères ne pouvaient pas vendre. Il y avait un monopole des commissaires-priseurs », raconte François Tajan. Avant d’ajouter : « En 1990, j’ai rejoint Jacques Tajan à l’étude Tajan SA. Mon père avait commencé ses ventes à Monaco dans les années 1970. Déjà la maison Tajan organisait des ventes sur le thème de la bibliophilie. En 1993, il y avait eu la vente de la collection d’Hussein Pacha (1908-1992). » Lors de cette vente, Jacques Tajan avait adjugé pour 47 millions de francs (71 651,04 euros) le contenu de la villa de Saint-Jean-Cap-Ferrat. « Grâce à la maison Tajan, Sotheby’s et Christie’s, la principauté était devenue une place incontournable du marché de l’art », souligne François Tajan. En 1993, une vente exceptionnelle s’est déroulée chez Christie’s. La collection du mobilier Louis XIV d’Hubert de Givenchy (1927-2018) a été adjugée à 155 millions de francs (236 295,98 euros).

Crise

Mais au début des années 1990, la place monégasque a souffert de la crise économique. Une baisse de fréquentation de la clientèle a eu lieu, principalement italienne. « En 1990, il y a eu une crise inflationniste au Japon. Et le marché de l’art a ressenti les conséquences », analyse Mark Armstrong. La bulle spéculative japonaise est survenue de 1986 à 1990. Elle a concerné les actifs financiers et immobiliers. A l’origine de cette crise, un rapatriement rapide de capitaux japonais en provenance des États-Unis. En 1991, la première crise du Golfe a aussi sérieusement affecté le marché monégasque. « Lors des ventes, on pouvait avoir 70 lots de mobiliers. Beaucoup de pièces venaient de la région. On les proposait à Paris et Londres, indique Mark Armstrong. Nous avons arrêté de vendre en partie à Monaco en 2000. » De place forte, les ventes sur le Rocher se sont limitées pour Sotheby’s et Christie’s aux mobiliers français. Un constat relayé par Franck Baille, président de HVMC : « Jusqu’au début des années 2000, le marché monégasque a connu de grands moments d’enchères. Mais, par la suite, les maisons anglo-saxonnes ont déserté pour déplacer leur centre de gravité à Paris. » Et puis, la crise s’est aggravée en 2001. « Il y avait un choix stratégique. C’est-à-dire rester ou quitter la principauté. Et le marché monégasque a été durement touché. D’une certaine manière, il a été marginalisé », commente François Tajan, président-délégué d’Artcurial. Monaco, comme la Côte d’Azur, semblait alors être devenue un lieu de collecte d’objets, plus que de vente. Et la libéralisation du marché parisien lui a davantage nui. Le verrou du monopole des 458 commissaires-priseurs français a été levé. Cet épisode, synonyme d’un changement de statut, a marqué le départ de certaines maisons de ventes vers la capitale française. « Les ventes se sont raréfiées. C’était la fin d’un monopole. Les maisons anglo-saxonnes avaient diligenté une action en justice au niveau européen. Elles se référençaient au traité de Rome de 1958 », explique François Tajan, président-délégué d’Artcurial. Alors que Mark Armstrong ajoute : « À partir de 2001, nous avons transféré la quasi-globalité des ventes à Paris. Mais certaines spécifiques ont été conservées à Monaco. Ensuite, il a été jugé plus judicieux de les envoyer sur un marché international. » À l’exode des maisons de ventes, s’est ajouté celle de riches résidents italiens. En 2001, certains d’entre eux ont répondu aux appels du gouvernement transalpin. Il faut rappeler que la première amnistie fiscale a rapporté 2 milliards d’euros au trésor public italien. « On a moins vu les Italiens. Dans nos ventes estivales, ils étaient plus rares. Mais la mondialisation du marché a compensé ce phénomène. Notamment, avec les Russes qui ont été plus présents », estime François Tajan. Mais cet exode fiscal n’a pas été suivi par tous les Italiens de la même manière, car une partie des résidents s’est contentée d’adresser une simple déclaration au fisc. Ces ressortissants ont donc laissé une partie de leurs capitaux à Monaco. « Personnellement, je n’ai pas vu beaucoup de différences. Les Italiens sont environ 8 000 à Monaco. Chez Sotheby’s, nous avons encore une clientèle italienne de collectionneurs », assure Mark Armstrong.

Relance

Après les années de crise, de plus en plus d’amateurs d’art se sont à nouveau tournés vers Monaco. Attirés par la sécurité qu’offre le Rocher, certains y ont même élu domicile. « La principauté a su conserver son attractivité. La maison Tajan a continuité de réaliser des ventes au Café de Paris jusqu’en 2014, », commente François Tajan, président-délégué d’Artcurial. En 2012, l’hôtel des ventes de Monte-Carlo a vu le jour. Derrière cette création, les co-dirigeants Franck Baille et Chantal Beauvois. « L’idée de trouver un lieu adapté a suivi son cours. Après 12 mois de travaux, nous avons rénové l’ancienne fonderie de Monaco sur le port, quai Antoine 1er », raconte Franck Baille. L’inauguration de l’HVMC a eu lieu en novembre 2012. Les premières ventes se sont déroulées au Monte-Carlo Bay. « Notre installation sédentaire a montré la voie à l’installation d’autres entités représentatives. C’est stimulant, et nous nous en réjouissons », déclare le président de l’hôtel des ventes de Monte-Carlo. La même année, la création par la principauté de Monaco Freeport a re-dynamisé le marché. À ce jour, l’entrepôt est géré par la Société d’exploitation et de gestion des entrepôts de Monaco (SEGEM). Sur 1 500 m2, les œuvres d’art provenant de pays hors Union européenne (UE) bénéficient d’une suspension totale de droits et taxes. Conséquences, collectionneurs, galeristes et maisons de vente ont pris le chemin de la principauté. Ainsi, en 2015, Artcurial Monaco a ouvert sous la direction de Louise Gréther. L’installation des bureaux à Monte-Carlo a permis à cette maison d’être présent à Monaco et sur la Côte d’Azur. « Chez Artcurial, on a démarré par une vente annuelle. En janvier 2015, la vente du mobilier de l’hôtel de Paris a été un succès », précise François Tajan, président-délégué d’Artcurial. Cette vente aux enchères a rapporté 3 millions d’euros. Le record a été atteint par une paire de gaines provenant du restaurant Louis XV : elle a été adjugée 101 000 euros.

Foires

En 2016, les organisateurs d’ArtGenève ont exporté sur le Rocher une formule de salon d’art contemporain, baptisé Art Monte-Carlo. « Le marché se développe dans les foires. Pendant Art Monte-Carlo, il y a un afflux de collectionneurs étrangers. Ils alimentent le marché. Mais je pense qu’il faut aussi aller à la rencontre des galeristes. Ils sont le trait d’union entre l’œuvre, l’artiste et l’acheteur, assure Daniel Boéri, président de la commission culture et patrimoine du Conseil national. Les galeristes ont besoin de surfaces conséquentes. Mais l’exiguïté du territoire monégasque n’est pas un frein. Le développement du marché de l’art peut s’opérer. » Au sein du Grimaldi Forum, ce salon est devenu, au fil des années, le rendez-vous des galeristes, collectionneurs et amateurs d’art. « Je trouve qu’Art Monte-Carlo est une belle initiative. Nous participons à Monaco Art Week, glisse Mark Armstrong, directeur de Sotheby’s Monaco. C’est important de fédérer tous les acteurs de la place monégasque. Également, le nouveau musée national de Monaco (NMNM) fait de beaux événements. Actuellement, il y a une belle exposition d’Ettore Spalletti à la villa Paloma. Je pense aussi aux manifestations du Grimaldi Forum. Nous sommes partenaires depuis cinq ans. » Pour Daniel Boeri, on assiste à un phénomène intéressant : « Aujourd’hui, les acheteurs ont envie de montrer leurs acquisitions. Ils ne souhaitent pas les cacher dans des coffres-forts. Paradoxalement, cette situation peut devenir un handicap. Car le plaisir de montrer une découverte prime désormais. Ainsi, la tendance s’oriente vers l’acquisition dans des foires-expositions au détriment des galeries. »

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Mark Armstrong et François Tajan

« À partir de 4 millions d’euros de chiffre d’affaires, les ventes deviennent rentables. Chez Artcurial Monaco, nous réalisons une dizaine de ventes par an. Notre chiffre d’affaires annuel est de l’ordre de 20 millions d’euros »

François Tajan. Président-délégué d’Artcurial
Dynamisme

En 2017, Fabrizio Moretti et Georges de Jonckheere ont ouvert des galeries à Monaco. En avril dernier, le NMNM a rendu hommage à Fabrizio Moretti (lire notre article publié dans Monaco Hebdo n° 1109). A l’occasion de l’exposition Step by Step, 38 œuvres de sa collection privée, ont été présentées à la Villa Sauber. « L’exposition est intéressante, sophistiquée et culturelle. Je suis un marchand d’art de niche et j’aime beaucoup être à Monaco », nous avait dit Fabrizio Moretti dans Monaco Hebdo n° 1109. Qu’il s’agisse de tableaux, de mobiliers ou d’objets d’art, le marché de l’art est vaste et complexe. Ventes aux enchères, salons, galeries, ventes de gré à gré, de multiples occasions d’achats ou de ventes s’offrent aux collectionneurs et amateurs d’art. « Aller à une vente aux enchères nécessite de trouver son public. À Monaco, nous sommes dans un milieu privilégié. À partir de 4 millions d’euros de chiffre d’affaires, les ventes deviennent rentables. Chez Artcurial Monaco, nous réalisons une dizaine de ventes par an. Notre chiffre d’affaires annuel est de l’ordre de 20 millions d’euros », indique François Tajan, président-délégué d’Artcurial. Par ailleurs, depuis son ouverture, l’hôtel des ventes de Monte-Carlo a réalisé une douzaine d’enchères millionnaires. Un tableau d’Henri Matisse (1869-1954) a été adjugé 4,2 millions d’euros. En 2018, un bronze du maître colombien Fernando Botero a été vendu 1,4 million d’euros. « Pour ce qui est de nos derniers résultats phares, une toile historique du Douanier Rousseau (1844-1910) a été adjugée 2,6 millions euros. », déclare Franck Baille, président de HVMC. En avril 2019, un marbre Lucrezia d’Este (1821) d’Antonio Canova (1757-1822) a été adjugé 2 millions d’euros. Un portrait de Charles de Bourbon (1555), de François Clouet (1510-1572), s’est vendu 810 000 euros. « Chaque galerie à Monaco a sa propre spécialisation, et donc une offre qui se diffère de celle des autres galeries. Il y en a pour tous les goûts et pour tous les types de budgets. Nous vendons chaque année des œuvres de grands maîtres comme Pablo Picasso (1881-1973), Marc Chagall (1887-1985) ou Fernand Léger (1881-1955). Quant à Andy Warhol (1928-1987), Keith Haring (1958-1990), Lucio Fontana (1899-1968) et Manolo Valdés, ils font partie des artistes contemporains que nous avons vendus ces dernières années », souligne Damien Simonelli, directeur d’Opera Gallery Monaco. Daniel Boéri, ajoute : « Les vrais collectionneurs sont ceux qui investissent dans l’art. Mais leur démarche va au-delà du simple aspect financier. Il y a aussi la notion de plaisir. » Récemment, une exposition-vente de la galerie Bartoux a rendu hommage à Fernando Botero (lire notre article publié dans Monaco Hebdo n° 1115). Les dessins, sculptures, et huiles sur toiles de cet artiste colombien, résident à Monaco, ont été vendues de 90 000 euros à 2 200 000 euros.

Avenir

Qualité et concentration de l’offre, tels semblent être les leitmotivs du renouveau du marché monégasque. « En 30 ans de carrière, je sais qu’il faut rester honnête et humble. L’offre doit être qualitative. Le marché doit garder sa transparence après les ventes. La rigueur des acteurs doit être au rendez-vous. Il ne faut pas se mentir, pas plus qu’il ne faut mentir à l’acheteur. Dans ce contexte, j’entreverrai un bel avenir. Monaco pourra avoir une place importante sur l’échiquier européen », espère François Tajan, président-délégué d’Artcurial. « En principauté, il y a un marché de l’art très visible. Depuis 35 ans, je suis les évolutions. Malgré les difficultés, Monaco a toujours su s’adapter. Tout cela m’incite à être très optimiste pour l’avenir », annonce Mark Armstrong, directeur de Sotheby’s Monaco. « En juillet, l’offre a été abondante. Il n’y pas d’inquiétude nous concernant. Les amateurs font le tri. Après celle des vendeurs, il faut gagner la confiance des acquéreurs. Bien sûr, il faut avoir les bons objets et les bonnes estimations. Ce secteur d’activité doit s’organiser, dans le respect de la déontologie. Cela profitera au rayonnement de Monaco », souligne Franck Baille, président de l’HVMC. Pour Daniel Boéri, président de la commission culture et patrimoine du Conseil national, aucun doute : « Il existe un vrai espace pour l’art à Monaco. L’arrivée d’expositions annuelles a entraîné une arrivée de collectionneurs. À l’occasion d’un week-end, beaucoup de clients potentiels peuvent être attirés. C’est un gage d’attractivité. Il faut un “mix” entre la présence de galeries, d’expositions spécifiques, et des foires. » Damien Simonelli, directeur d’Opera Gallery Monaco rappelle son positionnement : « Au niveau international, nous avons 14 galeries en Europe, au Moyen-Orient, en Asie et aux États-Unis. Depuis 2008, nous sommes implantés à Monaco. L’évolution du marché nous amène à être optimistes. » Face à ce regain de positivisme et de chiffre d’affaires, les autorités monégasques mènent une réflexion de régulation du marché. Elle est animée par Emmanuel Falco, conseiller du palais. « Au fond, nous ne sommes que des passeurs. C’est l’objet qui prime, pas celui qui le tient. Et il va faire sa vie sans nous », conclut Franck Baille, président de HVMC.