jeudi 25 avril 2024
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Jean-Christophe Maillot : « Je refuse cette vision de l’artiste parasite »

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Jean-Christophe Maillot
« Quand l’an passé, j’ai fait venir à Monaco le spectacle très polémique de Javier de Frutos, censuré par la télévision anglaise, avec un pape à qui l’on fait une fellation sur scène, j’ai reçu des lettres d’insultes. » © Photo M.L. Briane.

Depuis près de 20 ans, Jean-Christophe Maillot est à la tête des Ballets de Monte-Carlo. Dans un contexte de crise, où le budget de la culture est rediscuté, ce chorégraphe défend bec et ongles la structure qu’il dirige et qui vient d’être réorganisée. En rappelant sa mission artistique, sociale voire politique. Interview relue.

Monaco Hebdo : Vous avez fini votre « mercato »??
Jean-Christophe Maillot : Sur 800 candidatures sélectionnées, nous avons recruté 8 danseurs. Pas seulement sur leurs qualités artistiques mais sur leur faculté d’intégration à la compagnie. Je ne crois pas du tout à une compagnie constituée que de bons danseurs. C’est comme au football. Ce n’est pas parce qu’on a que des bons joueurs qu’on a automatiquement une grande équipe?! C’est pourquoi, contrairement à d’autres compagnies de danse qui procèdent uniquement à des auditions groupées, je fais venir les danseurs individuellement et les observe pendant deux jours.

M.H. : Alors, quel est votre casting final ?
J.-C.M. : J’ai choisi un premier soliste de la Scala de Milan, un danseur étoile du Pacific Northwest Ballet, une petite chinoise découverte à Beijing qui a intégré l’Académie l’an passé et des danseurs du Malandain Ballet Biarritz et du Ballet des Flandres entre autres (1). La compagnie compte désormais 28 ou 29 nationalités.

M.H.?: Vous avez un danseur monégasque??
J.-C.M.?: Non. Nous avons eu un danseur né à Monaco. Mais c’est statistique. Sur 8?000 Monégasques, on a peu de chance de trouver un danseur professionnel. Sur une France de 70 millions d’habitants, il y a 7?000 danseurs professionnels?! C’est la seule compagnie au monde à n’être constituée que d’étrangers. C’est un pays condamné — et c’est une magnifique condamnation — à s’ouvrir sur le monde.

M.H.?: En général, en football justement, il est difficile d’intégrer un trop gros nombre de nationalités??
J.-C.M.?: Une compagnie de danse est une micro-société au sujet de laquelle il serait d’ailleurs intéressant de réaliser une étude sociologique. Au sein des Ballets de Monte-Carlo, nous avons à peu près toutes les confessions religieuses, toutes les tendances sexuelles, tous les milieux sociaux, toutes les couleurs de peau… et ça marche. Quand tout le monde travaille avec un but commun, quand il existe une notion de respect des différences et qu’il n’y a pas de problème de communautarisme, ça fonctionne. C’est ce qui me passionne le plus dans la direction?: créer une alchimie en prenant en compte les différences. Dans cette micro-société, la dimension administrative reflète la gouvernance. Ici, je pourrais avoir des ministres du logement, de l’intégration, du budget, etc.

M.H.?: Si je poursuis votre métaphore gouvernementale, vous êtes le chef du gouvernement mais aussi le ministre des affaires étrangères. Quand vous partez en tournée, comme c’est le cas au Brésil en octobre, vous êtes un peu l’ambassadeur de Monaco. Combien ça coûte et quel est le retour??
J.-C.M.?: On a un avantage particulier?: on nous paye pour que l’on vienne. Ce sont en général les gouvernements qui nous invitent et on entre alors dans un processus d’échange culturel, comme ce fut le cas avec la Russie et le Bolchoï. Au Brésil, c’est un producteur privé qui nous invite et veut montrer notre travail. J’ai pour principe de ne refuser aucune invitation. Et sur l’année, les tournées nous coûtent 0 centime. Ce qui nous coûte cher, ce sont les transports, les containers ou encore le fait que Monaco ait très peu d’accords fiscaux. Par exemple, quand on se rend en Italie ou au Canada, on nous prélève à la source. C’est automatiquement -30 % sur le cachet. On peut alors calculer le désir de voir cette compagnie à l’étranger?! Là où d’autres pays financent — parallèlement aux subventions — le déplacement de leurs structures culturelles à l’étranger et font donc des choix artistiques, qui souvent amènent à une culture d’Etat, Monaco échappe à cette culture d’Etat et c’est tant mieux.

M.H.?: A quoi ressemble justement votre nouvelle programmation 2012-2013??
J.-C.M.?: A Monaco, l’intérêt est de présenter un échantillon de ce que les grands pays peuvent montrer dans leur capitale. A Paris, vous avez le théâtre de la ville, le théâtre des Abesses, Chaillot. A Monaco, nous proposons cette année un chef d’œuvre, Salves de Maguy Marin qui passerait au théâtre de la ville à Paris, le Ballet royal du Cambodge — avec le Printemps des Arts — qui serait programmé au théâtre des Champs-Elysées. Le Royal ballet de Londres (en collaboration avec le Grimaldi Forum) serait la compagnie invitée de l’Opéra Garnier de Paris, les Imprévus ressembleraient davantage à ce que fait le Centre National de la Danse de manière confidentielle…

M.H.?: Avec un retour du Tanztheater??
J.-C.M.?: C’est une grande histoire avec Pina Bausch. Le Tanztheater est l’une des rares compagnies privées. Et la demande est telle que Pina Bausch liait sa décision de faire les tournées dans des lieux qu’elle choisissait personnellement pour des raisons sociales ou politiques. Monaco, on peut le dire, Pina Bausch n’y était pas très attachée… Et puis, je l’ai travaillé au corps pendant des années, l’ai convaincue qu’il y avait un vrai public à Monaco qui dépasse largement le public monégasque tel qu’on peut l’imaginer. En 2009, elle était d’accord pour venir dans le cadre du centenaire des ballets russes. Et elle est morte. Après le Sacre du Printemps, l’an passé, on présente Le Laveur de vitres ainsi que Pina, le film de Wim Wenders.

M.H.?: Vous présentez cette année de nombreuses créations??
J.-C.M.?: La création est fondamentale pour la danse. A la différence de la musique et de l’opéra, la danse vit à 80 % de créations et non de répertoire. Je travaille d’ailleurs actuellement sur une création pour la grande star russe Diana Vishneva.

M.H.?: Dans un monde de la pensée unique où l’on parle de blasphèmes avec la polémique des caricatures de Charlie Hebdo, quel est le rôle de la danse??
J.-C.M.?: Je pense que la danse est probablement l’un des arts les plus libres car c’est l’un des plus jeunes. La première compagnie itinérante au monde, les Ballets Russes, ne date que d’un siècle. Quand l’an passé, j’ai fait venir à Monaco le spectacle très polémique de Javier de Frutos, censuré par la télévision anglaise, avec un pape à qui l’on fait une fellation sur scène, j’ai reçu des lettres d’insultes. Et je le comprends. On m’a demandé légitimement si ce chorégraphe aurait osé la même chose avec la religion musulmane… (Bonne question). Quand je fais venir la Venus Hottentote de Robyn Orlin avec des femmes de 200 kg sur scène, j’entends les critiques. Mais c’est incontestable?: il y a un état de liberté artistique exemplaire à Monaco. Cela ne m’étonne pas car quand il n’y a pas de problèmes sociaux majeurs, pas de chômage, cela amène une certaine paix au pays… mais aussi une certaine haine de l’extérieur. Monaco incarne tout le programme sur lequel veulent se faire élire les politiques dans le monde entier. La sécurité, le plein emploi, la dynamique économique… En plus, on a le soleil et la mer. Cela ne peut que rendre jaloux?! Mais c’est pourquoi aussi ce pays a un devoir?: faire de la création locale au lieu d’être un garage où l’on reçoit des choses de l’extérieur. Il faut générer des choses de l’intérieur.

M.H.?: Comme quoi??
J.-C.M.?: J’adore le nouveau travail que nous avons mis en place. Nous avons créé une cellule avec l’Education Nationale de Monaco. On va travailler cette année avec 350 enfants. On ne le sait pas mais il y a des classes difficiles à Monaco. Or ces gamins sont capables de faire des trucs remarquables. Deux personnes de la compagnie, Gaëtan Morlotti et Dominique Dreyfus effectuent un travail global, axé sur le corps et la littérature. Cette année, dans les lycées, on travaille avec l’écrivain Patrick Goujon autour de Roméo et Juliette. C’est un travail social. Monaco est un pays, pas un resort. Il y a une population à attirer et je suis sûr que les « ultra rich individual » viendront regarder le Royal Ballet de Londres. Mais il est également capital de mener un travail de fond avec les scolaires toute l’année et de présenter un éventail de l’art chorégraphique à travers le monde. C’est notre mission.

M.H.?: C’est l’idée justement de votre nouvelle structure globale née de la fusion entre les Ballets, le Monaco Dance Forum et l’académie de danse??
J.-C.M.?: C’était mon projet car il est important de ne pas multiplier les structures. La structure née de la fusion doit être le plus large possible. Il s’agit de former (avec l’académie), créer (avec la compagnie) et diffuser, recevoir à Monaco en coproduisant (avec le MDF).

M.H.?: Cette fusion vient aussi de la nouvelle situation politique et budgétaire. Il y a une logique de rationalisation des coûts. Vous avez quel budget annuel??
J.-C.M.?: Le budget global de l’ensemble des 3 structures est de 12 millions. Dont 6,4 millions de subventions. Le gouvernement a pris la décision de faire des économies sur la culture qui représente 5 % du budget de l’Etat, en nous faisant désormais financer, en partie, par les banques. C’est le début d’un perte de souveraineté sur la structure. La grande force d’une structure financée par l’Etat est sa totale autonomie artistique.

M.H.?: C’est le cas des autres entités culturelles à qui on a baissé les subventions étatiques l’an passé??
J.-C.M.?: On est toujours pris dans cette spirale globalisant « les entités culturelles ». Je ne suis pas d’accord sur le principe de demander 10 % (de baisse des subventions, N.D.L.R.) à tout le monde. Le Nouveau musée national de Monaco a très peu de charges de salaires, contrairement à l’orchestre par exemple. Il ne faut pas tout mélanger. Et encore moins opposer les entités. Le NMNM n’a pas la même approche que le musée océanographique. J’ai parfois le sentiment qu’à un moment, certains auraient voulu que Monaco soit un garage accueillant uniquement des expositions ou des spectacles grand public. Avoir ce que le monde entier s’arrache et faire beaucoup de bruit médiatique. Or, Beyoncé, on peut aussi la voir à Nice…

M.H.?: Comment se passent vos relations avec le CFM??
J.-C.M.?: Avec le CFM, nous avons une relation depuis 10 ans. Et le CFM, qui a un directeur intelligent, Gilles Martinengo, se montre d’une compréhension totale car il y a une histoire longue avec les Ballets. Mais à quand la demande d’un directeur de banque de programmer un spectacle, pour faire plaisir à l’un de ses clients fondamentaux??

M.H.?: Ce genre de demande existe??
J.-C.M.?: J’ai eu des demandes que j’ai refusées de numéro 1 ou 2 de multinationales dont la fille était chorégraphe et qui voulait me rencontrer. Si je commence à programmer la fille chorégraphe d’un financier ultra riche, c’est la fin?!

M.H.?: Pour l’année 2013, vous savez comment vous allez naviguer?? Le gouvernement vous a-t-il annoncé de nouvelles coupes??
J.-C.M.?: On nous a dit?: pour 2013, vous n’aurez rien de plus, rien de moins qu’en 2012. Nous avons eu des coupes sombres l’an passé mais il faut rappeler que nous sommes à 0 augmentation depuis 4 ans. A quand un retour à la normale?? J’ai toujours eu pour habitude de faire plus avec ce que j’avais et de ne pas demander davantage que ce dont j’avais besoin. En fusionnant les 3 structures, j’ai réduit la programmation des ballets et du MDF et j’ai réussi à tenir mon équilibre. Mais maintenant, ce qui m’intéresse, c’est aussi de voir grandir mon entité.

M.H.?: Quelle est la nature de votre partenariat avec le CFM??
J.-C.M.?: C’est un contrat annuel. Si l’année prochaine, le CFM change d’avis et décide de financer la fête de la bière, les Ballets connaîtront un déficit d’un million. Aujourd’hui, le CFM donne 1,3 million d’euros. Cette banque devient un partenaire très important par rapport à l’Etat.

M.H.?: Et si demain la banque change d’avis??
J.-C.M.?: Si demain, le CFM décide de mettre fin à ce partenariat, juridiquement, rien ne l’empêche de cesser sa collaboration.

M.H.?: Et dans cette hypothèse, vous faites quoi??
J.-C.M.?: J’ose imaginer que si une telle chose arrivait, l’Etat se substituerait à ce manque. Sinon, on aurait une situation explosive. Je ne pourrais pas payer les gens. Or, j’ai des CDI, des contrats signés pour l’étranger plus de 2 ans en avance. A titre d’exemple, pour programmer en juin 2013 le Royal Ballet, cela fait plus de 2 ans que l’on travaille dessus avec le Grimaldi Forum.

M.H.?: Vous attendez des garanties??
J.-C.M.?: Nous aurions besoin d’une visibilité sur 2 ou 3 ans. Je sais ce qu’on va me répondre. Qu’il n’y a pas de visibilité de la situation économique à 6 mois. Mais dans ce cas-là, on arrête tout. Qu’on nous dise de faire une programmation tous les 6 mois?! Avoir une vision pour un pays, c’est aussi parier sur l’avenir. Si on ramène ça à un foyer, alors plus personne n’achète de maison, de voiture, etc., et l’économie s’écroule…

M.H.?: Quand serez-vous fixé??
J.-C.M.?: On sera sans doute alerté en novembre. Lors du dernier conseil d’administration, on nous a fait comprendre que le département des finances était sensible à nos efforts et qu’on jouait le jeu.

M.H.?: Vraiment??
J.-C.M.?: Attention. Je suis favorable à participer à un effort national dans un moment difficile. Ce que j’aime moins, c’est ce qui est sous-jacent. On entend ici ou là que ce que l’on fait ne sert à rien ou que les directeurs de structures culturelles sont bien contents d’être à Monaco car ils n’auraient pas de travail ailleurs… Je refuse cette vision récurrente de l’artiste parasite et cette haine du cultureux. Depuis la crise, nous avons connu une augmentation de la fréquentation du public. Il n’y a pas de désaffectation, au contraire. La plus grande période des comédies musicales, c’est dans les années 30, pendant la grande dépression américaine. Les gens ont besoin de respirer.

M.H.?: La culture contribue aussi à donner une autre image de Monaco??
J.-C.M.?: Je considère que c’est ma mission. Moi, ça fait 25 ans que je travaille à Monaco et défends la Principauté. En 1992, quand j’ai fait le choix d’être un chorégraphe installé à Monaco, on m’a traité de préretraité. A l’époque, faire venir les Libé, Télérama, c’était impossible. Construire une crédibilité artistique a été très long. Mais cela peut aller très vite pour la détruire. C’est ce qui me chagrine.

M.H.?: Le Bolchoï vous a demandé de faire une création??
J.-C.M.?: Contrairement aux autres directeurs de structures, je suis là toute l’année. J’ai toujours dédié ma vie chorégraphique ici. Avec tout ce qui s’est passé, je me suis posé des questions. Vingt ans sans faire de création à l’extérieur, ça suffit. La dernière création que j’ai refusée, c’était pour l’opéra de Paris. Mais le Bolchoï, ça ne se refuse pas. Je suis le premier chorégraphe français à qui on demande de faire une création au Bolchoï depuis Petipa. Ce sera pour 2014.