vendredi 19 avril 2024
AccueilCultureBoris Cyrulnik : « Le mot “Ukraine” représente des racines que je ne...

Boris Cyrulnik : « Le mot “Ukraine” représente des racines que je ne connais pas »

Publié le

Alors qu’il vient de publier un nouveau livre (1) consacré à la liberté intérieure et à nos croyances, le neuropsychiatre Boris Cyrulnik s’est longuement confié à Monaco Hebdo, à l’occasion d’une conférence donnée à Menton (2). Pendant que la guerre en Ukraine se poursuit, il évoque également ses racines ukrainiennes. Interview.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, le 10 janvier 1944, vous avez été arrêté à Bordeaux par la Gestapo : comment avez-vous vécu cette épreuve ?

Je peux répondre en disant comment, avec ma mémoire, je me représente ce que j’ai vécu. J’ai des souvenirs d’images très claires de mon arrestation. J’avais six ans et demi. Il y avait la Gestapo française, avec des révolvers. Dans le couloir, il y avait des soldats allemands. Et dehors, la rue était barrée. C’était une rafle. Je n’ai pas l’impression d’avoir eu peur. J’ai même l’impression d’avoir été très intéressé par un événement de ce genre. Je me disais : « Toute une armée pour m’arrêter moi… ». Je me suis dit que je devais être très important.

Comment faire pour dépasser ce moment, et le traumatisme qu’il peut causer ?

J’ai probablement été un peu traumatisé, puisque j’y pensais beaucoup. Mais on ne pouvait pas en parler. Parce que pendant la guerre, si on disait qu’on était juif, on était arrêté, et on disparaissait. Et après la guerre, on ne pouvait pas en parler, parce que la France a connu 40 ans de déni à cause de l’échec de l’armée française. Et surtout, à cause de la collaboration. La plupart des Français étaient honteux que le gouvernement ait devancé les ordres nazis. Mais, par bonheur, il y avait des Justes, des gens qui ont risqué leur vie pour celle de Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. Ce sont eux qui m’ont sauvé. Et il y avait aussi des résistants. On a beaucoup mis la lumière sur les résistants, parce que eux, il étaient glorieux. Mais du coup, cela a débouché sur 40 ans de déni, pendant lesquels on ne pouvait toujours pas parler de ce qu’il s’était passé pendant la guerre.

La situation a changé à partir de quand ?

Le virage anthropologique, c’est 1980-1985, avec le film documentaire de Claude Lanzmann, Shoah (1985). Puis, plus tard, avec Jacques Chirac (1932-2019), qui a reconnu le crime du gouvernement de Vichy. Et là, on a pu redevenir « entiers », c’est-à-dire parler librement de ce qu’il s’était passé 40 ou 50 ans auparavant.

Vous ne saviez pas que vous étiez juif ?

Je ne savais pas que j’étais juif, parce que mon père était ukrainien et que ma mère était polonaise. Ils passaient leur temps à travailler. Ils ne me parlaient qu’en français, pour que je m’intègre plus vite.

Comment l’avez-vous appris ?

J’ai appris que j’étais juif la nuit de mon arrestation. J’ai aussi appris que ce mot « juif », que je n’avais jamais entendu, condamnait à mort, puisqu’on voulait me tuer. Je le savais clairement. Puisque, autour de moi, j’entendais dire : « Si tu fais ça, tu vas mourir ». Ou bien : « Si tu fais ça, tu vas être envoyé dans un camp de travail ». Donc je savais qu’on voulait me tuer. Le mot « juif » était connoté par l’idée que cela condamnait à mort.

Qu’est-ce qui vous a sauvé ?

Je ne suis pas sûr de m’en être sorti complètement. Ce qui m’a sauvé, c’est la rage et le plaisir de comprendre. Cela me paraissait effarant que des adultes, que des hommes, tuent des enfants pour des raisons que les enfants ignorent. J’avais six ans et demi. Je n’avais pas eu le temps de commettre de bien grands crimes. Je ne m’étais pas lavé les mains avant de passer à table. Voilà les crimes que j’avais commis. Tout cela m’a tellement étonné, que j’ai été atteint d’une maladie précieuse, qui est la rage de comprendre. Il fallait que je comprenne. Et cela a gouverné toute mon existence. Toute ma vie a été gouvernée par cette rage, qui s’est transformée en plaisir de comprendre.

© Photo Iulian Giurca / Monaco Hebdo.

« Je ne savais pas que j’étais juif, parce que mon père était ukrainien et ma mère était polonaise. Ils passaient leur temps à travailler. Ils ne me parlaient qu’en français, pour que je m’intègre plus vite »

Vous avez été sauvé par une femme pendant la guerre ?

J’ai été sauvé par une série de femmes. Elles m’ont sauvé quand j’étais enfant, elles achètent mes livres maintenant… J’ai eu de la chance qu’il y ait des femmes autour de moi.

Votre père, Aaron Cyrulnik, était Unkrainien : quels souvenirs en gardez-vous ?

J’ai très peu de souvenirs de mon père, Aaron Cyrulnik. Dès le début des hostilités, en 1939, il s’est engagé dans l’armée française. J’avais deux ans. J’ai un souvenir ou deux, des images d’avant-guerre… Et un souvenir de lui, en uniforme français. Ça me rendait très fier. Parce que je me disais : « Lui, il ne se soumet pas. Lui, il combat le nazisme ».

Et votre mère, Estera Cyrulnik, née Smulewicz ?

J’ai très peu de souvenirs, aussi. Parce qu’à cette époque-là, quand un homme s’engageait dans l’armée, la femme ne touchait pas d’aides sociales. La seule aide, c’était la famille. Dès 1940-1942, ma famille était soit dans l’armée française, soit, pour les jeunes, dans la résistance, où beaucoup sont morts. Ou bien, ils étaient déjà à Auschwitz. Il n’y avait donc plus de famille autour de moi. Mais il y avait des Justes.

Que représente, le mot « Ukraine » pour vous ?

Le mot « Ukraine » représente des racines que je ne connais pas. Ce sont des racines intellectuelles. La famille de mon père était ukrainienne. Il paraît que mon nom à Kiev, c’est l’équivalent de « Dupont ». J’ai donc un nom d’une très grande banalité. De plus, il n’y a pas longtemps que j’ai appris que mes racines étaient ukrainiennes. Car je n’avais pas de papiers, et je ne connaissais pas ma famille. C’est maintenant, grâce à Internet, que l’on m’envoie des mails et des photos. Donc, c’est maintenant, à mon âge [Boris Cyrulnik est né le 26 juillet 1937 à Bordeaux, il est âgé de 84 ans — NDLR], que je découvre des racines incertaines.

© Photo Iulian Giurca / Monaco Hebdo.

« J’ai appris que j’étais juif la nuit de mon arrestation. J’ai aussi appris que ce mot « juif », que je n’avais jamais entendu, condamnait à mort, puisqu’on voulait me tuer. Je le savais clairement. […] Le mot « juif » était connoté par l’idée que cela condamnait à mort »

Le 24 février 2022, la Russie a envahi l’Ukraine et depuis, la guerre fait rage : qu’est-ce que cela vous inspire ?

Pour moi, Kiev, c’était l’origine de la Russie. Je ne comprends pas ce qu’il se passe. Tous mes amis ukrainiens parlent russe. J’ai peur qu’en ne comprenant pas, ce soit ce qu’il faut comprendre. C’est-à-dire que tout ça est absurde. C’est un crime absurde. C’est un crime immense. Tout le monde est perdant. Les Ukrainiens, les Russes, et nous. Actuellement [cette interview a été réalisée le 24 mars 2022 — NDLR], les Egyptiens sont déjà victimes d’une famine, car ils n’ont plus de blé. Tout le monde va perdre. Pour moi, le mot « Ukraine » signifiait « origine de la belle Russie ». Et j’apprends aujourd’hui, avec étonnement, que Poutine force ces gens à faire une nation.

Vos parents sont morts en déportation : que reste-t-il aujourd’hui de vos racines avec l’Ukraine ?

Il reste de mes racines avec l’Ukraine le plaisir de découvrir un beau pays, une belle culture, des belles blondes, des belles danses… Les Russes… Tiens, ça m’a échappé [il sourit — NDLR]. Les Russes, et les Ukrainiens, ont un sens de la fête, de la culture, et de l’art qui a marqué la culture française. On ne peut quand même pas interdire le Bolchoï, on ne peut pas interdire Dostoïevski (1821-1881), on ne peut pas interdire Guerre et paix (1865-1869)… Tout cela a marqué notre culture.

Que pensez-vous du boycott décidé par certaines institutions culturelles vis-à-vis d’artistes russes [à ce sujet, lire notre article Guerre en Ukraine Comment le monde culturel monégasque se mobilise, publié dans Monaco Hebdo n° 1235 — N.D.L.R.] ?

Je ne suis pas un grand politicien, mais je pense que si on voulait vraiment nuire à Poutine, il faudrait fermer les robinets de gaz, et que l’on ait froid, que l’on ne puisse plus cuisiner. En s’altérant nous-même, on ferait du mal à Poutine. Or, on continue à lui acheter son gaz, et avec cet argent, il continue à financer la guerre. Ça me paraît absurde de vouloir boycotter les Russes, alors qu’ils nous ont apporté des merveilles. Il ne faudrait pas boycotter les artistes, les écrivains, les philosophes, les musiciens, qui ont embelli notre culture. Ils étaient amoureux de la France. C’est encore un point que je ne comprends pas.

Que ressentez-vous face à cette guerre qui se déroule en Ukraine ?

Je ressens un immense malheur. Quand j’entends à la télévision le bruit des bombes, ça me rappelle ce que j’entendais pendant la guerre de 1940. Quand je vois les armées dans la rue, ça me rappelle même la guerre de la libération de la France. Quand je vois l’armée russe défiler, ça me rappelle l’armée allemande rentrant dans Bordeaux. J’étais convaincu que jamais on ne retrouverait ces impressions. Elles reviennent. C’est un choc.

Ça vous inquiète ?

Oui, ça m’inquiète. D’abord, parce que je suis convaincu que nous sommes tous perdant. Et ensuite, parce que lorsqu’on déclenche une guerre, on ne sait jamais ce qu’il va se passer. Ce n’est pas forcément le plus fort qui gagne. D’ailleurs, ce ne sont pas les grandes armées qui ont gagné au Proche-Orient. Les Russes, les Français et les Américains ont perdu la guerre en Afghanistan. Et les Français viennent de perdre la guerre au Mali, alors que l’armée avait remporté la guerre. Donc, peut-être que les Russes vont gagner la guerre militaire en Ukraine. Mais ça ne veut pas dire qu’ils vont gagner la guerre. Ils vont déclencher une résistance ukrainienne et européenne. Ils vont se transformer en armée d’occupation. Donc tout le monde va les haïr. Même s’ils gagnent cette guerre, ils la perdront peut-être. Mais en attendant, il y aura eu des morts et du malheur.

© Photo Iulian Giurca / Monaco Hebdo.

« Si on voulait vraiment nuire à Poutine, il faudrait fermer les robinets de gaz, et que l’on ait froid, que l’on ne puisse plus cuisiner. En s’altérant nous-même, on ferait du mal à Poutine. Or, on continue à lui acheter son gaz, et avec cet argent, il continue à financer la guerre »

Dans quelle souffrance psychologique se trouvent les réfugiés ukrainiens ?

On peut affirmer que tous les réfugiés ukrainiens souffrent. Mais si, avant le traumatisme de la guerre, ils avaient acquis des facteurs de protection au sein d’une famille stable, qu’ils étaient bien entourés, une fois accueillis par la France, par la Pologne, ou par d’autres pays, ils vont se sentir soutenus. Et si on les aide à comprendre ce qu’il s’est passé, la plupart des réfugiés vont reprendre un bon développement. Mais ils ne vont pas oublier le fracas, la blessure, et l’arrachement qu’ils auront ressenti.

Et les réfugiés qui bénéficiaient de moins de stabilité familiale, et qui étaient moins entourés ?

Avant la guerre, les réfugiés qui avaient acquis des facteurs de vulnérabilité, comme une famille instable, la maladie, ou une précarité sociale, vont encore plus souffrir de la guerre. Si on ne les soutient pas après la guerre, ils vont se sentir seul. Et si on ne les aide pas à comprendre, alors il y aura une souffrance durable. Donc, au final, tous les réfugiés vont souffrir. Mais certains vont s’en remettre, alors que d’autres vont souffrir toute leur vie.

Et les enfants ?

Pour les enfants, il faut distinguer les enfants pré-verbaux, avant l’âge de trois ans, puis les enfants entre 3 et 6 ans, qui parlent, mais qui n’ont pas accès au récit et à l’histoire. Et enfin, les enfants à partir de 6, 7 ou 8 ans, qui ont accès à l’histoire. Si leur mère ne souffre pas, les enfants pré-verbaux ne souffriront pas. Il faudra donc sécuriser leur mère, pour qu’elle devienne sécurisante pour son enfant. Pendant la guerre de 1940, beaucoup d’enfants ont traversé la guerre sans souffrir. Parce que leur mère était à la campagne, parce que leur mère ne souffrait pas, parce que la famille était stable, parce qu’ils n’avaient pas été bombardés…

Et pour les enfants qui peuvent parler ?

Quand les enfants parlent, ils vont comprendre qu’il y a un mystère, ou, en tout cas, qu’il y a quelque chose qui se passe. Si on en parle trop, on va leur faire peur. Et si on en parle pas du tout, on va les angoisser. Donc, ce n’est pas facile. Il faut donc en parler autour, en disant : « Voilà, il nous arrive une grosse épreuve, mais on va s’associer pour trouver des solutions. » Ce n’est qu’après l’âge de 7 – 8 ans qu’il faudra dire : « Une partie des Russes, pas tous les Russes, ont été galvanisés par Poutine, qui prépare cette guerre depuis une génération, en apprenant la haine des ukrainiens à des enfants. »

Ce n’est pas vraiment nouveau ?

Les nazis ont fait la même chose avec les jeunesses hitlériennes : ils apprenaient la haine de tout ce qui n’était pas blond aux yeux bleus, “la race supérieure”. Les grand-parents des Ukrainiens qui souffrent aujourd’hui, et qui sont en ce moment d’une grande générosité, ont été d’une grande cruauté pendant la Seconde Guerre mondiale. Il faudra donc expliquer à ces enfants ukrainiens : « Voilà notre filiation, voilà notre histoire. L’Ukraine a eu ce moment glorieux, et l’Ukraine a eu ce moment honteux pendant la seconde guerre mondiale. » Cela fait partie de l’histoire d’un pays. Il y a des choses merveilleuses, et il y a des choses difficiles. Je crois que l’on peut dire ça de tous les pays.

© Photo Iulian Giurca / Monaco Hebdo.

« Cela me paraissait effarant que des adultes, que des hommes, tuent des enfants pour des raisons que les enfants ignorent. J’avais six ans et demi. Je n’avais pas eu le temps de commettre de bien grands crimes. Je ne m’étais pas lavé les mains avant de passer à table. Voilà les crimes que j’avais commis »

Que faire face à ces traumatismes liés à la guerre ?

La mémoire saine est une mémoire évolutive. Mais la mémoire, ce n’est pas le retour du passé. C’est la représentation du passé. On va chercher dans notre passé, des mots, des images que l’on agence pour en faire un récit. De plus, la mémoire des souvenirs est intentionnelle. Donc elle change. Si je suis vulnérable, blessé, je déprime, et je vais chercher dans mon passé des images, des faits vrais, qui expliquent pourquoi je déprime. Si, au contraire, je suis dans une période heureuse de ma vie, je vais chercher dans mon passé d’autres images, d’autres mots, tout aussi vrais, dont je vais faire un récit. Je peux donc faire des récits totalement opposés, et pourtant aussi vrais les uns que les autres.

On peut remanier les souvenirs traumatiques ?

Comme la mémoire saine est évolutive, on peut changer les récits en en parlant. Lorsque vous m’invitez à parler de mon enfance, à la mémoire de mon enfance je vais ajouter la mémoire de ce que je vous ai raconté. Donc je change la représentation, car je vais être obligé de dire en deux ou trois phrases ce qu’il m’est arrivé. Du coup, grâce à vous, j’ai déjà un peu changé la mémoire de mon passé. Vous m’avez invité à rendre public quelque chose qui, pendant 40 ans, a été caché, impossible à dire. Donc, vous avez participé au changement de ma mémoire. La mémoire change tout le temps. On voit d’ailleurs dans les récits collectifs, que c’est le vainqueur, le dominant, qui va chercher les faits vrais qui expliquent pourquoi il est légitime qu’il domine. Et ceux qui sont dominés vont chercher d’autres faits vrais qui vont expliquer pourquoi il n’est pas légitime d’être dominé. Cela explique les incessants conflits sociaux.

Comme expliquer le décalage qu’il y a parfois entre le souvenir et le réel ?

Il y a toujours un décalage entre le souvenir et le réel. D’abord parce que le réel n’est pas conscient. Par exemple, on a pas conscience que notre corps est en train de consommer beaucoup d’énergie uniquement pour rester assis, pour lutter contre l’attraction terrestre. Sinon on serait tous à plat ventre, attirés par le centre de la Terre. On n’a donc pas conscience du réel. Or, la réalité, c’est la représentation du réel qui change tout le temps.

Les réfugiés ukrainiens vont devoir faire preuve de résilience : comment définir ce mot ?

La résilience, c’est la reprise d’un nouveau développement après un traumatisme. Quelqu’un de traumatisé qui ne fait rien, est K.O. debout. Ou bien, la personne ne pense qu’à ça, et c’est alors ce que l’on appelle un syndrome psychotraumatique. Pour s’en sortir, il faut chercher en soi, et autour de soi, ce qui va permettre de s’accrocher pour reprendre un développement. Mais ça ne sera pas le développement d’avant. Puisque, pendant la guerre, il y a eu des morts, il y a eu des ruines, la personne aura été obligée de fuir son pays… Ça ne pourra donc pas être comme avant. Ça pourra être bien, mais ça ne pourra pas être comme avant. C’est la définition de la résilience.

Que peut apporter un pays comme Monaco, ou la France, à ces réfugiés ukrainiens pour réellement parvenir à les aider du mieux possible ?

Pour aider les réfugiés ukrainiens, aujourd’hui il y a deux mots clés : « soutien » et « sens ». Si on les laisse seuls, il y aura énormément de syndromes psychotraumatiques. Si on les entoure, il y a en aura, mais beaucoup moins. Le soutien, c’est parfois pas grand chose. C’est une chambre, c’est une école désaffectée, c’est un sourire, une aide… Quand on est désespéré, une main tendue, c’est énorme. Le deuxième mot clé, c’est chercher à comprendre celui qui souffre. Plus tard, lorsque la guerre sera terminée, il y aura des morts et des ruines, et on cherchera à comprendre ce qu’il s’est passé. Là, il y aura un travail à faire, qui va durer  toute leurs vie. Toute leur vie, ces Ukrainiens vont dire : « J’ai été chassé de mon pays par un homme qui a fanatisé une partie des Russes. On ne sait pas pourquoi, ni ce qui a provoqué cette guerre. » On parle de la guerre en Ukraine, mais cela fait des années que tout ça a commencé.

« C’est la consommation qui provoque l’arrivée d’un virus. Et ce sont les avions, le transport, et nos déplacements, qui transforment ce virus en pandémie. Est-ce que l’on va arrêter de prendre des avions ? Est-ce qu’on va arrêter de consommer de la viande ? Il va y avoir des débats de civilisation pas faciles. En attendant, la catastrophe écologique continue. » Boris Cyrulnik. Neuropsychiatre. © Photo Iulian Giurca / Monaco Hebdo.

« Ça me paraît absurde de vouloir boycotter les Russes, alors qu’ils nous ont apporté des merveilles. Il ne faudrait pas boycotter les artistes, les écrivains, les philosophes, les musiciens, qui ont embelli notre culture. Ils étaient amoureux de la France »

C’est-à-dire ?

Quand Poutine a rasé la Tchétchénie, on l’a laissé faire. En Syrie, quand il a aidé Bachar el-Assad à récupérer le pouvoir qu’il avait perdu grâce aux Kurdes et aux armées alliées, on l’a laissé faire. Quand il a bombardé la Géorgie, on l’a laissé faire. Donc, on l’a tout le temps laissé faire, alors que l’on aurait facilement pu intervenir. Désormais, ça va être difficile. Dans le Midi, où il y a beaucoup d’incendies, on dit que lorsqu’un incendie démarre, on peut l’arrêter avec une branche, en tapant sur les flammes. Mais quand la forêt flambe, on ne peut plus arrêter l’incendie. Maintenant, la forêt flambe. Et je ne sais pas ce qu’il va falloir faire.

La reconstruction de ces réfugiés ne pourra débuter que lorsque cette guerre sera finie ?

Pour l’instant, les Ukrainiens sont dans la résistance. Plus tard, quand ils reprendront un autre bon développement, ils seront dans la résilience. Mais, ceux qui vont entrer en résistance vont mettre dans leur mémoire une fierté. C’est ce que j’ai fait. Je me suis évadé, les Justes m’ont entouré. Merci les Justes, merci la France. Donc la résistance qui se déroule actuellement en Ukraine, va laisser dans l’âme des résistants une fierté. Du coup, pour le moment, Poutine est en train de faire le pays qu’il voulait défaire. Il est en train de faire une solidarité ukrainienne, avec les Ukrainiens entre eux, mais aussi avec le monde occidental qui les soutient, et peut-être même Proche-Oriental. Car les retombées sont incalculables. Les Egyptiens sont déjà en train de souffrir de cette guerre en Ukraine.

Cette guerre, c’est aussi une catastrophe écologique ?

La guerre est une catastrophe écologique. Mais nous étions déjà dans la catastrophe écologique : catastrophe écologique de l’hyperconsommation et catastrophe écologique de l’hypercirculation. Est-ce que l’on va arrêter cette civilisation de l’hyperconsommation et de l’hypercirculation ? On aura du mal.

En quoi consommer et se déplacer pose problème aujourd’hui ?

Il y a des millions de virus autour de nous. Certains sont bénéfiques. Ils sont dans notre intestin, ils sont sur notre peau… Et ils nous permettent d’être en bonne santé. Mais lorsqu’on fait des élevages immenses, les excréments des vaches se mélangent aux excréments des oiseaux, et cela invente sans arrêt de nouveaux virus. Un virus c’est quelques brins d’ADN, 8, 10, 12, avec un petit sac de lipides, donc de graisses. Quand ça rentre dans le cerveau, ça fait éclater les cellules cérébrales, quand ça rentre dans le poumon, comme le Covid, ça fait éclater les poumons. Or, c’est la consommation qui provoque l’arrivée d’un virus. Et ce sont les avions, le transport, et nos déplacements, qui transforment ce virus en pandémie. Est-ce que l’on va arrêter de prendre des avions ? Est-ce qu’on va arrêter de consommer de la viande ? Il va y avoir des débats de civilisation pas faciles. En attendant, la catastrophe écologique continue.

Le prince Albert II et Monaco agissent en faveur de l’environnement : est-ce que les pays, dans leur ensemble, en font assez pour protéger la planète ?

Monaco a une tradition océanographique et agronomique. Le prince Albert II continue cela, et c’est très appréciable. Mais nos décideurs politiques n’ont pas pris la dimension du fracas écologique. Car le fracas écologique nous abîme biologiquement, et individuellement. Actuellement, les perturbateurs endocriniens sont partout dans l’eau. Du coup, les animaux sont en train de changer. Il y a tellement d’hormones femelles dans l’eau des rivières ou des océans, qu’il y a de moins en moins de poissons mâles. Que vont faire les poissons femelles quand il n’y aura plus de mâles ? Et quand les poissons ne se reproduiront plus, comment fera-t-on pour manger des poissons ?

« La mémoire saine est une mémoire évolutive. Mais la mémoire, ce n’est pas le retour du passé. C’est la représentation du passé. On va chercher dans notre passé, des mots, des images que l’on agence pour en faire un récit. De plus, la mémoire des souvenirs est intentionnelle. Donc elle change »

Quelle est la réponse ?

Les femelles auront le choix : mourir ou inventer la parthénogenèse, c’est-à-dire qu’une femelle devient la mère d’une femelle, qui devient la mère d’une femelle, qui devient la mère d’une femelle, et ainsi de suite. Cela existe déjà chez les lézards, et cela commence à exister chez les girelles, en Méditerranée. Donc les poissons commencent déjà à s’adapter aux hormones femelles qui baignent partout dans l’eau.

Et chez l’être humain ?

Aujourd’hui, des petites filles font leur puberté à 8 ans. Ça les métamorphose complètement. Elles sont plus mûres psychologiquement que les garçons, ce qui explique, en partie, leurs très bons résultats scolaires. Mais elles sont aussi plus anxieuses. Dans les consultations de pédopsychiatrie, il y a beaucoup de petits garçons, parce que les petites filles sont plus mûres. Mais, après la puberté, on voit arriver des femmes, parce qu’elles sont plus anxieuses que les garçons. Cela est provoqué par une modification de nos perturbateurs endocriniens. Les branches de lunette, les sacs en plastique, le coltan des téléphones portables… Est-ce qu’on va y renoncer ? On participe à la pollution. Et ce n’est qu’un début.

« Si on les aide à comprendre ce qu’il s’est passé, la plupart des réfugiés vont reprendre un bon développement. Mais ils ne vont pas oublier le fracas, la blessure, et l’arrachement qu’ils auront ressenti »

C’est donc un choix de société qu’il faut faire ?

C’est un choix de société, c’est un choix de civilisation. On a beau expliquer et commenter, les décideurs politiques n’ont pas pris la mesure, et ils continuent, pour des raisons économiques. L’idole « dollar » continuer à organiser la société. Et on va le payer très, très cher.

Chaque guerre, chaque catastrophe, engendre des changements majeurs ?

Après chaque catastrophe, qu’il s’agisse d’une catastrophe écologique ou des épidémies de peste comme il y en a eu à Marseille ou à Nice, il y a eu des changements. En 1 348 et en 1720, il y a eu de terrifiantes épidémies de peste à Nice. L’armée du comté de Savoie encerclait Nice et tirait sur les Niçois qui cherchaient à s’échapper. En deux ans, un Européen sur deux a été tué. La culture a changé. En 1755, le tremblement de terre de Lisbonne a aussi eu un impact. On a bâti des maisons différentes, il fallait faire de grands espaces… Cela a aussi modifié la hiérarchie sociale : après chaque catastrophe, les aristocrates ont perdu de leur puissance.

Et en France ?

En France, après la guerre de 1945, les hommes n’avaient pas été glorieux : trois ans de service militaire, puis quatre ans comme prisonnier de guerre. Donc pendant 7 ans, les femmes ont tout fait marcher. Elles ont donc pris conscience qu’elles étaient capables de tout faire fonctionner. Cela a marqué le début du féminisme et de la révolution culturelle. Après chaque catastrophe, il y a une révolution culturelle.

Qu’ont changé l’épidémie de Covid-19 et les différents confinements pour nos sociétés ?

Le Covid a été une catastrophe qui a provoqué des morts. Grâce aux confinements et au vaccin, il y a eu moins de morts que ce l’on pouvait craindre, mais il y a eu des ruines. L’économie a déjà changé. Il faut bien qu’elle reprenne. Mais si elle reprend comme avant, il y aura un nouveau virus dans trois ans. On va entrer dans le siècle des virus. De plus, quand on est en désorganisation sociale, les gens sont anxieux. Ils ont peur. Et ils votent alors pour un dictateur. Un grand nombre de dictateurs ont été élus démocratiquement : Ivan le Terrible (1530-1584), Hitler (1889-1945), mais aussi Bolsonaro et Erdoğan, qui ont mis en place des régimes autoritaires. Ils ont tous été élus. Après des catastrophes, une nouvelle évolution est possible, c’est-à-dire une renaissance. Là, on réorganise la civilisation, et la manière de vivre ensemble. Devinez quel est mon choix ? [Il rit – NDLR].

Vidéo : Notre interview de Boris Cyrulnik

[embedyt] https://www.youtube.com/watch?v=i6FGrEBwtEQ[/embedyt]

1) Le Laboureur et les mangeurs de vent : liberté intérieure et confortable servitude, de Boris Cyrulnik (Odile Jacob), 272 pages, 22,90 euros.

2) A ce sujet, lire notre article Boris Cyrulnik à Menton, le 23 mars.