vendredi 26 avril 2024
AccueilActualitésSociétéIllectronisme - Joeffrey Drouard : « La fracture numérique repose sur des facteurs...

Illectronisme – Joeffrey Drouard : « La fracture numérique repose sur des facteurs variés »

Publié le

Pour aider les Monégasques et les résidents en difficulté face à la dématérialisation accélérée des services publics et privés, une série d’initiatives a été lancée par le gouvernement en principauté. Joeffrey Drouard, maître de conférences en économie à l’université de Rennes, explique à Monaco Hebdo ce qu’est l’illectronisme, et pourquoi il est important de lutter contre.

Qu’est-ce que l’illectronisme ?

L’illectronisme caractérise des personnes qui ont des difficultés ou des impossibilités à utiliser le numérique au quotidien. Depuis le début des années 2000 une question s’est posée sur ce que l’on appelle « la fracture numérique ». Avec l’arrivée de nouveaux outils numériques, on a très rapidement constaté que certaines personnes avaient accès à ces outils, et d’autres qui n’y avaient pas accès. Entre 2000 et 2005, de nombreux travaux ont eu pour sujet ce que l’on appelle « la fracture numérique du premier niveau », c’est-à-dire l’accès, ou le non-accès, aux outils numériques. La question s’est d’abord posée sur la possession d’un ordinateur, et ensuite sur l’accès à Internet.

Comment a évolué cette réflexion ?

Une fois que les gens ont accès à ces outils numériques, le questionnement s’est déplacé pour savoir s’ils étaient capables de les utiliser. C’est ce que l’on a appelé « la deuxième fracture numérique », et c’est ce que l’on peut aujourd’hui associer à l’illectronisme.

Quel est le profil des personnes touchées par l’illectronisme ?

Pour la première fracture numérique, les personnes les plus touchées étaient les plus âgées, avec des revenus modestes, moins diplômées, ce qui renvoie aux compétences nécessaires pour pouvoir utiliser ces outils numériques. Sur la deuxième fracture, on retrouve aussi cela. Avec en plus, des questions d’encastrement social. Est-ce que la personne concernée a de la famille ou des amis qui utilisent ces outils ?

« En principauté, la contrainte financière va moins peser que dans d’autres pays, mais d’autres sujets très impactants peuvent toucher Monaco, comme l’âge de sa population, par exemple »

L’illectronisme touche aussi les jeunes ?

Les jeunes sont très à l’aise avec les outils numériques. Contrairement aux seniors, ils ne ressentent aucune réticence par rapport à ces objets. Ils ont une certaine facilité pour les réseaux sociaux ou pour acheter des produits sur Internet. Ils sont donc très agiles pour des utilisations d’outils numériques très spécifiques. En revanche, ils peuvent avoir des difficultés sur d’autres types d’usages, comme, par exemple, pour utiliser les services publics en ligne. Cela nécessite de comprendre le fonctionnement de l’administration, mais aussi de maîtriser des compétences numériques que les jeunes n’utilisent plus forcément aujourd’hui. Une personne qui a 30 ou 40 ans est généralement à l’aise pour envoyer un e-mail ou enregistrer un document. Les jeunes savent aussi faire ça, mais si on leur demande où est le document qu’ils viennent d’enregistrer, ils ont tendance à répondre : « Dans le cloud. » Ils n’ont pas la réflexion qui consiste à enregistrer le document, savoir où il se trouve pour ensuite l’envoyer à l’administration publique, par exemple.

Comment ont évolué ces deux fractures numériques ?

La fracture de premier niveau a été très fortement résorbée, et cela est encore plus vrai à Monaco. Quant à la fracture de second niveau, l’illectronisme, elle se résorbe progressivement. Mais des questions restent posées, car l’utilisation des outils numériques n’est pas aisée pour tout le monde.

A Monaco, le pouvoir d’achat est plus élevé qu’en France : faut-il en déduire que l’illectronisme est nécessairement moins fort ?

A Monaco, l’accès à Internet doit être beaucoup plus développé qu’en France. Si on regarde les personnes totalement exclues d’Internet et qui ne l’ont pas utilisé l’année dernière, en France cela concerne environ 7 % de la population, contre environ 3 % à Monaco. Mais ce n’est pas pour autant que la question de la fracture numérique n’existe pas, ou qu’elle n’est pas plus forte en principauté, pour d’autres raisons. Par exemple, à Monaco la population est particulièrement âgée, avec 36 % de personnes qui ont plus de 65 ans, contre 21 % en France. Donc, en principauté, la contrainte financière va moins peser que dans d’autres pays, mais d’autres sujets très impactants peuvent toucher Monaco, comme l’âge de sa population, par exemple.

« Les personnes touchées par l’illectronisme sont souvent moins éduquées, avec des revenus plus modestes, et sont plus âgées. L’illectronisme s’ajoute à d’autres inégalités, notamment d’âge ou sociales »

Cela signifie donc que la fracture numérique est multiple, selon l’âge, selon la région, la classe sociale, ou le pouvoir d’achat ?

Oui, la fracture numérique repose sur des facteurs variés. Monaco étant un petit territoire, il n’y a pas cette problématique d’exclusion numérique entre la ville et la campagne. Il n’y a pas non plus en principauté de zones privées d’Internet, de « zones blanches ». La couverture du réseau est de bonne qualité. Même s’il y a pas mal de critiques sur les tarifs des abonnements Internet, cela n’est pas un problème central à Monaco.

Etes-vous d’accord avec Dominique Pasquier, directrice de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), qui expliquait en septembre 2021 au Monde qu’« au sein des classes populaires, la démocratisation d’Internet est passée par le smartphone et les écrans tactiles, mais pas par le clavier d’ordinateur, ni par l’usage du mail » ?

L’approche de Dominique Pasquier est très intéressante. Aujourd’hui, pour se connecter aux services publics sur Internet, il faut posséder une adresse e-mail. Or, si les classes populaires utilisent les outils Internet principalement via leur smartphone, elles ont donc développé des compétences spécifiques à ce canal. Ces compétences ne sont pas forcément les plus adaptées quand il s’agit de se connecter sur le site Internet d’une administration publique.

Quelles sont les principales conséquences de cette fracture numérique ?

Il existe déjà des inégalités d’accès à beaucoup de services. L’illectronisme vient renforcer ces inégalités. Les personnes touchées par l’illectronisme sont souvent moins éduquées, avec des revenus plus modestes, et sont plus âgées. L’illectronisme s’ajoute à d’autres inégalités, notamment d’âge ou sociales.

« On peut imaginer un petit bus qui se déplacerait en principauté pour répondre directement aux personnes en difficulté, de façon individuelle, pour résoudre un problème concret, à l’instant T »

La pandémie de Covid-19 et les confinements ont exacerbé ce problème, notamment pour contacter les différentes administrations ?

L’augmentation du nombre de services accessibles sur Internet, que ce soit les services publics ou le travail avec le télétravail qui s’est fortement développé pendant la période de Covid-19, a accentué la problématique liée à l’illectronisme. Pendant la pandémie, on a aussi vu la montée en puissance de la télé-médecine, avec des consultations médicales à distance.

La numérisation des services publics a très nettement accéléré ces dernières années : cela a été un facteur aggravant, avec un nombre important d’usagers qui ont décroché ?

En France, un rapport du Défenseur des droits sur la dématérialisation des services publics a été publié en 2022. Il souligne le grand désarroi d’une partie de la population française face à l’accélération du déploiement des services publics sur Internet. Il explique que les personnes qui sont en situation de précarité sociale qui sont plus éloignées du numérique que les autres subissent cette situation plus fortement encore. Les droits sociaux ont un caractère vital pour eux, et ils n’y ont pas forcément accès. Avec la numérisation des services publics, qui s’accompagne souvent de la fermeture de guichets, les plus démunis voient la difficulté d’accéder à leurs droits sociaux grandir encore. Autre problème très concret : les personnes déficientes visuelles auront du mal à remplir un Captcha [un test pour accéder à certains services sur Internet, basé sur une séquence visible à partir d’une image, pour faire le tri entre les utilisateurs humains et des robots malveillants — NDLR]. Elles ne pourront donc pas se connecter au service.

Illectronisme numérique
« Les jeunes peuvent avoir des difficultés sur d’autres types d’usages, comme, par exemple, pour utiliser les services publics en ligne. Cela nécessite de comprendre le fonctionnement de l’administration, mais aussi de maîtriser des compétences numériques que les jeunes n’utilisent plus forcément aujourd’hui. » Joeffrey Drouard. Maître de conférences en économie à l’université de Rennes. © Photo DR

Aujourd’hui, quels sont les outils déployés pour lutter contre la fracture numérique ?

A Monaco, la politique qui consiste à donner accès au matériel, tablettes ou ordinateurs, est utile pour combler la fracture numérique de premier niveau. Ensuite, il reste toutes les questions de formation et de soutien qui reposent sur le court et le moyen terme. Les politiques de formation mises en place en France, et dans de nombreux pays, consistent à former les individus pour qu’ils puissent utiliser plus facilement les outils numériques. Mais cela soulève aussi des questions.

« On assiste à un renversement de ce que devrait être un service public. Normalement, un service public propose un certain niveau de qualité à l’usager. Aujourd’hui, on attend de la qualité de la part de l’usager, afin qu’il soit capable d’utiliser un service public numérique »

Lesquelles ?

Qui assure cette formation ? Est-ce à la puissance publique de proposer des formations au numérique ? Faut-il confier cela à des associations ? Ou c’est le secteur privé qui doit s’en occuper, avec notamment Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft (Gafam) ? Si ce sont les Gafam qui prennent en charge ce sujet, cela soulève des questions : sur quoi sont axées ces formations ? En effet, si ces formations expliquent comment utiliser les outils Google et Microsoft, est-ce que c’est vraiment cela que l’on attend d’une formation pour être capable d’utiliser le numérique ? Surtout qu’en parallèle des Gafam, on assiste au développement des systèmes “open source” et du partage qui vont à l’encontre du modèle économique des Gafam. Va-t-on renforcer le cloisonnement, avec des jeunes qui sont déjà enfermés dans les écosystèmes de Snapchat, TikTok, ou d’Instagram ? Les formations au numérique sont-elles là pour enfermer les individus dans des systèmes ? Ou est-ce que l’on cherche à donner aux gens des outils pour réfléchir et développer des compétences qui seront ensuite utiles dans plusieurs domaines ?

En dehors de la formation, d’autres solutions existent contre la fracture numérique ?

La mise en place d’actions pour aller directement au contact des personnes qui ont des problèmes avec le numérique fait partie des autres possibilités pour lutter contre la fracture numérique. La taille réduite du territoire monégasque permet de faire cela. On peut imaginer un petit bus qui se déplacerait en principauté pour répondre directement aux personnes en difficulté, de façon individuelle, pour résoudre un problème concret, à l’instant T.

Comment évaluer précisément l’efficacité des différents outils déployés pour lutter contre la fracture numérique ?

Il existe des chiffres qui permettent de mesurer les effets de ces politiques. Cette question de l’évaluation est importante. Est-ce vraiment utile ? A qui cela sera-t-il utile ? Est-ce que cela répond réellement à un besoin ?

Pour celles et ceux qui, de toute façon, n’utiliseront jamais des outils numériques, il faut nécessairement laisser ouverts des guichets « physiques », notamment pour les services publics ?

C’est évident. En France, le service numérique se substitue au présentiel, que ce soit dans le service public ou dans le privé, comme dans la distribution, où les caissiers ont été remplacés par des machines. On assiste aujourd’hui à un report des tâches sur l’usager, qui va de pair avec des fermetures de guichets. C’est désormais à l’usager de se former, c’est à l’usager d’être capable de faire ou de se faire aider s’il ne sait pas… D’une certaine manière, on assiste à un renversement de ce que devrait être un service public. Normalement, un service public propose un certain niveau de qualité à l’usager. Aujourd’hui, on attend de la qualité de la part de l’usager, afin qu’il soit capable d’utiliser un service public numérique.

Qu’est-ce qu’il ne faut pas oublier dans cette politique numérique ?

Il faut garder à l’esprit qu’il existe aussi un effet de sur-consommation. Il faut donc mener un questionnement sur la sur-utilisation des outils numériques, en particulier chez les jeunes. L’hyperconnectivité peut déboucher sur des effets pervers de surcharge informationnelle. D’ailleurs, on voit aujourd’hui des gens participer à des semaines de « digital detox ». L’Etat français a pris en compte ce problème en donnant un droit à la déconnexion pour les salariés. Cette problématique est inverse par rapport à l’illectronisme : on glisse vers une dépendance excessive, et surtout non-maîtrisée, qui conduit à ce que l’on appelle des « usages problématiques ». Ici, contrairement à l’illectronisme, la tranche d’âge concernée par ces « usages problématiques », ce sont plutôt les jeunes. Pour le reste, on retrouve des critères identiques avec un niveau d’éducation un peu plus faible, notamment.