vendredi 26 avril 2024
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Illectronisme : comment la lutte s’organise

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Alors que 16,5 % de Français sont en difficulté face aux outils numériques, Monaco est aussi concerné. Pour faire reculer l’illectronisme, des initiatives voient le jour. Et beaucoup d’experts estiment que ces aides doivent être permanentes.

Ils sont ce que l’on appelle les « laissés-pour-compte du tout-numérique ». Et, contrairement aux idées reçues, cela ne se résume pas uniquement aux seniors. L’illectronisme, c’est-à-dire l’incapacité à utiliser des outils numériques, est un phénomène beaucoup plus diffus qui touche aussi les jeunes. « L’inclusion numérique est aussi un enjeu pour les populations plus jeunes, car la maîtrise du numérique ne se résume pas à l’usage des réseaux sociaux. Il y a également les personnes en situation de handicap, pour qui les sites Internet sont rarement accessibles, explique Pascal Rouison, conseiller technique et responsable de la délégation interministérielle chargé de la transition numérique au sein du gouvernement monégasque. Le numérique prend une place exponentielle dans notre quotidien. Sans un accès maîtrisé au numérique, le risque est de s’informer moins, de renoncer à certains de ses droits, voire de s’isoler. » L’illectronisme étant un phénomène transgénérationnel, cela explique que les chiffres communiqués en France par le Défenseur des droits soient vertigineux : dans l’Hexagone, près de 13 millions de personnes avouent rencontrer des difficultés avec l’usage des outils numériques. « Les gens peuvent cumuler un certain nombre de problèmes. Des seniors peuvent être dans un contexte de handicap avec la vue qui baisse, des jeunes peuvent être handicapés ou avoir des problèmes d’alphabétisation. Il faut donc retenir que l’utilisateur du web est éminemment divers, et que, par conséquent, on a besoin de prendre en compte la diversité de toutes ces situations. Tout cela sous-tend la question de l’inclusion. Mais avant l’inclusion, il y a l’absence d’exclusion, qui doit être le premier objectif », estime Elie Sloïm, spécialiste de la qualité des sites Internet et patron d’Opquast, une entreprise qui délivre une certification de compétences dédiée aux professionnels du web.

« Les jeunes savent très bien utiliser TikTok ou des filtres sur Instagram, tout comme ils jouent très bien aux jeux vidéo. Mais quand il s’agit d’utiliser d’autres fonctionnalités du numérique, comme des traitements de texte par exemple, c’est beaucoup plus compliqué »

Séverine Erhel. Enseignante-chercheuse en psychologie cognitive et ergonomie à l’université de Rennes 2

« Diversité d’utilisation »

En France, en 2019, selon l’Institut national de la statistique et des études ­économiques (Insee), chez les 10 % des ménages les plus pauvres, 68 % étaient équipés d’un ordinateur et 75 % disposaient d’un accès à Internet. Chez les 10 % les plus riches, 95 % avaient un ordinateur et 96 % étaient connectés à Internet. A Monaco, le taux d’équipement et d’accès à Internet est installé dans la fourchette haute. Mais, pour bien comprendre ce problème, il faut aussi renoncer à ce qui pourrait être une autre évidence : avoir les moyens économiques suffisants pour acheter le matériel nécessaire n’est pas, non plus, une garantie totale d’échapper à l’illectronisme. La fracture numérique passe en effet par plusieurs biais, qui peuvent être notamment l’âge, la classe sociale, ou le niveau d’études. En principauté, 25 % de la population monégasque et résidente a plus de 65 ans, ce qui peut, bien sûr, représenter un frein à l’utilisation du numérique. « Les jeunes savent très bien utiliser TikTok ou des filtres sur Instagram, tout comme ils jouent très bien aux jeux vidéo. Mais quand il s’agit d’utiliser d’autres fonctionnalités du numérique, comme des traitements de texte par exemple, c’est beaucoup plus compliqué, explique Séverine Erhel enseignante-chercheuse en psychologie cognitive et ergonomie à l’université de Rennes 2 (1). On est encore dans le mythe des jeunes qui savent tout faire avec le numérique, parce qu’ils sont nés dedans. Alors qu’ils ont aussi besoin de formation, car ils ne sont pas doués naturellement. Il faut briser ce mythe des “digital natives” [les jeunes nés alors qu’Internet existait déjà et qui ont grandi avec les outils numériques — NDLR] ». La fracture numérique est donc multiple, assurent les professionnels du web. « Les sites web sont souvent pensés pour des utilisateurs « moyens », alors que les utilisateurs sont une infinité de contextes. Avec des personnes qui sont dans un contexte mobile, d’autres qui utilisent Internet en bas débit, des personnes qui sont handicapées, des personnes qui ont des difficultés cognitives, d’autres qui sont étrangers et qui ne comprennent pas la langue… Les problèmes peuvent s’ajouter les uns aux autres. Ce ne sont pas des catégories étanches », résume Elie Sloïm. Avant d’ajouter : « Un site Internet est visité par des gens qui utilisent des périphériques très différents : un écran tactile, un clavier et une souris, un lecteur d’écran pour les personnes aveugles, une utilisation de l’audio… On ne travaille donc pas avec un utilisateur moyen. On travaille avec des gens qui ont une énorme diversité d’utilisations. »

« Il est fondamental de considérer la numérisation d’une société comme un objectif. Mais pas comme un objectif exclusif. Car il faut garder à l’esprit qu’il y aura toujours des cas pour lesquels ça ne marchera pas » 

Elie Sloïm. Spécialiste de la qualité des sites Internet et patron d’Opquast

« Programmation informatique à la maternelle »

Rien n’est simple, car Internet étant marqué par le changement permanent, cela contribue à perdre en chemin celles et ceux qui ont déjà eu du mal à s’y créer quelques habitudes. Un menu déplacé, une option à cocher qui est installée dans un autre menu, et un utilisateur déjà en difficulté se retrouve rapidement décroché, incapable de cliquer au bon endroit. Quand il s’agit de sites Internet sur lesquels ces personnes doivent accomplir d’importantes démarches administratives, la panique peut vite prendre le dessus devant l’enjeu. Pourtant, d’une manière plus globale, Internet est régi par des règles qui ont pour objectif de le rendre plus accessible. « Nous essayons de pousser la notion de « référentiel » ou de « normes pour le web ». Pour cela, nous proposons des référentiels de règles. Il existe des référentiels internationaux en accessibilité, avec le Web content accessibility guidelines (WCAG), et en France le Référentiel général d’amélioration de l’accessibilité (RGAA). En Europe, il y a aussi le Règlement général sur la protection des données (RGPD). Et il y a également des règles de sécurité. On a besoin de développer des choses extrêmement simples. Et pour développer ces choses extrêmement simples, c’est très compliqué », glisse Elie Sloïm. Voilà pourquoi, aujourd’hui encore, le numérique reste inaccessible pour une partie de la population, qu’elle soit française, italienne, ou monégasque. Face à ce constat, en principauté, le gouvernement et l’Éducation nationale ont décidé d’intégrer le numérique le plus tôt possible. « A Monaco, la programmation informatique commence dès la maternelle, avec des jeux ludiques, pour préparer cette jeune génération au monde de demain. Cela fait partie désormais des fondamentaux de l’éducation monégasque, au même titre que lire, écrire, ou compter », souligne Pascal Rouison.

Illectronisme Elie Sloim
« Les gens peuvent cumuler un certain nombre de problèmes. Des seniors peuvent être dans un contexte de handicap avec la vue qui baisse, des jeunes peuvent être handicapés ou avoir des problèmes d’alphabétisation. Il faut donc retenir que l’utilisateur du web est éminemment divers, et que, par conséquent, on a besoin de prendre en compte la diversité de toutes ces situations » Elie Sloïm. © Photo Franck Paul

Emmaüs Connect

En France, dans le cadre de son programme France services, l’Etat a déployé plus de 2 600 guichets physiques afin de lutter contre la fracture numérique, en promettant « le retour du service public au cœur des territoires quel que soit l’endroit où vous vivez, à moins de 30 minutes de chez vous. Que vous ayez besoin de conseils sur vos démarches administratives ou besoin d’aide sur l’utilisation d’un service numérique, vous pouvez vous rendre dans un France services pour accéder à un service public de qualité, offert par des agents formés et disponibles ». Un pass numérique est aussi proposé gratuitement pour les personnes les plus en difficulté financièrement. Elles sont ensuite dirigées vers « une structure qualifiée, organisatrice d’ateliers d’initiation ou de perfectionnement au numérique. La structure scannera le pass et dispensera la formation au bénéficiaire gratuitement. Elle sera ensuite payée par l’opérateur de pass numériques », détaille le gouvernement français. Vingt-deux millions d’euros ont été mobilisés en 2019 et 2020, et 400 000 personnes ont été aidées par le biais de ce dispositif. Une plateforme Solidarité numérique a aussi été lancée, avec un numéro vert, le 01 70 772 372, et un site Internet, solidarite-numerique.fr. Pour la faire fonctionner, plus de 1 200 médiateurs numériques ont été recrutés. En 2021, l’Etat français a investi 250 millions d’euros pour s’attaquer à la fracture numérique. L’aide peut aussi passer par le biais de l’une des 436 missions locales installées sur le territoire français et dont l’objectif est de « permettre à tous les jeunes de 16 à 25 ans de surmonter les difficultés qui font obstacle à leur insertion professionnelle et sociale ». Ainsi, à Toulouse, la mission locale propose un dispositif d’accompagnement aux technologies de l’information et de la communication (Datic), articulé autour de différents types d’ateliers. En parallèle, un certain nombre d’associations apportent aussi leur aide, comme, par exemple, Emmaüs Connect ou Kocoya, en proposant notamment des ateliers d’initiation au numérique.

« Éducation aux médias »

A Monaco, l’arrivée de Frédéric Genta en février 2018 au poste de délégué interministériel à la transition numérique a été marquée par une nette accélération de la dématérialisation des services publics. Une vitesse de transformation qui a pu déstabiliser les plus fragiles ou celles et ceux qui étaient déjà en difficulté vis-à-vis du numérique. « On estime qu’à Monaco, 140 démarches administratives sont jugées « essentielles » à la vie quotidienne des Monégasques, résidents et entreprises. Aujourd’hui, environ 120 démarches sont dématérialisées dans tous les domaines (éducation, transport, emploi, logement, social, relation avec l’administration etc.), soit plus de 85 % des démarches courantes, explique Pascal Rouison. Nous considérons que 100 % des démarches administratives jugées essentielles à la vie quotidienne seront dématérialisées d’ici fin 2024. » Face à ce mouvement, pour éviter de perdre le lien avec une partie de ses administrés, la principauté a choisi de laisser ouverts des guichets « physiques ». « Notre objectif est simple : offrir un accès numérique, plus facile, plus rapide, plus efficace, et sans contrainte horaire, à l’ensemble des services de la vie courante. Mais sans sacrifier ni l’humain, ni la proximité : nous avons fait le choix de pouvoir proposer n’importe quelle démarche aussi bien physiquement qu’en ligne », confirme ainsi le maire de Monaco, Georges Marsan, tout en indiquant que sa municipalité va « poursuivre le développement de ses services vers davantage de numérique dans les mois et les années à venir », sans toutefois fixer de date précise de fin de dématérialisation de ses services. L’aide déployée est large, des écoles en passant par le secteur économique, et les étudiants. « Nous avons ciblé la formation des dirigeants, salariés, étudiants, et jeunes diplômés, en proposant un catalogue de formations dans le cadre de notre programme Extended Monaco pour l’entreprise. En quatre ans, plus de 3 500 personnes ont été formées et accompagnées par des experts. Au sein même du gouvernement, les fonctionnaires et agents peuvent se former gratuitement aux nouveaux outils numériques. De plus, ils ont été équipés pour travailler en mobilité », détaille Pascal Rouison. L’objectif est de viser le plus largement possible. « L’éducation aux médias doit concerner l’ensemble de la population, et pas seulement les jeunes ou les seniors. Tout le monde en a besoin, même les parents », estime Séverine Erhel, tout en mettant aussi en garde contre les « usages problématiques d’Internet » : « Les « usages problématiques d’Internet » renvoient à des usages excessifs, qui ont des conséquences sur la vie quotidienne. Il s’agit d’usages excessifs et compulsifs. Cela peut créer des conflits intra-psychiques ou inter-personnels, avec notamment des conflits familiaux, des conflits avec le milieu scolaire, ou avec le milieu professionnel. » Sur ce terrain, en principauté, l’association Action Innocence travaille sur la prévention auprès des jeunes concernant les risques et les dérives liés à l’usage numérique. Enfin, le dernier volet sur lequel travaille le gouvernement monégasque concerne le numérique adapté aux personnes en situation de handicap, un sujet jugé « très important » par beaucoup d’experts. « Il faudrait faire en sorte que les services numériques soient accessibles aux personnes handicapées et qu’ils respectent les référentiels internationaux », estime Elie Sloïm. « L’accessibilité des sites Internet institutionnels est également un sujet sur lequel nous travaillons pour les personnes en situation de handicap : déficience visuelle ou auditive, mobilité réduite, et troubles cognitifs », assure Pascal Rouison. Une certitude : l’ensemble des spécialistes que Monaco Hebdo a pu interroger dans le cadre de ce dossier s’accordent sur un point : il faut pérenniser les aides à la formation au numérique. « C’est un chantier sans fin. Tous les jours, il y a de nouveaux utilisateurs. Tous les jours, il y a de nouveaux besoins. Tous les jours, il y a de nouveaux services sur Internet, rappelle Elie Sloïm. Il est fondamental de considérer la numérisation d’une société comme un objectif. Mais pas comme un objectif exclusif. Car il faut garder à l’esprit qu’il y aura toujours des cas pour lesquels ça ne marchera pas. En France, le Défenseur des droits a d’ailleurs posé la question : si tout est numérisé, que se passera-t-il pour celles et ceux qui n’arrivent pas à accéder à ces services numériques ? Voilà pourquoi il faut maintenir l’humain. Il faut maintenir des guichets. Il ne faut pas déshumaniser, en considérant que tout peut devenir automatique. »

1) Séverine Erhel est co-auteure avec Joeffrey Drouard, Florence Jacob, Marianne Lumeau, et Raphaël Suire de l’article Usagers problématiques d’Internet : un état des lieux de la fracture numérique de troisième niveau en France, publié le 14 octobre 2021, et disponible ici.

2) Le rapport d’activité 2022 de la Défenseure des droits, Claire Hédon, est à lire ici.