samedi 20 avril 2024
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Enfants et écrans : « C’est une véritable politique d’attention
qu’il faut mettre en place »

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La psychanalyste Sophie Marinopoulos, détaille pour Monaco Hebdo son rapport sur les enfants et les écrans, remis en juin 2019 au ministre de la culture français, Franck Riester. Dans une société où tout va de plus en plus vite, y compris à Monaco, elle met en évidence le manque d’attention des parents vis-à-vis de leurs enfants. Et elle milite pour que soit proposé aux tout-petits un éveil culturel et artistique. Interview. 

L’origine de ce rapport ?

En 2018, la ministre de la culture de l’époque, Françoise Nyssen, m’a commandé ce rapport. Son idée : démocratiser la culture, en particulier dans le quotidien des familles. Quand elle parlait de « la culture pour tous », c’était aussi pour les très jeunes enfants. Je suis psychologue et psychanalyste et je travaille dans un lieu solidaire, que j’ai créé il y a 20 ans à Nantes, les Pâtes au Beurre. C’est une cuisine dans laquelle les parents peuvent venir, avec ou sans leurs enfants, quand ils sont préoccupés par la relations qu’ils ont avec eux.

Quels types d’enfants vous rencontrez ?

Des enfants qui sont en difficulté dans leur croissance. Ce sont des enfants de notre modernité, des enfants d’aujourd’hui qui sont en bonne santé corporelle, mais qui s’appauvrissent dans leurs relations. C’est pour ça que j’ai parlé de “malnutrition culturelle”. Car nous sommes des êtres de langage et de relations. On ne peut pas se passer des liens que nous construisons. Dès qu’un bébé arrive au monde, il a besoin d’entrer en relation. Or, ce sont ces liens que nous appauvrissons considérablement et nous sommes en train d’affronter un nouveau fléau sanitaire : la malnutrition culturelle.

C’est-à-dire ?

Nous sommes de moins en moins dans la culture des humains, des liens, du langage, et de la symbolique. Ce rapport propose d’axer notre attention sur une politique d’éveil culturel et artistique très précocément. Car ce qui va sauver nos enfants, c’est la culture. Etre en bonne santé, c’est être en bonne santé culturelle.

Les raisons qui expliquent cette “malnutrition culturelle” ?

Notre société a changé. Nous avons un nouveau rapport à la réalité. On va vite, on vit vite, on a besoin de cette rapidité. D’ailleurs, on a mis en place des moyens techniques qui permettent d’aller plus vite dans nos déplacements ou dans nos moyens de communiquer. Internet n’est pas étranger à cela. Cette rapidité nous apporte des bienfaits et, en même temps, elle vient entraver les relations humaines.

Comment ?

On n’a plus le temps pour se parler. Les enfants qui sont en construction n’ont plus le temps pour leur enfance. Or, l’enfance consiste à répéter des expériences pour pouvoir emmagasiner des connaissances, pour pouvoir faire les acquisitions premières qui leur permettront plus tard d’aller à l’école et de faire des apprentissages. Et ainsi, de vivre plus tard dans le monde des adultes, avec des relations équilibrées. Mais comme on n’a plus le temps pour leur permettre d’avoir des expériences de l’enfance, ils arrivent appauvris dans leurs acquisitions internes.

Les conséquences ?

Nos enfants ont moins confiance en eux, ils ont moins d’estime d’eux-mêmes, moins de langages, et moins de mots. Ils parlent moins bien. Ils ont aussi du mal à raconter, car leur narrativité est moins bonne. Or, des linguistes ont démontré que moins on a de mot pour s’exprimer et plus on est dans la violence. Si on n’a pas les mots pour parler, on va taper. La violence que l’on voit parfois autour de nous provient de cet appauvrissement.

D’autres exemples de cet appauvrissement ?

Oui. On parle beaucoup des enfants qui ne supportent pas la frustration. Mais les adultes d’aujourd’hui ne supportent pas non plus la frustration. Parce que nous sommes une société habituée à avoir tout, tout de suite. En particulier, grâce à internet : on cherche quelque chose, il suffit de cliquer pour l’avoir. Résultat, aujourd’hui des parents se plaignent qu’un enfant de deux ans n’obéisse pas immédiatement. C’est un effet direct de cette dictature de l’instant qui fait qu’on ne veut plus prendre le temps d’attendre. On veut tout, tout de suite.

Mais il faut aussi accepter de vivre avec son temps ?

Soyons modernes. Je ne suis pas du tout en train de dire « c’était mieux avant ». Mais il faut comprendre que nos enfants ont besoin de ces temps de ralentissement. En proposant de l’éveil culturel et artistiques aux tout-petits, on les mets dans la culture des mots.

Qu’apporte l’art aux enfants ?

L’art va leur amener de la symbolique, le langage, l’esthétique et la sensorialité. Dès la naissance, même dans les maternités, il faut penser à faire de l’éveil avec les enfants. Il faut leur proposer des espaces avec des livres, de la musique, du théâtre, des jeux d’ombre… Bref, tout ce qui nourrit les arts. Il faudrait aussi adapter nos musées pour que les familles viennent et ne pensent plus que ce ne sont pas des lieux pour les enfants. Il faut penser l’enfant dans la société d’aujourd’hui. Ce qui n’est pas si simple. Car nos villes ne sont pas si ouvertes que ça au monde de l’enfant. Il y a tout une esthétique et un rapport à l’espace qu’il faut repenser.

Les écrans pèsent beaucoup dans la situation qui est la nôtre d’aujourd’hui ?

Face à la monoculture de l’écran, proposons la polyculture de l’éveil et des arts. Si on propose aux enfants autre chose que des écrans, cela les aidera dans leur croissance.

En fait, vous êtes anti-écrans ?

Je ne suis pas opposée aux écrans. Car nous sommes une “génération écrans” et même une “société écrans”. En revanche, je suis contre l’utilisation des écrans comme évitement de la relation et comme appauvrissement de la relation.

On voit souvent des parents donner à leur enfant au restaurant une tablette ou un smartphone pour être tranquille ?

C’est l’écran baby-sitter. C’est l’écran pour dire à l’enfant : « Tu ne me déranges pas, tu ne fais pas de bruit, je ne veux pas que tu bouges. » Or, pour grandir et pour comprendre le monde, un enfant a besoin de passer par le corporel. Les mouvements de l’enfance lui permettent de raisonner. C’est parce qu’il bouge qu’il comprend.

Mais il y a aussi le rythme de vie des parents, qui sont parfois épuisés et supportent donc moins bien leurs enfants quand ils chahutent ?

Il faut se demander ce que doit faire notre société pour être davantage bienveillante avec les parents, et donc, avec les enfants. Aujourd’hui, les familles ont souvent des rythmes de dingues. Il y a aussi les situations de monoparentalité qui sont plutôt des femmes qui vivent seules avec leurs enfants et qui doivent absolument tout assumer. Souvent, ces parents n’ont pas d’aide, car, pour des questions de travail et d’emploi, ils ont dû déménager loin de leur famille et de leurs amis. Cela peut conduire à un “burn out” parental, avec un parent qui passe son temps à courir pour atteindre l’efficacité et la perfection.

Et c’est une quête impossible ?

Cette volonté sociétale qui nous pousse à être parfait est aussi une culture entravante. Car il faut ralentir, pour se recentrer sur l’essentiel. Et se dire qu’il y a des choses fondamentales dans la vie. Que la vie ce n’est pas simplement courir, avoir et posséder. Il y a aussi la question de l’être, pour vivre dans des relations équilibrées et harmonieuses.

Comment évolue la situation ?

J’ai commencé à travailler au début des années 80. Nous sommes en 2019 et je constate une dégradation. On assiste tous à cette accélération de la violence. Avant, quand on ne supportait pas quelqu’un, on le tuait symboliquement de 1 000 manières, comme, par exemple, en refusant d’avoir des relations avec lui. Aujourd’hui, les gens passent à l’acte physiquement. On tue pour de vrai. En France, chaque année, entre 200 et 300 enfant décèdent sous les coups de leurs parents.

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« Des linguistes ont démontré que moins on a de mots pour s’exprimer et plus on est dans la violence. Si on n’a pas les mots pour parler, on va taper. La violence que l’on voit parfois autour de nous provient de cet appauvrissement »

Il y a donc urgence ?

Il faut prendre les choses en main, en prenant soin de nos liens, le plus tôt possible, avec nos enfants. Cela leur permettra d’être capables de supporter la frustration, la différence, qu’ils aient une véritable estime d’eux-mêmes. Car lorsqu’on ne s’aime pas, on ne peut pas aimer les autres. En effet, quand on ne s’aime pas, c’est énervant de voir que les autres ont l’air d’aller bien, alors que ce n’est pas votre cas. C’est comme ça qu’une sorte de haine de l’autre peut s’installer et se développer.

Quelles préconisations faites-vous dans votre rapport ?

Je demande par exemple que la santé soit pensée de façon globale, et que l’on en revoit la définition. D’ailleurs, l’organisation mondiale pour la santé (OMS) en parle. J’introduis aussi le concept de “santé culturelle”, qui implique que l’on soit en bonne santé dans la culture de nos liens. Il faut inscrire cette notion de santé culturelle dans les carnets de santé. Et ne pas oublier que l’éveil, qui est la période pendant laquelle un enfant fait des acquisitions, est très importante. Cette période vient avant l’éducation, qui est le moment où l’enfant fait les apprentissages.

Quoi d’autre ?

Il faudrait introduire, une fois par an, des consultations longues, assurées par des médecins, pour faire le point sur la santé globale de l’enfant. Car il est impossible de savoir si un enfant va bien en seulement trois minutes. Il faut aussi inscrire l’éveil culturel et artistique dès le premier âge. Il faut que l’on puisse le proposer de façon démocratisée dans tous les espaces où il y a des parents et des enfants. Dans les crèches ou dans les halte garderies, les assistantes maternelles devraient être formée à l’éveil culturel et artistique.

Plus globalement, quelle est la logique à suivre ?

C’est une véritable politique d’attention qu’il faut mettre en place. Mais attention : c’est sans intention. L’objectif n’est pas de rendre nos enfants plus intelligents. Il s’agit de les équilibrer dans leur être.

Vos projets ?

Après Nantes, en septembre, on ouvre au 19 rue de Paradis dans le 9ème arrondissement à Paris. Un certain nombre de fondations nous aident, comme la fondation de France, par exemple. Ou encore par la fondation grecque Stavros Niarchos, qui est d’ailleurs basée à Monaco.

Et que va devenir votre rapport, désormais ?

Toujours en septembre, on va organiser une grande réunion avec toutes les personnes que j’ai auditionné dans le cadre de mon rapport, notamment des professionnels de l’enfance, des artistes, des politiques et des institutionnels. Le ministre français annoncera à cette occasion les premières préconisations qui seront directement mises en place.