jeudi 28 mars 2024
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Racisme dans les ballets : une danseuse sort du silence

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Originaire de Nice et première danseuse noire à intégrer le Staatsballett de Berlin, Chloé Lopes Gomes dénonce publiquement le racisme et le harcèlement, dont elle dit avoir été victime au sein de cette prestigieuse institution.

Un témoignage qui résonne dans un milieu d’ordinaire feutré.

Quand elle a intégré le corps de ballet berlinois en 2018, Chloé Lopes Gomes était loin de s’imaginer ce qu’elle allait endurer. Fière d’être la première femme de couleur à rejoindre le Staatsballett, la jeune femme originaire de Nice voit cette admission comme un accomplissement, une consécration même, après avoir fait de nombreux sacrifices pour faire de sa passion, la danse, un métier. Mais ce rêve s’est vite transformé en cauchemar.

Calvaire

« Le lendemain de mon audition, une maîtresse de ballet a dit à une de mes collègues qu’on ne devait pas me prendre, parce que j’étais noire, et qu’une femme noire dans un corps de ballet, ce n’était pas esthétique », raconte la ballerine, qui sera finalement engagée après avoir fait l’unanimité auprès du jury. Placée sous la supervision de cette maîtresse de ballet, responsable des femmes, la jeune Française, formée à l’école du Bolchoï, va alors vivre un véritable calvaire. « Dès le premier jour, elle m’a prise en grippe, assure Chloé Lopes Gomes. Au début, ce n’était pas des propos racistes. Mais nous étions six nouvelles et 95 % des corrections m’étaient adressées. C’était toujours des « Chloé, ton bras n’est pas comme ci », « Chloé, tu n’es pas en ligne »… Clairement, il y avait un acharnement contre moi, que tout le monde avait remarqué ». Les réprimandes vont s’intensifier, jusqu’à prendre, petit à petit, des connotations racistes un mois après son arrivée. Pour pouvoir jouer le Lac des Cygnes de Tchaïkovski (1840-1893), sa professeure lui demande en effet de se blanchir la peau, argumentant que la couleur de sa peau n’est pas esthétique. Soutenue par son directeur de l’époque, la danseuse lui oppose un refus catégorique qui sera perçu comme un véritable affrontpar la maîtresse de ballet. « À ce moment-là, les blagues racistes ont commencé, explique Chloé qui n’avait jusqu’alors jamais été confrontée à de tels agissements. Par exemple, quand je n’étais pas en ligne, elle disait qu’on ne voyait que moi, car j’étais noire… Ce n’était pas tous les jours, mais c’était déjà trop ». 

Goutte d’eau

Malgré des remarques virulentes qui la feront souvent craquer avoue-t-elle, la ballerine encaisse sans broncher, jusqu’à une répétition de La Bayadère (1877), œuvre majeure du répertoire classique du XIXe siècle. Ce jour-là, la maîtresse de ballet distribue aux danseuses des voiles blancs qu’elles devront porter sur scène. Quand arrive le tour de Chloé, la professeure l’esquive volontairement, et lui glisse en rigolant : « Je refuse de te donner le voile parce qu’il est blanc, et toi, tu es noire ». Invitée à réitérer ces propos devant l’ensemble de la troupe, la maîtresse de ballet les répète « avec un aplomb inimaginable », qui choque profondément la jeune ballerine. « Je voyais qu’elle n’avait aucune peur de se faire sanctionner. Je savais que cette personne était raciste, mais je ne pensais pas qu’elle l’assumerait ouvertement ». Chloé décide alors d’en informer sa direction, qui lui apprend que les maîtres de ballets du Staatsballett sont protégés par des contrats à vie. « En Allemagne, quand on travaille plus d’une quinzaine d’années pour le gouvernement, on ne peut pas se faire licencier, quoi qu’il arrive. Sauf si on commet un meurtre. Mais le racisme n’est pas considéré comme un crime, là-bas », explique la danseuse, qui se voit dès lors dans une impasse. « Je comprends qu’il n’y a rien à faire. Donc, si je ne suis pas contente, soit c’est à moi de partir, soit je subis ». Chloé Lopes Gomes choisira à contrecœur la deuxième option, quitte à en payer le prix fort : « Je suis tombée en dépression. J‘ai été blessée pendant huit mois à cause du stress subi. J’étais tellement stressée que j’avais des maux de tête et des crises de panique. J’étais sous antidépresseurs. C’était vraiment dur, car c’était du harcèlement. Tous les jours, il y avait un acharnement contre moi », raconte-t-elle. Pour autant, pas question de jeter l’éponge : « Berlin, c’est l’une des meilleures compagnies de ballet au monde. C’est l’équivalent de l’Opéra de Paris. C’est l’apogée dans une carrière. Quand on rentre dans une telle compagnie, on n’y part pas. Et puis, ce n’était pas à moi de partir ». 

Licenciement

À son retour de blessure, la maîtresse de ballet cherche par tous les moyens à écarter Chloé de la compagnie, la privant de ses rôles passés, et la reléguant en « deuxième classe ». Le point de non-retour est atteint lorsque le directeur du Staatsballett décide de quitter l’institution en pleine crise sanitaire. Chloé perd alors un soutien de taille, le seul qui avait pris sa défense lorsque la danseuse avait refusé de se blanchir la peau : « Le black face avait été interdit grâce à lui. Il avait une vision très moderne de la danse ». Sans lui, elle se retrouve désormais sans rempart face à sa professeure : « Le jour de son départ, elle est venue me voir pour me dire que j’allais devoir me colorer la peau. Et je n’ai pas pu y échapper. Pendant deux ans et demi, je n’avais jamais dû me colorer la peau. Et le jour du départ du directeur, j’ai dû le faire ». Pire, quelques mois plus tard, Chloé apprend son licenciement, sans obtenir de véritable explication. « Je suis tombée des nues quand on me l’a annoncé. J’ai demandé pourquoi on me licenciait. On m’a répondu que je ne « fitais » [accrochais – NDLR] pas avec la compagnie, que c’était pour des raisons de Covid… Mais vu qu’on n’avait pas de direction artistique, j’ai bien compris que c’était elle [son superviseur – NDLR] qui était derrière tout ça, et que c’était parce que je n’avais pas la bonne couleur de peau ».

Manque de soutien

Dans une impasse, Chloé décide alors de médiatiser son histoire et de dénoncer le racisme et le harcèlement, dont elle a été victime : « J’ai d’abord écrit une lettre dénonçant tous les actes de racisme que j’avais vécus. Et j’ai demandé à mes collègues de la signer. J’ai aussi contacté mon ancien directeur pour qu’il avertisse la nouvelle direction de ce qu’il s’était passé. Car c’était ma parole contre la parole de la maîtresse de ballet ». Dès lors, la superviseure avoue les faits et s’excuse auprès de la ballerine. Insuffisant toutefois pour que le Staatsballett accepte de renouveler le contrat de Chloé ou de licencier la professeure de ballet. « La nouvelle direction m’a dit qu’elle avait dénoncé son comportement au ministère de la culture, qu’elle allait la suspendre et organiser des “workshop“ [ateliers de travail – NDLR]. Mais au bout de quatre mois, rien n’a été fait ». Chloé Lopes Gomes regrette aujourd’hui le manque de soutien de l’institution : « À aucun moment, je ne me suis sentie soutenue. Et maintenant que le New York Times, la BBC, le Guardian… tous les grands médias du monde entier en parlent, c’est le ministère de la culture qui s’en occupe ». A-t-elle pensé à porter plainte ? « Légalement, ils ne peuvent pas la licencier. Mais une loi d’anti-discrimination, baptisée AGG [pour Allgemeine Gleichbehandlungsgesetz – NDLR], a été votée en juillet 2020. Elle prévoit qu’une personne peut être licenciée si la victime porte plainte pénalement dans les deux mois après les incidents. À l’époque, je n’étais malheureusement pas au courant », déplore la ballerine. « Je ne comprends pas que l’Allemagne, avec son lourd passé, n’ait pas de lois qui protègent davantage les gens victimes de discrimination et de racisme. » 

Omerta

Au-delà de son histoire personnelle, c’est aussi tout un système que Chloé Lopes Gomes dénonce. Car selon elle, le harcèlement et les humiliations seraient monnaie courante dans le milieu de la danse classique. « Il n’y a pas une seule compagnie au monde où il n’y a pas de harcèlement ou d’abus psychologiques. Dans chaque compagnie, il y a toujours des danseurs qui sont harcelés, soit par le directeur, soit par les maîtres de ballet », assure la ballerine qui pointe du doigt d’autres pratiques discriminatoires, comme l’homophobie. « Dans ces milieux, tout est fait pour que les abus soient encore plus grands que dans d’autres domaines », insiste-t-elle. Reste que très peu de danseurs osent prendre la parole pour dénoncer ces agissements. Et pour cause. Selon Chloé Lopes Gomes, se rebeller signifierait prendre le risque de perdre son emploi, et donc de retourner à la précarité dans un secteur hyperconcurrentiel. « Les maîtres de ballet ont, certes, des contrats à vie mais nous danseurs, nous avons des contrats d’un an renouvelable. C’est très précaire. Fonder une famille, obtenir un crédit… c’est compliqué quand on est danseur. Nous avons peur pour notre propre contrat, pour nos propres conditions. Donc prendre la défense de quelqu’un d’autre, non. On deviendrait une cible facile », explique la ballerine. Résultat, une omerta règne dans le milieu, et rares sont les danseurs à oser la briser. C’est donc pour essayer de faire bouger les mentalités que Chloé a décidé prendre publiquement la parole : « Les institutions sont censées incarner certaines valeurs, d’égalité, de talent… Clairement, elles sont prisonnières d’un système totalement “old school“ [dépassé, ringard – NDLR], qui sous couvert de traditions, véhicule surtout des idées racistes ». 

Un système à dépoussiérer 

Pour cette ballerine, l’objectif n’est toutefois pas de supprimer certaines œuvres du répertoire classique jugées racistes, mais plutôt de faire évoluer les mises en scène : « Il y a des mises en scène qui sont choquantes, telles que le “blackface“ qui a été créé afin de singer, de caricaturer les hommes noirs. […] Toutes ces mises en scène doivent être bannies, car elles offensent une partie de la population ». Plus généralement, Chloé Lopes Gomes estime que les méthodes de travail doivent changer dans les ballets : « Nous avons décidé, dès le plus jeune âge, de nous dévouer pour cet art. Les harcèlements et les humiliations ne devraient pas prendre le pas sur notre dignité. Or, les professeurs de danse confondent sévérité avec humiliation. Alors qu’on peut être rigoureux et strict, sans humilier les élèves ». Une attitude que la danseuse juge d’autant plus incompréhensible et inadmissible que les directeurs et maîtres de ballet sont souvent d’anciens danseurs : « Ils ont eux-mêmes subi toutes ces humiliations et ce harcèlement. Et, malheureusement, inconsciemment, ils réitèrent la même chose. Le plus gros problème, c’est que des gens se retrouvent, du jour au lendemain, à des postes à haute responsabilité sans aucune formation pédagogique. Ce n’est pas parce qu’on a été un bon danseur qu’on sera un bon directeur ou un bon maître de ballet ». Et la danseuse d’ajouter : « On donne des postes à des personnes qui ne savent que danser. Du coup, l’approche psychologique n’existe pas du tout. C’est tout le système qu’il faut changer ». La jeune femme espère désormais que son histoire servira d’exemple et entraînera une prise de conscience dans un milieu visiblement conservateur. D’un point de vue plus personnel, Chloé Lopes Gomes, dont le contrat avec le Staatsballett arrive à échéance en juillet 2021, sait que retrouver un nouveau travail sera compliqué. D’autant plus dans le contexte sanitaire actuel. « C’est déjà très compliqué pour tout le monde de se faire licencier et de retrouver un travail en plein Covid-19. Alors pour une danseuse, c’est clairement mission impossible. C’est la raison pour laquelle quand on a un travail dans une grosse compagnie, on s’y accroche. Aujourd’hui, un directeur peut très bien me dire que je n’ai pas le niveau, me donner d’autres excuses… alors qu’en fait, il n’aime juste pas ma tête, mon prénom ou mon physique. La danse, c’est vraiment très subjectif ». Mais malgré le contexte, la danseuse veut rester positive et avancer pas à pas : « Pour le moment, je dois être « focus » [concentrée – NDLR] sur mon affaire, et après je verrai. Je ne peux pas me disperser ». 

Une enquête en cours au Staatsballett de Berlin

Depuis la médiatisation de son histoire, Chloé Lopes Gomes a reçu de nombreux messages de soutien de la part du public et du monde du ballet. À commencer par la star américaine Misty Copeland, danseuse principale de l’American Ballet Theatre qui lui a témoigné son soutien, tout comme l’English Ballet, l’Opéra de Paris ou l’organisation Blacks in Ballet. De son côté, le Staatsballett de Berlin a réagi aux déclarations de la danseuse dans un communiqué. La prestigieuse institution y condamne fermement « toute forme de discrimination et de racisme », sans toutefois donner de précisions concernant une potentielle mise à pied de la maîtresse de ballet. Mais la direction de l’établissement annonce mener une enquête et envisage une « restructuration » de l’équipe et un « changement de répertoire » des ballets. « Nous savons que la profession a marginalisé les personnes de couleur au cours de l’histoire », admet enfin le Staatsballett. Si Chloé Lopes Gomes sait que le combat sera long, cette reconnaissance représente déjà une première victoire pour la danseuse.