samedi 27 avril 2024
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Gilles Kepel : « La situation en Palestine va recréer un djihadisme d’atmosphère »

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Le professeur Gilles Kepel, directeur de la chaire Moyen-Orient Méditerranée à l’École Normale Supérieure, a donné une conférence avec la Monaco Méditerranée Foundation (MMF) au Monte-Carlo One, le 11 décembre 2023, sur les perspectives de la guerre entre Israël et le Hamas. Il analyse la situation avec Monaco Hebdo. Interview.

S’il existe une mobilisation populaire autour de la Palestine et de Gaza, peut-on parler de solidarité communautaire, alors que des milliers de musulmans sont morts en Syrie et au Yémen, sans provoquer autant d’émoi à l’international ?

Il est vrai qu’à la réunion conjointe de la Ligue arabe et de l’Organisation de la coopération islamique (OCI) à Riyad, le 11 novembre 2023, pour cesser l’effusion de sang à Gaza, vous aviez au premier rang le président syrien Bachar al-Assad, ce qui pose un certain nombre de problèmes de cohérence. Mais c’était l’occasion pour les arabes et les musulmans d’afficher une unité de façade, par rapport à leurs opinions publiques, étant donné qu’un certain nombre de dirigeants arabes se sont engagés dans des pactes avec Israël comme l’Egypte, la Jordanie, les Émirats, le Maroc, Bahreïn et le Soudan.

L’Arabie Saoudite œuvre vraiment pour la paix entre Israël et la Palestine ?

L’Arabie Saoudite était en train de se préparer à le faire, mais à des conditions très différentes des autres États, car elle souhaitait intégrer la reconnaissance du peuple palestinien dans cette perspective. Évidemment, si ce processus de paix par la prospérité était advenu, alors, bien sûr, ç’aurait été un très gros problème pour les Iraniens. Car les Iraniens et leur affidés envoient des drones de combat au Moyen-Orient, qui font le travail en ce moment. Grâce à cet accord de paix, les Saoudiens auraient pu profiter du dôme de fer israélien pour se protéger.

« Il est probable que l’Égypte sache très bien où se trouve le patron du Hamas, Yahya Sinwar, puisque l’Egypte occupait Gaza jusqu’en 1967, et qu’elle a gardé des réseaux très forts sur place »

Cette attaque du 7 octobre 2023, visiblement très bien préparée et très bien financée, a été téléguidée par le régime iranien ?

Oui, probablement. On n’imagine pas que le Hamas, depuis Gaza, ait pu faire ça tout seul. Tous ces matériels sont évidemment passés par des tunnels. Et les drones de combat n’ont pas été fabriqués dans l’arrière-cour d’un garage à Gaza. Nous ne sommes pas dans la Silicone Valley. Les Israéliens s’en seraient rendus compte. Ces tunnels débouchent à Gaza, mais ils entrent par quelque part, et par l’Egypte évidemment. Tout cela a donc été fait au vu et au su de l’armée égyptienne, qui s’en sert comme un moyen pour faire pression à la fois sur le Hamas et les Israéliens. Aujourd’hui, il est probable que l’Égypte sache très bien où se trouve le patron du Hamas, Yahya Sinwar, puisque l’Egypte occupait Gaza jusqu’en 1967, et qu’elle a gardé des réseaux très forts sur place.

Jusqu’où ira l’offensive militaire de Tsahal ?

L’idée, c’est que les Israéliens veulent essayer de liquider Yahya Sinwar, qui serait caché à Khan Younès. Si tel est le cas, l’offensive militaire devrait pouvoir s’arrêter [Monaco Hebdo bouclait ce numéro le 19 décembre 2023 — NDLR]. Mais, évidemment, plus les Israéliens font des victimes civiles à Gaza, plus leur image s’effondre dans le monde, et dans le monde arabe en particulier. Et plus les dirigeants du monde arabe auront ensuite des moyens de pression, face à un Israel très affaibli.

Gilles Kepel conférence MMF
© Photo MMF

Cette guerre englobe de multiples accusations selon les points de vue ?

Exactement. Cette guerre a commencé par des images du pogrom des 1 200 personnes qui ont été massacrées par le Hamas le 7 octobre 2023, et les pillards qui sont arrivés après. Ensuite, du point de vue de ceux qui écoutaient les imams et les djihadistes d’atmosphère, c’était une razzia légitime contre des usurpateurs juifs de la terre d’islam, puis une identification avec les victimes du Bataclan. Et enfin, il y a eu l’accusation qu’Israël exerçait un génocide à Gaza, alors même qu’Israël est perçu comme le peuple de descendants de génocides. On voit donc une espèce d’usage des accusations et des dénominations à géométrie variable. C’est l’un des effets les plus déstabilisants de cette guerre à l’échelle internationale, puisque, bien sûr, cette guerre bouleverse tout.

Pourquoi l’Occident est-il tenu pour responsable aux yeux d’une partie de l’opinion musulmane ?

Les États-Unis sont accusés de fournir des armes à Israël pour tuer les Palestiniens, aujourd’hui. Mais aussi en Europe et en France, où il y à la fois la plus grosse communauté juive et la plus grosse communauté musulmane d’Europe, si tant est qu’on puisse parler de communauté. On voit la montée des tensions de points de vue. Deux attaques au couteau ont eu lieu depuis le 7 octobre 2023. L’assassinat du professeur Dominique Bernard à Arras, et, tout récemment, au métro Bir-Hakeim à Paris, par quelqu’un qui s’est réclamé de ce qu’il se passait à Gaza. C’est un phénomène extrêmement préoccupant. Même si des organisations djihadistes traditionnelles comme Al-Qaïda et Daesh ont été détruites, la situation en Palestine permet de recréer ce que j’ai appelé un « djihadisme d’atmosphère », et dont j’ai essayé de retracer les évolutions dans mon livre, Prophète en son pays (2).

« Même dans un pays comme les États-Unis, où on avait l’impression que la seule politique étrangère au Moyen-Orient était le pétrole d’un côté, et Israël de l’autre, on voit désormais dans les universités, notamment sous l’égide du mouvement “woke” et décolonial, une jonction avec le soutien à la Palestine »

La Qatar sera le négociateur principal pour mener à la fin des offensives ?

Le Qatar est un négociateur très important, car les dirigeants du Hamas y habitent, et y vivent très largement. Le Qatar a également des relations très privilégiées avec l’Iran, qui est le donneur d’ordre in fine. Par ailleurs, le Qatar a des relations avec Israël. Cela étant, la proximité des dirigeants du Qatar avec les Frères musulmans fait d’eux des interlocuteurs toujours un peu accusés de duplicité par les autres. Il existe alors un autre négociateur, plus discret, mais qui tient la situation sur le terrain à Gaza : c’est l’Egypte. Ce pays est probablement la clé pour tout avenir de Gaza, pour toute organisation de l’ordre. Les services secrets égyptiens sont aujourd’hui les meilleurs connaisseurs de la situation dans la bande de Gaza, sur laquelle ils ont régné sous Nasser (1918-1970), jusqu’à la Guerre des 6 jours, en 1967.

Toutes ces manifestations de soutien à la Palestine en Occident ne sont-elles pas, avant tout, des manifestations anti-Israël ?

Elles sont les deux. Une très forte opposition à Israël, et une très forte opposition à l’Occident, aussi. C’est, du reste, ce qui est aussi en train de se passer, même dans un pays comme les États-Unis, où on avait l’impression que la seule politique étrangère au Moyen-Orient était le pétrole d’un côté, et Israël de l’autre. Mais on voit désormais dans les universités, notamment sous l’égide du mouvement « woke » et décolonial, une jonction avec le soutien à la Palestine. Cela a amené à la démission d’une des trois présidentes d’université convoquée devant le Congrès américain, les autres devant suivre.

1) Créée en 2004 par Enrico Braggiotti, la Monaco Méditerranée Foundation (MMF) organise de nombreuses conférences en principauté tout au long de l’année, avec des intervenants du monde entier, sur de grands thèmes d’actualité. Son programme est à retrouver sur son site Internet : https://monaco-mediterranee-foundation.org/programme-des-conferences.

2) Prophète en son pays de Gilles Kepel (L’Observatoire, 2023), 296 pages, 23 euros.