jeudi 25 avril 2024
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Guerre en Ukraine – Julian Fernandez : « Chacun a conscience qu’il se joue ici bien davantage que l’indépendance de l’Ukraine »

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Le 24 février 2022, la Russie a envahi l’Ukraine, sur ordre du président russe, Vladimir Poutine. Plus d’un an après le début de cette guerre, l’heure est au bilan (1). Pour Monaco Hebdo, Julian Fernandez, professeur à l’université Paris-Panthéon-Assas, en détachement à GSÜ Istanbul, co-directeur de l’Annuaire français de relations internationales et de la plateforme d’analyse de l’actualité stratégique #LeRubicon, livre les premiers enseignements géopolitiques de ce conflit. Interview.

Depuis le début de la guerre en Ukraine, le 24 février 2022, sur le plan militaire, quelles ont été les grandes phases de ce conflit ?

On peut distinguer quatre grandes phases militaires au cours de cette première année de conflit. La première fut celle de l’agression, de l’assaut initial russe contre l’Ukraine. Celui-ci avait indéniablement pour objectif de faire tomber le régime de Volodymyr Zelensky, un régime honni tant pour ce qu’il est que pour ce qu’il fait : il incarne une aspiration, même imparfaite, au libéralisme, à des valeurs jugées occidentales, et il se rapproche de puissances concurrentes et d’une alliance — l’OTAN — conçue avant tout contre Moscou. Cette première phase a produit quelques gains immédiats dans des secteurs clefs au Nord de Kyiv, à l’Est et au Sud-Est du pays.

Et ensuite ?

Mais l’effet de surprise s’est rapidement estompé, et cette sorte de Blitzkrieg a échoué. Les Russes n’ont pu garantir des points stratégiques, comme l’aéroport de Hostomel. Ils ont ensuite rapidement été l’objet d’attaques meurtrières, les Ukrainiens ayant recours à des drones ou à des missiles portables efficaces. Faute également du soulèvement espéré d’une masse pro-russes, Moscou a dû se replier vers le Donbass, et la façade maritime au début du printemps 2022. C’est la deuxième phase du conflit, celle du redéploiement. Elle est marquée par de premiers réajustements au sein du commandement russe et le recours croissant à des groupes « privés » comme Wagner. Chacun prend conscience de la durée et de la dureté des affrontements. Le siège de Mariupol s’éternise, par exemple, et Moscou emporte ici une victoire à la Pyrrhus. La résistance ukrainienne est saluée et la résolution des Occidentaux à aider Kyiv augmente, à mesure que des scènes de crimes sont dévoilées.

C’est la troisième phase ?

A l’automne 2022 une troisième phase débute, celle de la contre-offensive ukrainienne. Renforcées par du matériel étranger et par un renseignement efficace, les forces de Kyiv parviennent à contenir les forces russes, et même à regagner quelques positions intéressantes et symboliques autour de Kharkiv. Les Ukrainiens réussissent à frapper en profondeur, à l’image de l’attentat contre le pont de Kertch.

Guerre Ukraine
« A l’automne 2022 une troisième phase débute, celle de la contre-offensive ukrainienne. Renforcées par du matériel étranger et par un renseignement efficace, les forces de Kyiv parviennent à contenir les forces russes, et même à regagner quelques positions intéressantes et symboliques autour de Kharkiv. Les Ukrainiens réussissent à frapper en profondeur, à l’image de l’attentat contre le pont de Kertch. » Julian Fernandez. Professeur à l’université Paris-Panthéon-Assas, en détachement à GSÜ Istanbul, co-directeur de l’Annuaire français de relations internationales et de la plateforme d’analyse de l’actualité stratégique #LeRubicon. © Photo podyom / Shutterstock

Et la quatrième phase ?

Enfin, les différents fronts se stabilisent. La phase actuelle est alors la consolidation des positions de chacun. On entre plus largement dans une guerre d’attrition, avec la volonté, au cœur de l’hiver, de casser l’arrière de l’adversaire.

Est-il possible de savoir qui sortira vainqueur de ce conflit ?

Il paraît bien délicat, à ce stade, de savoir qui sortira vainqueur de ce conflit, tant nul ne doit sous-estimer les incertitudes propres à toute guerre de cette ampleur. Une évidence, un an après le renouvellement de l’agression russe contre l’Ukraine, les deux parties ont encore envie d’en découdre. Aucune ne souhaite entrer dans une phase de désescalade, puis de négociation. Les Ukrainiens s’enivrent de leur résistance, remarquable, bien aidée par l’aide massive reçue de la part des Occidentaux et par les erreurs manifeste d’appréciation des stratèges russes.

Le régime de Kyiv maximise alors ses objectifs, et entrevoit même la possibilité de reprendre la Crimée. Vladimir Poutine, pour sa part, ne peut se permettre de revenir au statu quo d’avant février 2022. Le hiatus avec ses paroles et la vérité du terrain auraient sans doute raison de son régime. Il entend a minima sécuriser ses prises dans les régions et oblasts [des unités administratives de type « région », que l’on trouve en Russie, en Ukraine, au Kazakhstan, en Biélorussie, au Kirghizistan, et en Bulgarie — NDLR] officiellement « annexés ». Au surplus, aucun acteur extérieur ne peut, ou ne veut, exercer une pression suffisante sur les belligérants pour les amener à chercher une sortie de crise. Les Etats-Unis s’alignent sur les objectifs de Volodymyr Zelensky, la Chine n’entend pas marginaliser davantage Vladimir Poutine, et lui apporte même un soutien précieux dans son narratif de puissance humiliée par l’Occident.

Julian Fernandez
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Quels sont les différents scenarii envisageables ?

Dans ces conditions, quatre grands scenarii apparaissent envisageables : un effondrement du régime russe à la suite du ressac des forces sur le terrain, un renversement du gouvernement de Kyiv après une offensive décisive de Moscou, une montée aux extrêmes « clausewitzienne » avec le recours à des armes de destruction massive suivie d’une conflagration générale, et la poursuite d’une guerre d’attrition et de positions dans le Sud et l’Est de l’Ukraine. C’est cette dernière hypothèse qui me semble la plus crédible, celle d’un conflit à la violence relativement contenue, mais qui s’inscrit dans le temps long.

Quelles premières leçons peut-on tirer de cette guerre, au regard de l’évolution du système international ?

Nous vivons une ère intermédiaire dans les relations internationales. L’ordre forgé au XXème siècle se décompose sous nos yeux, mais sans qu’un nouveau système ne soit encore pleinement dévoilé – même s’il tournera certainement autour de l’opposition Etats-Unis/Chine, et qu’il aura moins comme centre de gravité l’Europe que l’Indo-Pacifique. Dans l’immédiat, l’heure est à la déconstruction des grands régimes de coopération, et au repli sur soi. Le multilatéralisme inclusif cède ainsi le pas aux alliances exclusives, les garanties sécuritaires d’hier — à l’image des instruments de l’arms control [la maîtrise des armements ou le contrôle des armements — NDLR] – s’effondrent les unes après les autres. Dans le grand jeu stratégique à l’œuvre aujourd’hui, le cycle de compétition-contestation-confrontation entre les acteurs gagne tous les terrains : le politique comme l’économique, le juridique comme le numérique. La guerre en Ukraine illustre à son tour cette faillite de la sécurité collective, déjà observée en Libye ou en Syrie. Elle signe les ambitions renouvelées de puissances autoritaires et illibérales, dans un contexte de reflux de la puissance américaine. Elle souligne finalement la fragmentation d’un monde de nouveau plus « schmittien », que « kantien » ou « kelsénien ».

Avec cette guerre, Poutine a-t-il redonné une impulsion à l’Union européenne (UE), à l’OTAN, et aux Etats-Unis ?

Il est manifeste que le pari de Vladimir Poutine est perdu, et que la situation en Ukraine a déjà tout de la défaite stratégique. On se souvient ici de l’avertissement du diplomate soviétique Alexandre Arbatov au moment de la chute du Mur : « [N]ous allons vous rendre le pire des services, nous allons vous priver d’ennemi ! ». Et bien, avec l’agression de l’Ukraine, le chef du Kremlin a de nouveau fourni le ciment nécessaire à l’unité de l’Ouest. Il devient, malgré lui, l’un des pères fondateurs de l’Europe et de la nation ukrainienne. Alors qu’Emmanuel Macron et d’autres jugeaient l’OTAN en situation de « mort cérébrale », voilà que l’Alliance retrouve sa boussole. On parle désormais de son élargissement — avec les arrivées de la Finlande et de la Suède — et de l’approfondissement de ses missions. Le retour de la « haute intensité » en Europe, du jamais vu depuis les guerres yougoslaves, a donc redonné de l’élan à bien des organisations internationales que Vladimir Poutine espérait voir se fracturer ou tomber en désuétude. L’Union européenne (UE) a ici montré une solidarité assez remarquable, tant sur le plan de l’assistance militaire, de l’accueil des exilés de guerre afin d’éviter toute instrumentalisation, avec l’activation inédite du mécanisme de la protection temporaire, ou de la volonté d’une plus grande indépendance stratégique vis-à-vis de Moscou.

Existe-t-il un soutien quasi-unanime dans le monde face à la réaction de l’Europe vis-à-vis de la Russie ?

Absolument pas. En pratique, on peut identifier quatre cercles différents. Le premier, composé d’une dizaine d’États, correspond aux alliés traditionnels de Moscou qui soutiennent l’ « opération spéciale » au regard de la prétendue menace contre les ressortissants russes vivant en Ukraine ou des provocations alléguées de l’OTAN. Ces États n’ont pas les moyens d’assister efficacement la Russie, mais ils ne faiblissent pas dans leur position, et sont même rejoints par d’anciens pays proches de la France, comme le Mali. Le second cercle, composé d’une quarantaine d’États tout au plus, renvoie aux pays occidentaux qui condamnent l’agression, assistent l’Ukraine et mettent en œuvre différentes « sanctions » contre le régime de Vladimir Poutine. Jamais, de toute l’histoire de l’humanité, un pays n’aura d’ailleurs subi des contre-mesures aussi massives et diverses, dans un temps si court. Celles-ci ont indéniablement un coût pour le régime russe, même s’il semble moindre qu’escompté. Le troisième cercle, majoritaire, rassemble les États qui condamnent l’agression russe et votent à cette fin les différentes résolutions de l’Assemblée générale des Nations Unies. Simplement, ils n’entendent pas ici adopter systématiquement les sanctions proposées par d’autres. C’est en quelque sorte « service minimum ». Enfin, le dernier cercle renvoie à ce que l’on appelle à présent le « Sud global », soit une quarantaine d’États. Ces derniers, dans une version revisitée du non-alignement, refusent de prendre parti et de condamner la Russie. On y trouve une bonne partie de l’Afrique et plusieurs puissances émergentes. Ils dénoncent la sélectivité de l’indignation occidentale, les « double standards » pratiqués, l’attention excessive accordée à cette situation. Ces différents cercles révèlent en définitive combien le monde apparaît aujourd’hui en miettes, fragmenté, fracturé.

Le monde occidental est-il divisé sur l’avenir de la guerre en Ukraine et sur l’aide qu’il faut apporter ?

Quelques frictions ont bien été observées au moment de livrer des armes lourdes à l’Ukraine, mais le monde occidental s’est ici plutôt fait remarquer par son unité. Les divisions réapparaitront sans doute au stade de la sortie de crise. Mais, il fallait d’abord faire face et faire bloc. Chacun a conscience qu’il se joue ici bien davantage que l’indépendance de l’Ukraine. Il en va d’un précédent important pour l’Europe et pour l’Indo-Pacifique, tant la Chine observe avec attention la situation et les leçons qu’elle pourrait en tirer au regard de ses ambitions sur Taiwan. Mais le monde occidental se doit pour autant de ne pas « aggraver » le conflit, de ne pas fournir à la Russie le prétexte au débordement attendu. La crainte d’une « escalade » revient ainsi souvent dans les débats. Il s’agit d’éviter que le conflit gagne encore en intensité — par le recours à de nouvelles armes ou méthodes de guerre — ou en profondeur — par l’implication d’acteurs supplémentaires et l’émergence de nouveaux buts de guerre. L’affaire n’a rien d’évident, et la ligne de crête est instable. Comment gagner la guerre sans la faire ? Jusqu’où aider le régime de Kyiv ? Tout dépend des circonstances et des perceptions. Les Etats-Unis et l’Europe semblent néanmoins sur la même ligne rouge : rester dans le cadre de la légitime défense collective, ne pas devenir à leur tour belligérant, ne pas soutenir d’opérations qui se dérouleraient sur le territoire même de la Russie.

La Russie pourrait décider de frapper l’OTAN ?

Dans ces conditions, une attaque russe contre des installations de l’OTAN reste très hautement improbable, du fait du jeu de la dissuasion. Une première frappe nucléaire russe, même tactique, apparaît également très hypothétique – au moins tant que la Crimée n’est pas directement menacée – même si Moscou n’a pas hésité à en brandir régulièrement la menace. Après, encore faut-il que chacun agisse de manière rationnelle. Or, comme Giuliano da Empoli le fait dire à son personnage proche conseiller du président Poutine dans Le Mage du Kremlin (2), les gens pensent parfois à tort que « le centre du pouvoir est le cœur d’une logique machiavélique, quand, en réalité, c’est le cœur de l’irrationnel et des passions, une cour d’école, où la méchanceté gratuite a libre cours et prévaut immanquablement sur la justice, et même sur la pure logique ».

Si la guerre se poursuit en 2023, à quelles conséquences faut-il s’attendre pour l’Europe et, à son échelle, pour Monaco, qui abrite des résidents russes et ukrainiens ?

Bien sûr, de nouvelles dissonances se feront entendre si la guerre se prolonge. On pense à la livraison d’avions de chasse ou à de nouveaux trains de sanctions sur des secteurs clivants, comme celui des diamants. Mais il me semble que l’Europe a fait le nécessaire pour éviter que sa dépendance énergétique ou le sort des exilés de guerre ne viennent profondément fragiliser la concorde observée face à l’agression russe. Et les perspectives ne sont pas alarmantes sur le plan économique, bien au contraire. L’Europe devrait certes souffrir, comme d’autres, des conséquences globales de cette crise locale avec, notamment, de fortes tensions sur les marchés et une spirale inflationniste. L’ensemble me paraît toutefois encore au-dessus du seuil d’acceptabilité. Tout dépendra néanmoins de l’évolution de la situation sur le terrain. Pour les pays qui abritent de fortes communautés russes et ukrainiennes, il faut évidemment éviter une importation locale du conflit et raisonner sur le temps long avec des exilés qui ne rentreront pas immédiatement dans leur Etat de nationalité.

Julian Fernandez
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Que penser enfin des efforts engagés pour juger les auteurs de crimes dans cette situation ?

La période est indéniablement à un bouillonnement intense de la justice pénale internationale. On n’a sans doute jamais autant parlé enquêtes et poursuites pour crimes de masse. La situation en Ukraine constitue bien-sûr un levier majeur pour le développement du champ, pour la formation d’un écosystème judiciaire modèle associant forces nationales, dispositifs régionaux et Cour pénale internationale (CPI). Il faut dire que la guerre porte en elle le crime, et qu’en l’espèce la Russie a indéniablement commis de nombreuses exactions sur place — déportations d’enfants, disparitions forcées, attaques délibérées contre des biens de caractères civils, violences sexuelles, etc. — à la faveur d’un discours déshumanisant les Ukrainiens et de défaillances multiples dans la formation et l’encadrement des troupes envoyées au front. Plus de 30 000 signalements de crimes de guerre ont rapidement été enregistrés par la justice ukrainienne, plus de 600 suspects, identifiés, plus de 170 personnes, inculpées, et déjà 10 condamnations de prononcées en quelques mois.

Des procédures ont aussi été engagées devant les juridictions de plusieurs États européens au titre de la compétence universelle. Et, pour la première fois, l’ensemble des États membres de l’Union a renvoyé cette situation à la CPI. A cet égard, le mandat d’arrêt délivré par cette juridiction contre Vladimir Poutine apparaît comme un pari sans précédent. Jamais la CPI n’avait, à ce jour, inquiété le dirigeant d’une puissance nucléaire, membre permanent du Conseil de sécurité. S’il est douteux que le maître du Kremlin soit prochainement arrêté et remis à la Cour, parce qu’il y a des obstacles politiques, bien sûr, mais aussi juridiques au regard des immunités auxquelles Vladimir Poutine peut encore prétendre, toutes ces initiatives ne sont pas sans intérêt.

Pourquoi ?

Parce qu’il s’agit de contribuer ainsi à disqualifier la guerre de l’adversaire, à rendre plus coûteux les déplacements de ses dirigeants et les options de sortie de crise. On aurait tort d’y voir une sorte d’ « abus » de droit, tant sont mobilisés des outils déjà disponibles et tant il est indéniable que des crimes de guerre, sinon des crimes contre l’humanité, ont bien été commis. Mais il reste à espérer que d’autres situations où des exactions de cette ampleur sont commises, comme, par exemple, en Éthiopie ou en Palestine, soient investies avec la même intensité. Il n’y a pas pire modèle que celui d’une justice partiale et partielle.

1) D’après les estimations des renseignements occidentaux communiquées le 22 février 2023, environ 200 000 soldats russes seraient morts ou blessés. Du côté ukrainien, 100 000 soldats auraient été tués ou seraient hors de combat.

2) Le Mage du Kremlin, de Giuliano da Empoli (Gallimard), 288 pages, 14,99 euros (format numérique), 20 euros (format « papier »).