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Gilles Kepel : « La menace terroriste ne peut durer que si elle parvient à mobiliser »

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Invité le 25 octobre 2021 par la Monaco Méditerranée Foundation (1) pour une conférence intitulée Du Moyen-Orient au jihadisme en Europe, le politologue Gilles Kepel, spécialiste du monde arabo-musulman, a répondu aux questions de Monaco  Hebdo.

Depuis la sortie de votre précédent livre Sortir du chaos, les crises en Méditerranée et au Moyen-Orient (Gallimard, 2018), le chaos s’est-il amplifié entre 2018 et 2021 ?

Ce chaos s’est réorganisé. Car, entre-temps, il y a eu la pandémie de Covid-19, dont le pic a été l’année 2020, et qui dure toujours. Cette pandémie a beaucoup changé les choses, parce que, dans la région, elle a précipité l’effondrement des prix du pétrole, qui est descendu à -37 dollars. En clair, il faut payer quelqu’un 37 dollars pour être débarrassé d’un baril de pétrole, ce qui était du jamais vu depuis que le pétrole existe. Même si aujourd’hui le pétrole s’est repris, cet épisode a beaucoup fait réfléchir les pétromonarchies.

De quelle manière ?

Conjugué avec les énergies renouvelables, le déclin du pétrole apparaît comme inéluctable. Pour rester dans le coup, l’Arabie saoudite, le Qatar et les Émirats arabes unis, doivent anticiper la question des énergies renouvelables. Un peu comme autrefois, lorsque les diligences ont été concurrencées par les autocars, les relais de poste, qui disposaient des infrastructures, ont envoyé les chevaux à l’équarrisseur et se sont lancés dans l’achat d’autocars. C’est un peu la même chose qui se passe aujourd’hui. L’Arabie saoudite est un pays qui a des champs de pétrole, mais qui bénéficie aussi de vent et d’ensoleillement [voir la carte sur l’Arabie saoudite, par ailleurs — NDLR]. De plus, ce pays est bordé par des mers qui sont de grandes routes commerciales, comme la mer Rouge, qui est désormais en grande partie une route chinoise, maintenant. Du coup, l’objectif, c’est de développer des énergies renouvelables, comme l’hydrogène vert, notamment. Mais cela nécessite de la technologie qui ne se trouve pas dans ces pays. Cette technologie se trouve dans un certain nombre de pays occidentaux, et en particulier en Israël. Tout ceci a abouti à quelque chose de vraiment nouveau : la signature des accords d’Abraham.

« Les accords d’Abraham ont changé la donne, parce que le conflit israëlo-arabe qui était un enjeu fondamental pour comprendre cette région du monde, s’est transformé. L’alliance entreIsraël et un certain nombre de pays arabes change les choses »

En quoi les accords d’Abraham signés en 2020 entre Israël et les Émirats arabes unis, et entre Israël et Bahreïn, ont changé la donne ?

Les accords d’Abraham ont changé la donne, parce que le conflit israëlo-arabe qui était un enjeu fondamental pour comprendre cette région du monde, s’est transformé [voir la carte sur le pacte d’Abraham, par ailleurs — NDLR]. L’alliance entre Israël et un certain nombre de pays arabes change les choses. Il y avait déjà l’Égypte et la Jordanie qui avaient signé un accord, mais cela n’avait pas du tout la même ampleur. En effet, avec les Émirats arabes unis, on parle de fonds souverains avec 1 000 milliards de dollars sous gestion. L’Arabie saoudite n’a pas signé, mais elle a laissé signer Bahreïn, qui est un pays qui dépend d’elle.

Et le Soudan ?

Le Soudan est un pays moins important, mais il est situé sur la mer Rouge, qui est la grande voie qui fait le lien entre la Chine et cette région, et cela plus encore que les plateformes aéroportuaires de Dubaï. Le Soudan va être le grenier alimentaire pour les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite qui sont à côté. C’était aussi le lieu où les missiles iraniens étaient livrés au Hamas, puis transbordés sur les boutres d’Henry de Monfreid (1879-1974) en mer Rouge, pour ensuite passer dans le Sinaï. Il s’agit donc d’un très important enjeu de sécurité.

Il y a aussi le Maroc ?

Le Maroc a signé aussi des accords. Ce qui lui a permis d’obtenir la reconnaissance américaine à l’époque de Trump. Cette reconnaissance est maintenue aujourd’hui, ainsi que la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental, alors que l’ONU était plutôt restée sur un référendum d’autodétermination. Cela a, bien sûr, été très mal perçu par les Algériens. Du coup, aujourd’hui, on observe une aggravation des tensions au Maghreb, avec également des problématiques liées aux migrants, notamment lorsque les frontières avec l’enclave espagnole de Ceuta ont été ouvertes. Cet ensemble de questions fait qu’aujourd’hui, on assiste à une véritable redistribution des cartes.

Gilles Kepel Interview monde musulman
© Photo Iulian Giurca / Monaco Hebdo.

« Le principal enjeu du procès des attentats du 13 novembre 2015, c’est de pouvoir criminaliser l’acte jihadiste, alors qu’en 2020, lors du procès de Charlie Hebdo, le contexte avait, d’une certaine manière, empêché de le faire »

Depuis que votre livre Le Prophète et la pandémie. Du Moyen-Orient au jihadisme d’atmosphère est sorti, en février 2021, on a aussi assisté au retrait américain de Kaboul, en août 2021 ?

Le retrait des États-Unis de l’Afghanistan a été annoncé, mais il s’est déroulé d’une manière assez calamiteuse. Notamment sans prévenir les alliés, à commencer par nos amis et voisins italiens qui ont envoyé de nombreux soldats et injecté beaucoup d’argent en Afghanistan. Les Italiens ont eu le sentiment d’être utilisés un peu comme des supplétifs. Le retour des talibans en Afghanistan redonne de la « pêche » aux djihadistes. D’ailleurs, sur les sites djihadistes français, qui sont exilés en Turquie aujourd’hui, ils expliquent que c’est formidable, et qu’il y aura de nouveau en Afghanistan une base, comme lorsque Ben Laden (1957-2011) y était.

C’est vraiment le cas ?

Ce n’est pas sûr du tout. Cette question est débattue par les spécialistes. Mais c’est une hypothèse. Autre dimension importante, notamment pour les Européens : les États-Unis ne s’intéressent plus à la région de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) de la Méditerranée, comme ils le faisaient autrefois. À l’époque, l’OTAN était contre le pacte de Varsovie et l’Union soviétique. Du coup, la sécurité globale de la Méditerranée était assurée par la sixième flotte des États-Unis, dont le centre était Naples. D’ailleurs, on voyait aussi des bateaux américains dans la rade de Villefranche-sur-Mer. Mais aujourd’hui, ce n’est plus le cas.

Qu’est-ce qui le démontre ?

Cela a été montré par l’attitude de la Turquie. En effet, la Turquie, qui est membre de l’OTAN, a envoyé ses bateaux dans les eaux territoriales grecques et chypriotes, sans que l’OTAN ne dise quoi que ce soit. Objectif de la Turquie : aller chercher du gaz, créer une zone économique exclusive « bidon » entre la Lybie et la Turquie, qui passe par la Crète. Tout cela pose un très gros problème de sécurité de l’espace méditerranéen. Bien sûr, nous sommes tous concernés. Aussi bien les grands pays de l’Union européenne (UE) que Monaco.

Quel impact a eu le retrait des troupes américaines en Afghanistan ?

Le retrait des États-Unis en Afghanistan a ouvert une zone de déstabilisation en Asie de l’ouest. D’autre part, le retrait américain va mettre les pays de l’accord d’Abraham en première ligne pour gérer le déficit sécuritaire afghan. Ce qui pose des problèmes complètement nouveaux, auxquels ils ne sont pas véritablement préparés.

« Conjugué avec les énergies renouvelables, le déclin du pétrole apparaît comme inéluctable. Pour rester dans le coup, l’Arabie saoudite, le Qatar et les Émirats arabes unis, doivent anticiper la question des énergies renouvelables. » Gilles Kepel. Politologue, spécialiste du monde arabo-musulman. © Fabrice Balanche / Le prophète et la pandémie. Du Moyen-Orient au jihadisme d’atmosphère, de Gilles Kepel (Gallimard).

« Contrairement à l’époque d’Al-Qaïda, aujourd’hui, il n’y a plus d’organisation. Contrairement à Salah Abdeslam, qui est impliqué dans les attentats du 13 novembre 2015 en France, l’assassin de Samuel Paty, le Tchétchène Abdoullakh Anzorov, n’appartenait à aucune organisation »

Comment évolue la stratégie des États-Unis ?

Aujourd’hui, les États-Unis sont obsédés par la compétition avec la Chine. Le retrait de Kaboul a été suivi de l’affaire des sous-marins français en Australie. En septembre 2021, l’Élysée a annoncé que la vente de douze sous-marins français à l’Australie était annulée. Les États-Unis ont attendu le 15 septembre au matin, pour informer officiellement la France de ce nouveau partenariat stratégique signé avec l’Australie et la Grande-Bretagne. Les États-Unis ont substitué des sous-marins américains aux sous-marins français, en créant le pacte trilatéral Aukus – Australie, Royaume-Uni, États-Unis. Résultat, aujourd’hui, la South Pacific Treaty Organisation a tendance à un peu remplacer l’OTAN dans les esprits, ce qui pose de très gros problèmes de sécurité.

Pourquoi ?

Parce que cela questionne. Est-ce que l’UE peut organiser sa sécurité, même en coordination avec les États-Unis, mais en ayant une capacité militaire et de défense propre ? Ou bien, est-ce que l’UE est incapable de le faire, et est-ce que chaque pays est destiné à être pris entre l’enclume chinoise et le marteau turc ou russe ? On voit déjà que dans l’est de la Méditerranée, entre Chype et la Syrie, cette zone est en train de devenir un lac russe.

Avec quelles conséquences pour un État comme Monaco ?

Pour un État comme Monaco qui est très intéressé par les enjeux océaniques, par les questions maritimes, et qui est aussi un havre pour un certain nombre de personnes originaires de ces pays, cela pose bien évidemment des enjeux géopolitiques. Et cela, même si la géopolitique monégasque est largement liée à celle de la France. De plus, il y a aussi des enjeux de sécurité qui se trouvent transformés par ces bouleversements. Car, à partir du moment où il n’y a plus la protection américaine qui existait autrefois, il y a la place pour des agissements d’États voyous qui ne s’estiment plus liés par des contraintes venues de la superpuissance américaine. Car l’UE ou l’OTAN ne peuvent pas exercer eux-mêmes ces contraintes. Il faut dire que cela nécessite des investissements en sécurité qui sont très importants.

Depuis le 8 septembre 2021 et jusqu’à fin mai 2022, le procès des attentats du 13 novembre 2015 se déroule à Paris : vous serez cité dans ce procès comme expert, le 10 novembre 2021 ?

C’est exact. Mais le principal enjeu du procès des attentats du 13 novembre 2015, c’est de pouvoir criminaliser l’acte jihadiste, alors qu’en 2020, lors du procès de Charlie Hebdo, le contexte avait, d’une certaine manière, empêché de le faire. Même si cela avait été fait par la justice, c’était devenu inaudible. Donc, cette fois, l’objectif c’est de le rendre audible. Ce procès est d’autant plus important, qu’il s’agit du plus grand procès de l’histoire judiciaire française, et qu’il va durer au-delà de l’élection présidentielle française, qui se déroulera le 10 et le 24 avril 2022. Or, il y a la montée en puissance du candidat, non déclaré à ce jour [cette interview a été réalisée le 25 octobre 2021 — NDLR], Eric Zemmour, dont le propos tourne autour de l’islamisation, du grand remplacement, et de la menace djihadiste. La récurrence d’incidents de ce type risquerait d’avoir des effets sur l’élection présidentielle. C’est donc un enjeu très important.

© Fabrice Balanche / Le prophète et la pandémie. Du Moyen-Orient au jihadisme d’atmosphère, de Gilles Kepel (Gallimard).

Qu’attendez-vous d’autre de ce procès des attentats du 13 novembre 2015 ?

Il faut que la justice puisse être dite, et qu’elle ait une valeur d’exemplarité. En particulier parce que cela doit montrer que, dans leur ensemble, nos compatriotes musulmans sont dans le rejet absolu de cette violence. Alors qu’un certain nombre d’agitateurs veulent s’appuyer sur le jihadisme pour criminaliser la France, et dire que c’est à cause des bombardements en Syrie qu’il y a eu une « juste réponse ». Donc le passage de la justice dans de bonnes conditions est absolument central.

Vous estimez que ces deux évènements de 2020, la réislamisation de la mosquée Sainte-Sophie et l’assassinat de Samuel Paty, sont connectés par ce que vous appelez le « jihadisme d’atmosphère » : de quoi s’agit-il exactement ?

Contrairement à l’époque d’Al-Qaïda, aujourd’hui, il n’y a plus d’organisation. Contrairement à Salah Abdeslam, qui est impliqué dans les attentats du 13 novembre 2015 en France, l’assassin de Samuel Paty, le Tchétchène Abdoullakh Anzorov, n’appartenait à aucune organisation. Pendant son procès, Salah Abdeslam essaie de faire du djihadisme d’atmosphère. Il essaie d’influencer ses coreligionnaires à travers sa parole. Toute la question, c’est comment empêcher l’expression de ce séparatisme sur Internet ? Cela pose un problème dans le lien entre la liberté et la sécurité. Jusqu’où peut-on restreindre la liberté d’expression si celle-ci menace la sécurité des personnes ? C’est un véritable débat aujourd’hui, et ce débat n’est pas complètement tranché.

« La Méditerranée est devenue un lieu de plus en plus conflictuel, avec les déstabilisations d’un certain nombre de pays, au Sud et à l’Est de la Méditerranée »

D’où la création par le gouvernement français d’un groupe, dont vos travaux font partie, placé sous la direction du comité interministériel de la prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR), qui est chargé de contrecarrer « la djihadosphère » sur Internet ?

C’est assez difficile, car l’administration est mal armée pour lutter contre la « djihadosphère » sur le web. Elle a beaucoup de difficultés à gérer ses relations avec l’université. Il faut dire que l’université a été le grand perdant des décennies précédentes. Les investissements ont été très faibles. Les enseignants ont vu leurs salaires stagner et beaucoup d’entre eux, dans le secondaire, sont aujourd’hui quasiment prolétarisés. Ce qui explique qu’ils sont peu armés idéologiquement, et qu’un certain nombre d’entre eux vont s’identifier à des idéologies radicales d’extrême droite ou d’extrême gauche, parce qu’ils se sentent oubliés et méprisés par l’État. C’est un énorme problème. Ce sera l’un des enjeux importants du prochain quinquennat présidentiel en France.

Qui sont ceux que vous appelez les « entrepreneurs de colère » ?

Un entrepreneur de colère, c’est celui qui donne corps à celui qui, ensuite, va prendre entre ses mains le fait d’assassiner quelqu’un. Aujourd’hui, il y a beaucoup d’entrepreneurs de colère sur Internet. Il s’agit de ceux qui ont, par exemple, ciblé Samuel Paty. Il y a le parent d’élève qui a donné son nom, il y a tous ceux qui ont mis une situation de haine épouvantable. Ceux-là ont donné à Abdoullakh Anzorov, l’assaillant de Samuel Paty, le prétexte, ou l’occasion, de passer à l’acte. Sur Internet, on voit bien comment la mouvance djihadiste ou radicalisée, sans être nécessairement elle-même violente, identifie les individus, et même des universitaires, en les traitant d’islamophobes. Ils les désignent ainsi à de futurs assassins.

Chaque attentat semble inspirer le suivant : peut-on parler d’un djihadisme de contagion ?

Le djihadisme, comme tout le terrorisme, a une économie. L’objectif, c’est de mobiliser les masses, et de les faire basculer. Par exemple, Al-Qaïda a multiplié les attentats à cette fin, mais ça n’a pas marché du tout. Daech a eu un effet d’entraînement plus important, car ils étaient mieux implantés, à la base. Mais, à la longue, à force d’inspirer tant d’horreur, tout ce que faisait Daech est devenu contre-productif, y compris en ce qui concerne la mobilisation. De son côté, le djihadisme d’atmosphère ne repose pas sur une organisation. Il est difficile de se procurer des armes à feu et, sauf si on a un véhicule, les meurtres à l’arme blanche sont, par définition, plus limités en nombre de victimes. Ces actions ont donc moins de répercussion médiatique, et elles sont oubliées plus rapidement. Par ailleurs, aujourd’hui, la surveillance d’Internet est un sujet dans lequel énormément de ressources ont été investies.

Ce « jihadisme d’atmosphère » serait la quatrième génération du djihad, après les « moudjahidines » venus aider les Afghans contre l’envahisseur soviétique, puis la multinationale terroriste d’Al-Qaïda, et le djihad « réticulaire », en réseau donc, de l’État islamique ?

La première génération du djihad, c’était en Afghanistan de 1979 à 1989. Il a été suivi par ses « séquelles », qui sont le djihad en Algérie, en Égypte, en Bosnie, et en Tchétchénie. Pour les djihadistes, l’Afghanistan est un succès. Mais ils n’en ont pas vraiment tiré partie, puisque l’URSS a quitté Kaboul le 15 février 1989. Mais la veille, le 14 février 1989, l’ayatollah Rouhollah Khomeini, guide de la révolution de l’Iran (1902-1989), leur a tiré le tapis sous les pieds. En effet, il a lancé une fatwa contre l’écrivain britannique d’origine indienne, Salman Rushdie, pour son livre Les Versets Sataniques (1988), le livre étant jugé comme « blasphématoire » envers l’islam et le prophète. Ça a été la première fois où l’on a vu la mouvance djihadiste chiite dans un premier temps, puis sunnite, se projeter sur le territoire européen. À l’époque, condamner à mort un citoyen et résident de l’UE avait provoqué un énorme scandale. Aujourd’hui, c’est malheureusement devenu monnaie courante. Ce sont aussi ces enjeux de blasphèmes contre le prophète qui ont provoqué les assassinats de Charlie Hebdo.

© Fabrice Balanche / Le prophète et la pandémie. Du Moyen-Orient au jihadisme d’atmosphère, de Gilles Kepel (Gallimard).

« Le djihadisme, comme tout le terrorisme, a une économie. L’objectif, c’est de mobiliser les masses, et de les faire basculer »

Quelle est la deuxième phase du djihad ?

La deuxième phase du djihad, c’est Al-Qaïda, contre l’ennemi lointain. Avec les attentats du 11 septembre 2001, ils ont utilisé le média audiovisuel. Puis, la troisième phase, c’est Daech. Il s’agit d’un djihad en réseau, qui vit à l’âge des réseaux sociaux. Il n’y a donc plus besoin de s’appuyer sur une chaîne de télévision comme la chaîne de télévision satellitaire qatarienne Al Jazeera. L’État islamique fonctionne avec un jihad qui est celui du journaliste reporter d’images (JRI) : une seule et même personne peut prendre un otage, l’égorger devant la caméra, et envoyer la vidéo sur Instagram ou Telegram. Donc, au fil du temps, le mode opératoire a considérablement muté.

En 2016, vous avez été menacé de mort : comment vivez-vous ce risque permanent ?

On apprend la prudence. J’ai été condamné à mort par le djihadiste qui a assassiné un brigadier de police à Magnanville, dans les Yvelines, et qui a tué sa femme devant leurs enfants, le 13 juin 2016. C’était particulièrement atroce. Avec un certain nombre d’autres personnes, des journalistes notamment, j’ai été placé sous protection policière pendant un an et demi. Bien sûr, c’est assez rassurant. Le problème, c’est que cela génère beaucoup de stress. Pour l’anecdote, cela a débouché pour moi sur une sciatique épouvantable. Du coup, je ne pouvais pas bouger. J’en ai donc profité pour écrire mon livre Sortir du chaos, les crises en Méditerranée et au Moyen-Orient. C’était un bien pour un mal. Mais c’était un coup de semonce, car personne n’est à l’abri.

Vous avez rencontré Emmanuel Macron le 17 septembre 2021 dans le cadre du sommet du Med 9 : qu’est-ce qui est ressorti de cet échange avec le président français ?

Le Med 9 est organisé chaque année. Du Portugal à Chypre, en passant par la France, l’Italie, Malte, la Grèce… Il permet aux chefs d’État et de gouvernement des pays méditerranéens de l’UE d’échanger. Aujourd’hui, il existe beaucoup d’enjeux en commun pour ces pays. La Méditerranée est devenue un lieu de plus en plus conflictuel, avec les déstabilisations d’un certain nombre de pays, au sud et à l’est de la Méditerranée. Il y a aussi les questions d’immigration illégale, les menaces qui ont notamment été formulées par le président de la Turquie, Recep Tayyip Erdogan, contre ses voisins récemment. Et puis, bien sûr, il y a les problèmes liés à l’immigration clandestine que nous connaissons ici parfaitement dans la Riviera. Le président de la République, Emmanuel Macron, m’a invité à l’accompagner pour notamment discuter des enjeux méditerranéens, et des conséquences qu’ont ces enjeux sur la France.

Comment évolue le niveau de la menace terroriste en France ?

Dans mon dernier livre (1) Le Prophète et la pandémie, du Moyen-Orient au jihadisme d’atmosphère, j’indique qu’aujourd’hui nous avons un nouveau type de menace. Après Al-Qaïda, après Daech, qui sont des organisations qui ont été démantelées notamment par les services de sécurité et par les bombardements sur le territoire de l’État islamique en Syrie et en Irak, nous sommes passés à ce que j’appelle un « jihadisme d’atmosphère ». Avec la décapitation du professeur Samuel Paty le 16 octobre 2020 dans la commune française d’Éragny, dans le Val-d’Oise, nous avons vu un exemple dramatique de ce jihadisme d’atmosphère. On peut aussi citer l’attaque au couteau à la basilique Notre-Dame-de-l’Assomption de Nice, le 29 octobre 2020. C’est une basilique située sur l’avenue Jean-Médecin, dans le centre-ville de Nice. Cette attaque a fait trois morts : deux femmes et un homme. Elle a été perpétrée par un homme qui, selon toute hypothèse, venait de passer la frontière à Vintimille deux jours auparavant.

Gilles Kepel Interview monde musulman
© Photo Iulian Giurca / Monaco Hebdo.

« Nous n’avons plus d’organisations terroristes à proprement parler, mais des individus, avec des lieux ciblés par ce que l’on appelle des « entrepreneurs de colère » sur Internet »

C’est donc un enjeu qui est nouveau ?

C’est effectivement un enjeu qui est nouveau. Car nous n’avons plus d’organisations terroristes à proprement parler, mais des individus, avec des lieux ciblés par ce que l’on appelle des « entrepreneurs de colère » sur Internet. Ce qui fait que d’autres personnes, qui ont subi un lavage de cerveau jihadiste sur les réseaux sociaux ou au contact de diverses mosquées radicalisées, vont passer à l’action eux-mêmes.

Ce sont des loups solitaires ?

Non, ce ne sont pas des loups solitaires, parce qu’ils ont été socialisés sur le web par ces réseaux. Ils vont ensuite prendre les choses en main. Ce qui a abouti, par exemple, à la décapitation du professeur Paty, les attaques contre Charlie Hebdo, les attentats au couteau… Rétrospectivement, on peut même penser que l’attentat de Nice du 14 juillet 2016, pour lequel on n’a pas retrouvé d’organisation derrière le meurtrier suspecté, qui est décédé, appartenait déjà à ce registre. Cet enjeu est devenu très important, et il implique des moyens considérables affectés à la surveillance du web, en particulier.

Comment s’inscrit Monaco dans le cadre du terrorisme international ?

À son corps défendant, Monaco a été un lieu dans lequel l’un des principaux recruteurs djihadistes, Omar Diaby dit Omar Omsen, a fait ses armes. Aujourd’hui, il est toujours en Syrie. Omar Diaby avait en effet réussi à cambrioler une bijouterie à Monaco, avant d’être arrêté. Mais cela a eu un énorme écho. Tout ce qui se passe à Monaco en termes sécuritaires a beaucoup d’influence. Omar Diaby en a tiré un grand prestige derrière les barreaux, et il est devenu l’un des principaux recruteurs djihadistes sur Internet, en faisant des films. Aujourd’hui encore, depuis la Syrie, et avec les gens qu’il a recrutés, dont beaucoup sont des Azuréens, Omar Diaby continue d’avoir une influence non négligeable. Donc les enjeux de sécurité à Monaco sont cruciaux. D’autant plus que la population qui réside en principauté est particulièrement sensible à toutes ces questions, que cette population soit d’origine moyen-orientale ou originaire du reste du monde.

Gilles Kepel Interview monde musulman
© Photo Iulian Giurca / Monaco Hebdo.

« Avec la décapitation du professeur Samuel Paty le 16 octobre 2020 dans la commune française d’Éragny, dans le Val-d’Oise, nous avons vu un exemple dramatique de ce jihadisme d’atmosphère »

Alors que les symboles de liberté et de plaisir sont étroitement liés à l’image de Monaco, la principauté peut-elle devenir une cible pour le terrorisme international ?

Pour les jihadistes, tout ce qui repose sur la liberté et le plaisir est évidemment exécrable. Bien sûr, on sait que Monaco dispose d’un très haut niveau de sécurité. Mais les défis du djihadisme sont d’une nouvelle forme, qui n’était pas présente les années précédentes.

La société doit désormais se résoudre à vivre, pour de longues années encore, avec cette menace terroriste ?

La menace terroriste ne peut durer que si elle parvient à mobiliser, et si ces entrepreneurs pensent qu’elle peut gagner. La menace terroriste a eu du mal à faire ses preuves pendant cette année 2021. Nous sommes en octobre 2021, et le djihadisme d’atmosphère n’a pas eu énormément d’écho, même s’il ne faut préjuger de rien. En comparaison, en octobre 2020, l’essentiel des attentats avait déjà eu lieu. Le djihadisme a une économie politique. Si les gens que les djihadistes veulent mobiliser se retournent contre eux, alors le mouvement s’effondre. C’est ce qu’il s’est passé avec Al-Qaïda et Daech dans le passé.

1) Dirigée par Sandra Braggiotti, la Monaco Méditerranée Foundation a été créée en 2004 par Enrico Braggiotti. Le programme des conférences est disponible ici : https://monaco-mediterranee-foundation.org/programme-des-conferences/.

2) Le Prophète et la pandémie. Du Moyen-Orient au jihadisme d’atmosphère de Gilles Kepel (Gallimard), 336 pages, 20 euros.