vendredi 26 avril 2024
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Jean-Pierre Petit : « Les pénuries sont des phénomènes politiques »

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Comment investir à l’heure où les prix de l’énergie explosent, que l’inflation se maintient, et que les annonces politiques s’emmêlent ? Jean-Pierre Petit, président des Cahiers verts de l’économie, a livré son opinion dans une conférence organisée conjointement par le Monaco Economic Board et par le groupe Jutheau Husson.

La ritournelle sur la « fin de l’abondance » tourne en boucle dans les discours politiques et les tribunes médiatiques, cela n’aura échappé à personne. Et, comme pour chaque ritournelle, il y a ceux qui y adhèrent, et ceux qui s’en agacent. Jean-Pierre Petit, président des Cahiers verts de l’économie, fait partie de la seconde catégorie. Invité par le Monaco Economic Board (MEB) et Jutheau Husson, pour une conférence à l’hôtel Hermitage le 16 septembre 2022, cet économiste français a livré son point de vue sur les points chauds qui provoquent des soubresauts dans le monde des affaires, et en politique par ricochet. Parmi eux, le thème de l’énergie s’est naturellement imposé, et Jean-Pierre Petit n’y est pas allé avec le dos de la cuillère : « Les pénuries dans le monde moderne sont des phénomènes politiques, et temporairement techniques, a-t-il rappelé lors de son intervention, face à 150 personnes, dont le ministre d’État, Pierre Dartout. Nous sommes dans l’économie de la conflictualité, et pas dans celle de la rareté. C’est le conflit qui provoque la rareté, tous les phénomènes inflationnistes durables sont liés à des phénomènes de guerre, nous le mesurons depuis le XVIIIème siècle avec les statistiques d’inflation récoltées aux États-Unis et au Royaume-Uni. Partout où ça monte, c’est la guerre. Car elle provoque la restriction des échanges, et donc des hausses de prix. » Ainsi, répéter et marteler l’idée qu’il faudrait faire preuve davantage de « sobriété » serait contre-productif, dans cette logique, puisque la rareté n’est pas naturelle, mais provoquée par des événements politiques. Pire, ce discours serait même nocif pour l’économie européenne, déjà à la traîne, selon l’économiste : « Il faut mobiliser les jeunes et tenir un discours d’abondance durable, au contraire. À force d’angoisser les gens sur l’avenir de la Terre et de l’humanité, il ne faudra pas s’étonner de la grande démission, de la préférence du loisir au travail, et du plaisir à l’épargne. » Parmi les bonnes décisions à prendre, le président des Cahiers verts de l’économie recommande ainsi, pêle-mêle : la taxation du carbone, le développement des infrastructures d’énergie propre et le transport décarboné, l’isolation des bâtiments, l’économie circulaire et l’efficacité énergétique. Et il y aurait, sur ce point, urgence à agir selon lui, car le contexte économique global est loin d’être rassurant.

« Il faut mobiliser les jeunes et tenir un discours d’abondance durable […]. À force d’angoisser les gens sur l’avenir de la Terre et de l’humanité, il ne faudra pas s’étonner de la grande démission, de la préférence du loisir au travail, et du plaisir à l’épargne »

Jean-Pierre Petit, président des Cahiers verts de l’économie

Augmenter les taux, le dilemme

L’inflation mondiale galope : 75 % des pays sont au-dessus de 6 %, et les États-Unis ont même atteint le seuil de 7,9 %, du jamais vu depuis 1982, sous l’ère du président Reagan (1911-2004), et du président de la banque centrale américain Paul Adolph Volcker (1927-2019). Ce sont d’ailleurs les méthodes de ce dernier vers lesquelles Jean-Pierre Petit recommande de se tourner pour stopper, ou au moins endiguer, cette longue poussée inflationniste qui ne peut se conclure fatalement que par une récession, selon lui. Sous Volcker, la réserve fédérale américaine avait pris le choix — audacieux selon certains, désastreuse selon d’autres — de remonter fortement les taux d’intérêt pour venir à bout de l’inflation qui sévissait alors. Le prix à payer : une récession permanente, un taux de chômage à 10,8 % en août 1982 aux États-Unis, et un “price learning ratio” (PER) à 7 en bourse, signe que les titres étaient sous-évalués à des niveaux records. Mais « ce qui va aider, c’est la récession, ou une croissance faible. On n’a plus le choix pour contrer l’inflation, car plus elle dure, et plus elle se maintient », estime Jean-Pierre Petit. Cependant, le monde a changé depuis les années 1980. Les niveaux de dettes des États, et des ménages, ont explosé, et la méthode Volcker risque d’être difficilement applicable, reconnaît l’économiste. En effet, en 1982, la dette publique de la France ne représentait que 20 % de son produit intérieur brut (PIB), alors qu’elle culmine à… 114,5 % en 2022. Difficile d’agir : « L’objectif inavoué des banques centrales, c’est aussi de rendre cette dette soutenable », explique Jean-Pierre Petit. Et seuls les taux bas, et les taux négatifs pendant dix ans, ont permis aux États de « distribuer » de l’argent facilement, et d’appliquer des politiques telles que le « quoi qu’il en coûte » en France. Augmenter fortement les taux devient particulièrement sensible aujourd’hui, d’autant que s’ajoute à cela la crise énergétique, exacerbée par la guerre d’Ukraine, qui risque encore de s’enliser.

Jean-Pierre Petit
© Photo Clément Martinet / Monaco Hebdo.

Les prix du gaz ont grimpé, mais aussi ceux de l’électricité, puisqu’ils sont basés sur le coût de la dernière unité produite, qui est généralement du gaz, étant donné sa part dans le mix énergétique

L’électricité, un problème gazier

Les sources d’énergie en Europe se divisent globalement en quatre catégories. Le pétrole à 37 %, l’électricité à 33 % — et probablement plus encore à l’avenir, selon l’économiste — puis le gaz à 21 %, et le charbon à 4 %. Mais, parmi ces sources, l’électricité ne se fabrique pas, et ne se stocke pas. Pour en produire, il faut du nucléaire, du renouvelable, de l’hydraulique et, surtout, du gaz. Ce dernier représente en effet 24 % du mix énergétique nécessaire pour générer de l’électricité, destinée à la fois au chauffage domestique, et à la fois aux industries et aux services. Or, 45 % du gaz disponible en Europe est russe, et les relations entre Vladimir Poutine et l’écrasante majorité des chefs d’État européens sont au plus mal. Résultat : les prix du gaz ont grimpé, mais aussi ceux de l’électricité, puisqu’ils sont basés sur le coût de la dernière unité produite, qui est généralement du gaz, étant donné sa part dans le mix énergétique. Et ces hausses deviennent presque mondiales, puisque la demande se détourne de la Russie, alors que les prix du gaz étaient jusqu’alors régionalisés. Quelles solutions alors, pour contrer cette hausse des prix ? D’abord, limiter la consommation : « Les Européens veulent diminuer de 15 % leur consommation de gaz. C’est jouable. Les Japonais ont fait la même chose au lendemain de Fukushima (1) », répond Jean-Pierre Petit. Ensuite, se tourner davantage vers d’autres exportateurs, comme la Norvège, en passe de devenir le fournisseur numéro un de gaz en Europe, même si ses capacités de production sont déjà à son niveau maximum. Enfin, augmenter sa part d’autres énergies pour compenser la baisse de consommation en gaz. Le charbon, comme le fait l’Allemagne, solution qui demeure toutefois « un désastre écologique », selon Jean-Pierre Petit. Et le gaz naturel liquéfié (GNL), qui vient principalement des États-Unis et du Qatar. L’idée étant de pousser les stocks au-delà de 90 % d’ici novembre 2022. Mais cela sera-t-il suffisant ? « Pas sûr, répond cet économiste. Il pourrait manquer 30 jours de stocks en gaz. Il faut donc s’attendre à de nouvelles hausses de prix, et à des rationnements privés et publics. Et donc, à une récession. » Tout cela dans un scénario où d’autres bouleversements ne s’ajoutent pas au tableau. En cas de coup dur sur les approvisionnements, les seuls pays capables d’assurer des capacités gazières à seulement 6 mois d’intervalles sont l’Iran et le Turkmenistan, rappelle Jean-Pierre Petit. Deux pays pas franchement amis en ce moment. La question du gaz est donc le principal point noir des mois à venir. Mais tout ne va pas si mal non plus, et il n’est pas question de se replier complètement.

« Il pourrait manquer 30 jours de stocks en gaz. il faut donc s’attendre à de nouvelles hausses de prix et à des rationnements privés et publics, donc à une récession »

Jean-Pierre Petit, président des Cahiers verts de l’économie

Investir, mais à long terme

Le tableau est sombre, mais pas complètement noir aux yeux de Jean-Pierre Petit. Le prix des matières premières baisse en effet, tout comme les délais chez les fournisseurs. Le fret maritime repart, et l’emploi semble robuste aux États-Unis. Le président Joe Biden a également annoncé qu’il annulait une partie de la dette étudiante, malgré le mécontentement des républicains. Il y a donc du bon, et il semble toujours intéressant d’investir, même si les résultats ne promettent pas d’être glorieux d’ici le 31 décembre 2022, rappelle le président des Cahiers verts de l’économie. Où investir alors, et sur quelles valeurs ? Sur le court terme, inutile de se positionner, puisque les marges risquent de baisser pour les sujets allant de 6 mois à un an. On privilégiera entre autres, selon Jean-Pierre Petit, les actions américaines, les valeurs à haut dividende et à faible volatilité. Mais aussi les obligations souveraines, et notamment le franc suisse, le yen, et l’or en euro. Il ne faut pas, non plus, négliger l’immobilier, « l’un des meilleurs actifs de protection de l’inflation », car les loyers y sont indexés. Et ceci, même si la hausse des taux va diminuer la capacité d’achat des ménages, avec une durée de prêt de plus en plus longue, et un revenu brut disponible au niveau zéro en France. Des ajustements à la baisse sur l’immobilier résidentiel sont donc à prévoir. Pour les investisseurs, Jean-Pierre Petit recommande donc de se positionner sur des biens idéalement situés à proximité physique des grands services essentiels, comme l’éducation, les services de santé, les commerces, et les services culturels. Quant au renouvelable, Jean-Pierre Petit rappelle que « plus le prix des hydrocarbures augmente, plus l’opportunité d’investir dans le renouvelable augmente, elle aussi. » Mais attention toutefois à ne pas s’emballer sur ce secteur, où il est encore difficile de fixer des prix corrects, et où certaines valeurs à critères environnementaux, sociaux, et de gouvernance (ESG) restent sur-valorisées. « Le chemin vers le renouvelable est très chaotique, il faut absolument rétablir un prix du carbone, pour éviter les replis vers le charbon, par exemple. » Pour conclure, et à ce sujet, cet économiste fait un parallèle avec la citation de Charles Péguy (1873-1914) : « Il faut toujours dire ce que l’on voit ; surtout il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l’on voit. » Pour Jean-Pierre Petit, « notre problème à nous Européens, c’est que nous n’avons pas voulu voir ce qu’on voyait, au sujet de l’énergie ».

1) L’accident nucléaire de Fukushima, survenu le 11 mars 2011, est considéré comme la deuxième catastrophe de centrale nucléaire de l’Histoire, après celle de Tchernobyl, dans la nuit du 25 au 26 avril 1986.