mardi 19 mars 2024
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Mélanie Serre : « J’aime créer une sorte de famille dans ma cuisine »

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Au printemps 2022, la cheffe ardéchoise Mélanie Serre a succédé à Manon Fleury à la tête de la cuisine de l’Elsa, au Monte-Carlo Beach. Alors que ce restaurant a perdu sa seule étoile Michelin en mars 2022 (1), elle raconte à Monaco Hebdo son parcours, sa vision de la gastronomie, mais aussi son rapport au guide Michelin et au féminisme. Interview.

Votre parcours ?

Je suis née en 1986 à Annonay, en Ardèche. J’ai obtenu un bac scientifique, puis je suis partie faire une licence de management, en hôtellerie et restauration, à l’institut Vatel, à Lyon. J’ai toujours été attirée par ce métier. Quand j’étais jeune, je faisais beaucoup d’extras en service chez un oncle qui était à la fois chef et traiteur, notamment pour des mariages, par exemple. Du coup, je voulais apprendre la gestion d’un restaurant et d’un hôtel. Et puis, en dernière année de licence, en 2008, j’ai dû choisir un stage de six mois. Je me suis dit que si demain j’ouvrais mon propre restaurant, je devais faire un stage en cuisine, au moins pour comprendre comment ça se passe, et pour connaître les termes culinaires. Je suis donc allée faire mon stage chez Potel et Chabot, un traiteur installé à Paris.

Mélanie Serre
© Photo Iulian Giurca / Monaco Hebdo.

Comment s’est passé ce stage ?

Je me suis éclatée. J’ai adoré ça. Ça a été un véritable déclic pour moi. J’ai donc décidé de faire une saison d’été et d’hiver en cuisine, au chalet du Mont d’Arbois, à Megève. J’ai appris la cuisine pure, et notamment les cuissons, avec le chef Olivier Bardoux. J’étais très motivée. Rapidement, j’ai eu envie de prendre davantage de responsabilités. Suite à cela, je suis partie dans les Antilles, à Saint-Barthélémy, à l’Eden Rock. Si l’expérience a été belle, professionnellement parlant, je ne me suis pas éclatée. Parce que je m’attendais à découvrir les produits de l’île, les poissons frais, des fruits, des épices… Mais en fait, pas du tout. C’était beaucoup de containers qui arrivaient de France. Du coup, je ne suis pas restée aussi longtemps que prévu. Et j’ai décidé de me faire « mal ».

Comment ?

Mon ami de l’époque travaillait à Monaco. Je lui ai dit que je voulais bien le rejoindre, mais à une condition : soit pour travailler chez Alain Ducasse, soit pour travailler chez Joël Robuchon (1945-2018). Il a déposé mon CV chez Joël Robuchon, à l’hôtel Métropole. C’est comme ça que je suis arrivée en principauté, en mai 2011. J’ai passé quatre ans au Métropole, avec le chef Christophe Cussac. Suite à cela, en mai 2015, Joël Robuchon m’a demandé de prendre le poste de chef de cuisine à Paris, à l’Atelier Etoile, qui se trouve sur les Champs-Elysées (2). C’est comme ça que j’ai obtenu mon premier poste de chef. Je suis aussi devenue la première femme chef dans la sphère Robuchon.

« Ma cuisine est lisible. Quand l’assiette arrive, on sait exactement ce que l’on va manger. C’est aussi une cuisine qui est comme moi : elle a du caractère. J’aime le poivre, les épices, et les piments. J’aime la cuisine relevée, qui a du goût »

Comment s’est déroulée cette première expérience en tant que cheffe ?

Ça a été dur. C’est une maison qui n’est pas facile. Il y a une très forte amplitude horaire. L’Atelier Etoile est ouvert 7 jours sur 7, midi et soir, avec des horaires de service très longs, et beaucoup de couverts. De plus, il était difficile de parvenir à garder le personnel. Cette expérience a donc été difficile, mais elle a aussi été très formatrice. J’ai été fière de représenter la cuisine de Joël Robuchon. Il fallait satisfaire les clients, maintenir l’étoile Michelin, gérer une équipe de 20 garçons en cuisine, très peu de femmes… Il y avait donc une grosse pression autour de ça. Mais j’ai pris beaucoup de plaisir.

Comment êtes-vous parvenue à vous imposer, dans un univers très masculin ?

Pour s’imposer en tant que femme, il faut prouver plus. Mais c’est arrivé assez vite. Je n’ai jamais été quelqu’un qui crie. Il fallait donc que je trouve un autre moyen de me faire respecter. Je me suis faite respecter par l’exemple. J’arrivais la première le matin, et je partais la dernière le soir. J’étais là presque tous les jours. Et je faisais passer des messages par le regard, sans avoir forcément besoin de parler. Ça a très bien fonctionné.

Contrairement à ce qu’on pourrait penser, ce n’est donc pas en criant que l’on se fait entendre dans une cuisine ?

Pas du tout. Heureusement, le chef qui crie en cuisine, ça existe de moins en moins. Pour ma part, j’ai de la chance, je n’en ai pas connu beaucoup dans mon parcours.

« J’ai passé quatre ans au Métropole, avec le chef Christophe Cussac. Suite à cela, en mai 2015, Joël Robuchon m’a demandé de prendre le poste de chef de cuisine à Paris, à l’Atelier Etoile, qui se trouve sur les Champs-Elysées. C’est comme ça que j’ai obtenu mon premier poste de cheffe. Je suis aussi devenue la première femme chef dans la sphère Robuchon »

Vous êtes restée combien de temps à L’Atelier Etoile de Joël Robuchon ?

Je suis restée à L’Atelier Etoile de Joël Robuchon jusqu’à la fin de l’année 2018. Je me suis alors dit que je devais ouvrir mon propre restaurant. Quitte à travailler autant que ça, autant que je le fasse pour moi. J’ai donc commencé à chercher un fonds de commerce à Paris. J’en ai visité 85. Quatre m’ont plu, mais aucun n’a fonctionné. C’était très compliqué. À chaque fois, il y avait des problèmes. Redressements judiciaires, investisseurs qui me lâchent à la dernière minute… J’ai un peu désespéré. Et puis la pandémie de Covid-19 est arrivée. J’ai alors pensé que j’avais une bonne étoile, puisque je n’avais pas ouvert mon restaurant juste avant le confinement.

Mélanie Serre
« En tant que femme, quand on occupe un poste à responsabilité, on est obligée de prouver deux fois plus, et de travailler deux fois plus, pour prouver au reste de l’équipe que l’on mérite notre place. Ensuite, une fois que ce respect est instauré, ça roule tout seul. » Mélanie Serre. Cheffe de l’Elsa et du Louis Vins. © Photo Iulian Giurca / Monaco Hebdo.

Qu’avez-vous fait pendant le premier confinement, en mars 2020 ?

Un ami d’enfance, Bertrand, m’a appelée. Il possède un restaurant dans le cinquième arrondissement de Paris. Il m’a proposé de venir travailler avec lui, à partir de septembre 2020. Ça faisait longtemps que l’on parlait de travailler ensemble. On s’est donc associé dans ce restaurant, qui s’appelle le Louis Vins. Et on va se marier en septembre 2022 [cette interview a été réalisée le 8 juin 2022 — NDLR].

Aujourd’hui, comment définir votre cuisine ?

C’est une cuisine qui est construite autour du produit. Ma cuisine est lisible. Quand l’assiette arrive, on sait exactement ce que l’on va manger. C’est aussi une cuisine qui est comme moi : elle a du caractère. J’aime le poivre, les épices, et les piments. J’aime la cuisine relevée, qui a du goût.

Le Louis Vins, c’est quel genre de restaurant ?

Le Louis Vins dispose de 55 places assises. Nous sommes ouverts cinq jours par semaine, à midi et le soir. Nous proposons 500 références de vins, ce qui explique le nom de ce restaurant. C’est Bertrand qui est passionné par le vin. Au départ, nous étions partis sur une cuisine de type « bistrot ». Mais notre cuisine évolue, parce que j’ai ce côté étoilé et gastronomique dans mon ADN. Il est difficile pour moi de m’en séparer. On propose donc une belle cuisine, travaillée, et technique. Mais, tout en étant élégants, nous avons gardé ce côté décontracté dans le service. On s’assoit parfois avec les clients pour partager un verre. L’objectif, c’est que nos clients se sentent comme à la maison, parce que nous sommes une table de copains, avec un service qui est bienveillant. Du côté des prix, le ticket moyen est d’environ 75 euros par personne. Nous avons ensuite ouvert un bar à vins, en septembre 2021, qui s’appelle le P’tit Louis.

Du coup, alors que vous êtes installée à Paris, qu’est-ce qui vous a convaincue d’accepter la proposition de la Société des bains de mer (SBM), de prendre la direction des cuisines de l’Elsa, au sein du Monte-Carlo Beach, après le départ de la cheffe Manon Fleury, officialisé par ce groupe le 28 avril 2022 ?

Il suffit de regarder le lieu. La terrasse de l’Elsa est magnifique. On est au bord de la mer. C’est le plus beau lieu à Monaco pour déjeuner ou pour dîner. La réputation de la SBM a aussi pesé. C’était un nouveau challenge pour moi, avec la découverte de produits bio. Créer des recettes autour du bio, identifier les produits, les magnifier le plus possible… Tout ça était un véritable challenge.

Mélanie Serre
« Pour m’imposer en tant que femme […], je me suis faite respecter par l’exemple. J’arrivais la première le matin, et je partais la dernière le soir. J’étais là presque tous les jours. Et je faisais passer des messages par le regard, sans avoir forcément besoin de parler. Ça a très bien fonctionné. » Mélanie Serre. Cheffe de l’Elsa et du Louis Vins. © Photo Iulian Giurca / Monaco Hebdo.

Comment être à la fois à Paris et à Monaco, sans perte de qualité ?

Je passe une semaine à Paris, puis une semaine à Monaco. J’essaie de m’imposer ce rythme. Je suis venue à Monaco avec deux personnes de mon équipe : ma sous-chef Simona Boccia, qui est italienne, et ma pâtissière, Gabrielle Sandrin. Le reste de l’équipe de l’Elsa a été formé par le chef exécutif du Monte-Carlo Beach, Pascal Garrigues.

Pour ce poste de cheffe du restaurant Elsa, que vous occupez depuis le 11 mai 2022, vous avez signé un CDI, ou un CDD uniquement pour la période estivale 2022 ?

Le restaurant Elsa est ouvert de mai à octobre. Mon partenariat avec la SBM court sur plusieurs années. L’idée, c’est de pouvoir durer, progresser, et de faire des choses. En une saison, on n’a pas le temps.

En mars 2022, L’Elsa a perdu sa seule étoile Michelin, et la cheffe, Manon Fleury, est partie : ce contexte difficile ne vous inquiète pas (3) ?

Au contraire, la perte de cette étoile Michelin m’enlève une sacrée pression [rires] ! Il faut être positif, il faut relativiser. Cette étoile Michelin était là pour une raison, elle est partie pour une autre raison, qui ne me regarde absolument pas. Nous en avons beaucoup parlé avec la direction et avec la directrice du Monte-Carlo Beach, Danièle Garcelon. Aujourd’hui, la priorité, c’est d’avoir des clients heureux. C’est de faire une cuisine qui ressemble au lieu. Et c’est aussi de faire revenir les clients qui ne venaient plus, qu’on fidélise les habitués. Si une étoile Michelin doit revenir, elle reviendra. Si elle ne revient pas cette année, si elle revient dans trois ans, elle reviendra dans trois ans. Ce n’est pas l’objectif.

« Si une étoile Michelin doit revenir [au restaurant Elsa — NDLR], elle reviendra. Si elle ne revient pas cette année, si elle revient dans trois ans, elle reviendra dans trois ans. Ce n’est pas l’objectif »

La direction de la SBM ne vous a vraiment pas donné pour objectif de reconquérir l’étoile Michelin perdue ?

Je n’ai aucune pression de la part de la SBM pour récupérer cette étoile Michelin. Et on n’en parle pas. Je trouve que c’est très plaisant, parce qu’on cuisine par plaisir et pour les gens avant tout. Sans avoir cette épée de Damoclès « étoile Michelin » au-dessus de la tête.

Mélanie Serre
« Le chef qui crie en cuisine, ça existe de moins en moins. Pour ma part, j’ai de la chance, je n’en ai pas connu beaucoup dans mon parcours. » Mélanie Serre. Cheffe de l’Elsa et du Louis Vins. © Photo Iulian Giurca / Monaco Hebdo.

Le guide Michelin a expliqué pourquoi le l’Elsa a perdu son étoile ?

Je n’ai pas connaissance du pourquoi Elsa a perdu son étoile. Mais il est effectivement possible de demander des explications au Michelin.

Manon Fleury vous a expliqué les raisons de son départ ?

Je connais Manon Fleury. Mais je ne sais pas pourquoi elle est partie. Nous n’en avons pas parlé ensemble. Quand elle a su que c’était moi qui lui succédait, elle m’a dit qu’on s’appellerait. Mais on n’a jamais réussi à se parler au téléphone, parce qu’elle a plein de projets sur Paris (4).

Que représente le Michelin pour vous ?

J’aimerais qu’on m’appelle un jour et qu’on me dise : « Mélanie, vous avez une étoile Michelin. » Je n’ai travaillé que dans des restaurants étoilés. J’ai maintenu les étoiles à l’Atelier Robuchon à Paris, pendant quatre ans. C’est vrai que j’aimerais en avoir une pour moi. Ça serait une fierté, mais aussi une reconnaissance et une récompense pour les équipes. La restauration, ce n’est pas 35 heures par semaine, dans des bureaux. Les équipes s’investissent beaucoup, avec énormément de rigueur. On travaille pendant que les autres sont en congés, en repos, pendant les fêtes de Noël, pendant l’été… Mais une étoile Michelin ne doit pas changer notre ADN, et cela ne doit pas apporter trop de contraintes non plus. Et puis, une fois que l’on a remporté une étoile Michelin, il faut savoir gérer la pression. Et ce n’est pas toujours évident.

« Je connais Manon Fleury. Mais je ne sais pas pourquoi elle est partie. Nous n’en avons pas parlé ensemble. Quand elle a su que c’était moi qui lui succédait, elle m’a dit qu’on s’appellerait. Mais on n’a jamais réussi à se parler au téléphone, parce qu’elle a plein de projets sur Paris »

Quelle a été votre stratégie pour construire votre carte chez Elsa ?

Je suis partie d’une page blanche et j’ai construit une toute nouvelle carte. J’ai fait mes essais de recettes à Paris, et j’ai préparé ma carte là-bas. Je suis arrivée à Monaco pour présenter ma carte à la direction. Et puis, il a fallu trouver les produits en bio, ce qui n’a pas été facile. Ensuite, le goût n’était pas le même. Du coup, cela a demandé beaucoup d’adaptations. Honnêtement, je ne m’étais pas fait une frayeur comme ça depuis très longtemps.

Pourquoi ne pas avoir conservé les plats qui fonctionnaient le mieux sur l’ancienne carte ?

L’ancienne carte de l’Elsa, c’était la cuisine de Manon Fleury. Et je ne connais pas suffisamment bien sa cuisine. Nous avons travaillé ensemble seulement une fois sur un événement. Je devais apporter mon identité à l’Elsa. Il était donc important de partir d’une page blanche.

  • Restaurant Elsa
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Quel est votre plat préféré sur la carte de l’Elsa ?

Mon plat préféré sur la carte de l’Elsa, c’est la carotte. C’est une entrée 100 % végétale, qui est assez jolie visuellement. Toute la carotte est utilisée : en copeaux, crue, cuite… On fait une purée de carottes, on fait un pesto de carottes avec les fanes, et aussi un jus de carottes avec les épluchures, avec un peu d’orange et de gingembre. C’est une belle entrée, très rafraîchissante que j’aime beaucoup. En revanche, en cuisine, ils l’aiment un peu moins, parce que c’est compliqué à dresser [sourire].

Par rapport à l’été 2021, les tarifs ont augmenté ?

Depuis la perte de l’étoile Michelin, les tarifs ont diminué. Pour le déjeuner, en semaine, l’entrée, le plat, et le dessert coûtent 68 euros et 88 euros le week-end et les jours fériés. Le menu « découverte » en cinq services est proposé à 138 euros.

Finalement, quel genre de femme êtes-vous ?

Je suis quelqu’un qui a du caractère. Mais pour moi, le plus important c’est d’essayer d’être juste et bienveillante. Il faut être capable de dire à quelqu’un qu’il a fait du bon travail, et le remercier. Tout comme il faut aussi être capable de lui dire qu’aujourd’hui, ça n’allait pas, et qu’il faut qu’il se remette en question pour demain. Et puis, j’aime créer une sorte de famille dans ma cuisine. Depuis deux ans au Louis Vins, on a vraiment construit un cocon. C’est une famille. Les petits m’appellent « maman » en cuisine. C’est mignon. Sauf quand je crie. Là, ils m’appellent « chef » [rires].

Être une femme dans le monde de la gastronomie, c’est devenu plus simple, aujourd’hui, en 2022, qu’il y a dix ans ?

Je ne ressens pas de différence. Aujourd’hui, le terme « femme » est devenu “bankable” [une valeur sûre — NDLR], c’est à la mode, ça fait parler les gens. Certains estiment qu’il faut mettre un quota de femmes dans toutes les manifestations. Tout ça est tellement poussé à l’extrême, qu’aujourd’hui on se demande si on est invitée sur une manifestation parce qu’on est une femme, ou parce qu’on est une bonne cuisinière. Donc ça va trop loin. Ce n’est pas le talent ou le travail qui sont mis en avance, mais le sexe d’une personne.

« Certains estiment qu’il faut mettre un quota de femmes dans toutes les manifestations. Tout ça est tellement poussé à l’extrême, qu’aujourd’hui on se demande si on est invitée sur une manifestation parce qu’on est une femme, ou parce qu’on est une bonne cuisinière. Donc ça va trop loin. Ce n’est pas le talent ou le travail qui sont mis en avance, mais le sexe d’une personne »

Certains évoquent parfois la nécessité d’instaurer des quotas à 50-50 entre les femmes et les hommes ?

Des quotas à 50-50 entre les femmes et les hommes, ça n’a aucun sens en cuisine. On sait que dans le monde de la gastronomie, il y a moins de femmes que d’hommes. C’est donc le talent qui doit faire la différence. Cela dit, on voit dans les écoles hôtelières qu’il y a de plus en plus de jeunes filles. Il ne faut pas qu’elles lâchent. Car concilier ce métier avec une vie de famille, ça peut faire peur. Mais en étant bien entourée, il est possible de trouver un équilibre de vie. Même si ça n’est pas évident.

Avec le mouvement #MeToo, la parole des femmes s’est aussi libérée dans l’univers de la cuisine ?

Pas spécialement. Aujourd’hui, les femmes sont mises à l’honneur en cuisine, et parfois même un peu trop. Réussir en cuisine, ce n’est pas parce qu’on est un homme ou une femme, c’est tout simplement parce qu’on connaît notre métier, et parce qu’on a travaillé dur. Il y a aussi le talent. Si aujourd’hui il y a de plus en plus de femmes en cuisine, c’est parce qu’elles ont prouvé qu’elles ont autant de capacités que n’importe quel homme.

En novembre 2020, cinq cheffes [Annissa Ayadi, Marion Goettlé, Margot Servoisier, Laëtitia Visse et Anna Jourdain — NDLR] ont dénoncé des agressions sexuelles en cuisine : vous avez déjà été confrontée à ce problème ?

Je n’ai jamais connu de violences, ni de sexisme en cuisine. Je ne suis tombée que sur des chefs très formateurs et très bienveillants. Je n’ai pas, non plus, de collègues ou d’amies en cuisine qui ont connu ça. Mais il ne faut pas fermer les yeux. Car ce problème existe. Je pense que j’ai eu beaucoup de chance. Ce qui a plu aux chefs avec qui j’ai travaillé, c’est que j’ai toujours osé dire « non ». Ils ont peut-être tiqué un peu au départ, mais ils m’ont aussi respectée pour ça.

Malgré tout, il y a eu des périodes plus difficiles ?

Bien sûr, il y a eu des périodes plus faciles que d’autres. Quand on est une jeune fille de 20 ans et qu’on débute en cuisine, on est parfois seule. Donc tous les garçons sont prêts à nous aider, du genre « attends, je vais attraper la casserole, parce que c’est trop lourd ». Et puis, dès qu’on devient cheffe, avec des responsabilités, le discours change un peu. Pourquoi c’est elle qui a la place ? Qu’est-ce qu’elle a fait pour l’avoir ? C’est à ce moment là où il y a une différence entre femme et homme. En tant que femme, quand on occupe un poste à responsabilité, on est obligée de prouver deux fois plus, et de travailler deux fois plus, pour prouver au reste de l’équipe que l’on mérite notre place. Ensuite, une fois que ce respect est instauré, ça roule tout seul.

Est-ce que vous vous sentez féministe ?

Je n’aime pas quand les choses sont poussées à l’extrême. Pour moi, c’est la cuisine avant tout. Quand on dit d’une cheffe qu’elle a une cuisine « féminine », qu’est-ce que ça veut dire ? Si on met trois fleurs dans une assiette, c’est une cuisine féminine ? Une cuisine « féminine », je ne sais pas ce que c’est, et je ne sais pas comment les gens interprètent ça. La sensibilité entre un homme et une femme peut être différente, même si je pense que cet écart est de plus en plus faible.

« Quand on dit d’une cheffe qu’elle a une cuisine « féminine », qu’est-ce que ça veut dire ? Si on met trois fleurs dans une assiette, c’est une cuisine féminine ? Une cuisine « féminine », je ne sais pas ce que c’est »

Votre prédécesseur, Manon Fleury, a créé Bondir(e), une association dont l’objectif est de faire de la prévention contre les violences en cuisine : êtes-vous aussi engagée sur ce sujet ?

Les violences en cuisine, ce n’est pas un sujet que je connais. Donc je n’aurai pas de témoignage à apporter. Mais on est tous concernés. Si on ne veut pas dégoûter les jeunes filles de notre métier, il faut y faire très attention. Donc faire de la prévention, c’est une très bonne chose.

En France, il n’y a que Anne-Sophie Pic à être triplement étoilée par le Michelin depuis 2007 (5) : comment faire évoluer cela ?

Quand elles sont en cuisine, les femmes ne doivent pas abandonner. Il faut continuer, il faut persévérer. Il existe de très beaux exemples aujourd’hui, avec des femmes cheffes, qui ont de très grands restaurants, avec des étoiles Michelin. Elles ont su trouver cet équilibre précieux entre vie professionnelle et vie familiale et personnelle. Il est possible de parvenir à gérer les deux.

« L’horloge tourne, donc j’aimerais avoir des enfants. Mais je ne pense pas m’arrêter de travailler, c’est impossible. Je suis donc dans une recherche d’équilibre, entre vie personnelle et vie professionnelle. Ça sera mon but ultime, jusqu’à la fin de ma vie. C’est primordial pour s’épanouir »

Quels sont vos projets pour 2022 ?

Pendant l’été 2022, nous avons lancé des travaux pour refaire la cuisine du Louis Vins. L’idée, c’est de pouvoir continuer à progresser, en travaillant un peu plus nos assiettes. On cherche toujours à améliorer les détails. Nous avons par exemple changé tout le linge, avec de grandes serviettes en tissus, à l’ancienne, qui recouvrent toutes les jambes. Finalement, ce restaurant, c’est un peu comme si on recevait les gens chez nous. Nous voulons donc que tout soit parfait. Comme à la maison.

Où vous voyez-vous dans 10 ans, en 2032 ?

En 2032, j’espère que je continuerai à faire ce que je fais. Avoir mon restaurant, faire du consulting à droite et à gauche… Voyager, tout en faisant le métier que j’aime. J’aimerais aussi avoir une vie de famille, car, jusqu’à présent, c’est ma carrière qui a été mise en avant. L’horloge tourne, donc j’aimerais avoir des enfants. Mais je ne pense pas m’arrêter de travailler, c’est impossible. Je suis donc dans une recherche d’équilibre, entre vie personnelle et vie professionnelle. Ça sera mon but ultime, jusqu’à la fin de ma vie. C’est primordial pour s’épanouir.

1) En avril 2014, le chef Italien Paolo Sari a décroché une étoile Michelin à l’Elsa, en misant notamment sur une cuisine 100 % biologique. Il a fait de ce lieu le premier restaurant certifié biologique étoilé au Michelin. Arrivé en 2012, Paolo Sari a quitté la SBM en août 2019. Manon Fleury a pris les commandes de ce restaurant fin mai 2021.

2) À ce sujet, lire l’interview de Joël Robuchon : « Avec Ducasse, on se complète », publiée dans Monaco Hebdo n° 684.

3) À ce sujet, lire l’interview de Manon Fleury : « J’adore le côté culturel et historique de la cuisine », publiée dans Monaco Hebdo n° 1207.

4) Contactée par Monaco Hebdo, Manon Fleury n’a pas répondu à nos sollicitations, avant le bouclage de ce numéro, le 27 septembre 2022. Depuis le 18 mai 2022, elle propose sa cuisine végétale dans le cadre d’une résidence jusqu’à la fin de l’année 2022 au Perchoir Ménilmontant, dans le 11ème arrondissement de Paris. Formée par des chefs comme Pascal Barbot, William Ledeuil, Dan Barber, ou Alexandre Couillon, elle a pris la suite d’Adrien Cachot à la tête de ce restaurant.

5) Hélène Darroze a été récompensée par deux étoiles Michelin en 2021, pour le restaurant Marsan, dans le 6ème arrondissement, à Paris. Elle dispose de trois étoiles pour le restaurant de l’hôtel The Connaught, à Londres. Stéphanie Le Quellec affiche deux étoiles Michelin depuis janvier 2020 à la Scène, dans le 8ème arrondissement, à Paris.