samedi 20 avril 2024
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Gabriel Viora : « Nous ne
voulons pas être responsables
de la transmission de ce virus »

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Le débat autour de la fermeture des chantiers en cours dans la principauté se poursuit. Gabriel Viora, président de l’ordre des architectes de Monaco, explique pourquoi sa profession estime que tous les chantiers, sans exception, devraient s’arrêter pendant la pandémie de Covid-19. Interview.

Dans un communiqué publié le 30 mars 2020, l’ordre des architectes de Monaco a réclamé l’arrêt total de tous les chantiers en principauté pendant l’épidémie de Covid-19 : qu’est-ce qui vous a poussé à rédiger ce texte ?

Toute la profession s’est sentie concernée par les mesures de confinement et de distanciation sociale. On a tout de suite pris en compte la mesure de cette situation. D’abord en interne, dans chaque agence, où toutes les forces vives ont été mises en télétravail. Bien sûr, une partie de notre activité, ce sont les chantiers, et on s’est vite rendu compte que se rendre sur les chantiers, et exercer notre profession de coordinateur de chantier, de gestion et de vérification de chantier, était vraiment mis à mal. On s’est retrouvé face à l’impossibilité d’assurer la gestion et l’organisation des réunions de chantier, qui est aussi le cœur de notre métier sur un chantier.

Votre réaction ?

Après concertation au sein de l’ordre, nous avons rédigé cette circulaire interne. Puis, nous avons eu envie de communiquer cette circulaire, pour montrer que les architectes se sentent vraiment concernés par cette pandémie, que nous voulions prendre les devants, afin de diminuer au maximum les risques sur les chantiers, mais aussi tout l’afflux des ouvriers qui continuent de venir travailler à Monaco.

C’est vraiment une prise de conscience très partagée au sein de votre profession ?

Oui, complètement. Un consensus très majoritaire s’est assez vite dégagé.

Lors des débats entre le gouvernement et le Conseil national, le 6 avril 2020, avez-vous été étonné que votre point de vue ne soit pas évoqué ?

Non, pas vraiment. J’estime que le débat entre le gouvernement et le Conseil national relève de la politique générale. Nous avons un confrère, Fabrice Notari, qui est aussi élu au Conseil national. Il s’est exprimé lors de séances privées, mais aussi lors des réunions du comité mixte de suivi Covid-19 qui réunissent gouvernement et Conseil national. Fabrice Notari a fait savoir nos positions. Donc nos positions sont connues du gouvernement. Nous avons diffusé notre circulaire interne auprès de toutes les instances monégasques, le 30 mars 2020.

Pourquoi estimez-vous qu’aucun chantier ne peut garantir des mesures de sécurité sanitaire suffisantes ?

Pendant le confinement, des mesures strictes ont été prises par le gouvernement, pour faire respecter tous les gestes barrières nécessaires. Mais aujourd’hui, sur un chantier, la grosse problématique, c’est l’afflux d’ouvriers, et la co-activité, c’est-à-dire plusieurs corps de métier qui interviennent au même endroit, au même moment, dans une même pièce ou dans un même local. Cette co-activité est très compliquée à gérer entre les ouvriers. En temps normal, on est déjà très vigilant sur ce point, car cela induit sur les chantiers des questions de sécurité, au sens large.

Quels sont les autres points qui posent problème, d’un point de vue sanitaire, sur un chantier ?

Le deuxième point, c’est que le métier d’architecte, c’est de la communication. Ce sont donc des réunions et des visites de chantiers, qui se font à plusieurs. Souvent, dans une même salle de réunion, on est une dizaine ou une vingtaine de personnes, et parfois une quarantaine pour les très gros chantiers. Tout cela dans des salles à peine dimensionnées pour recevoir tout le monde. Donc ces réunions de chantiers hebdomadaires, qui sont très importantes, ne peuvent plus se tenir de façon normale et habituelle. Ce qui pose un problème de fond, car ces réunions et ces visites doivent se faire sur site. Et puis, envoyer nos salariés et des ouvriers sur un chantier, alors que ce virus circule et qu’il n’y a, à ce jour, pas de traitement totalement efficace, ne nous semble pas une bonne idée.

© Photo Monaco Hebdo

« Envoyer nos salariés et des ouvriers sur un chantier, alors que ce virus circule et qu’il n’y a, à ce jour, pas de traitement totalement efficace, ne nous semble pas une bonne idée »

Mais en quoi l’application stricte des gestes barrières est quasiment impossible à mettre en place sur un chantier ?

C’est excessivement difficile à mettre en œuvre. C’est aussi extrêmement difficile à contrôler. De plus, il est difficile de savoir qui prend la responsabilité de ce contrôle. Le 10 avril 2020, un arrêté ministériel a été publié. Il reprend le guide pratique de l’office du bâtiment français (1) et liste des mesures de sécurité sanitaire plus contraignantes sur les chantiers. Ce guide va bien sûr dans le bon sens. Ce guide sera à suivre une fois le déconfinement prononcé. Pour l’instant, tant qu’on n’a pas la capacité de savoir avec exactitude qui est porteur ou non du virus, tant qu’on n’a pas la capacité de donner des masques à tous les ouvriers et à nos salariés sur les chantiers, on ne peut pas exercer normalement notre profession.

La poursuite d’un chantier en pleine pandémie de Covid-19 pose aussi un problème de responsabilité ?

Il y a en effet beaucoup de problèmes liés à la responsabilité. Du maître d’ouvrage, c’est-à-dire celui qui fait le chantier, à l’entreprise qui construit également. Et au milieu de tout ça, nous, architectes, on doit gérer des chantiers, ce qui suppose aussi beaucoup de responsabilités vis-à-vis du code civil. On est à la limite de la jurisprudence, puisque cette situation est inédite.

En cas de contamination, votre responsabilité à vous, architectes, pourrait être engagée ?

Etant donné que les architectes sont responsables sur un chantier, oui, notre responsabilité pourrait être engagée. Et nous ne sommes absolument pas d’accord sur ce point. Nous ne voulons pas être responsables de la transmission de ce virus et des cas graves qui pourraient en découler, par la suite. Surtout que nous recommandons de ne pas rouvrir les chantiers.

Cette notion de responsabilité en cas de contamination sur un chantier semble assez floue, finalement ?

Lors des séances de travail que nous demandons avec le gouvernement, cela fait partie des questions que nous souhaitons aborder. Il faudra peut-être mettre des juristes autour de la table. Car, en cas de problème, chacun devra prendre ses responsabilités. De celui qui a ouvert le chantier, le maître d’ouvrage, en passant par le gouvernement, qui donne son accord pour le respect des mesures barrières pendant cette pandémie, via la direction de la prospective, de l’urbanisme et de la mobilité (DPUM). Il y a aussi des agents assermentés du gouvernement qui contrôlent les chantiers, ce qui engage également l’Etat. Et enfin, il y a, sur les chantiers publics ou privés, l’obligation d’avoir un responsable Covid-19 qui est là pour contrôler l’ensemble de ces mesures, et, éventuellement, faire fermer le chantier. Donc, cette personne-là engage aussi sa propre responsabilité. Du coup, ce partage de responsabilités noie un peu tout le monde, et cette dilution engendre davantage de questionnements.

Pourtant, des chantiers privés continuent, et le président-délégué de l’entreprise JB Pastor & Fils, Patrice Pastor, nous a expliqué qu’arrêter le chantier de l’extension en mer aurait été « une erreur monumentale » (lire son interview publiée dans Monaco Hebdo n° 1145) : qu’en pensez-vous ?

J’imagine que ce chantier, qui est privé, fait partie des chantiers prioritaires de la principauté. Je n’ai jamais visité ce chantier, donc je ne le connais pas. Ce chantier est à l’air libre, sur plusieurs hectares, et on peut imaginer qu’il y a très peu d’ouvriers sur site. Si le maître d’ouvrage s’engage, et assure qu’il peut contrôler tous ses ouvriers, à assurer toutes les mesures de distanciation, peut-être…

© Renzo Piano building workshop – Michel Desvigne paysagiste.

« Potentiellement, on peut craindre des malfaçons. On en voit quand tout se passe normalement, donc on pense qu’il peut y en avoir plus pendant cette grave crise sanitaire, mais avec moins de monde pour les déceler »

Alors que tous les chantiers publics étaient à l’arrêt, le ministre d’Etat, Serge Telle, a confirmé, le 6 avril 2020, la réouverture du chantier de l’esplanade du Larvotto : l’ordre des architectes de Monaco a-t-il été consulté par le gouvernement ?

Cette réouverture de chantier nous a surpris, car le gouvernement s’était engagé à garder tous ses chantiers fermés. Nous avons d’ailleurs soutenu le gouvernement dans cette action, qui montre l’exemple. Cette action laissait aussi à penser que les maîtres d’ouvrages privés allaient suivre cet exemple. Mais non, nous n’avons pas été consultés. Est-ce que les mesures prises sont les bonnes, est-ce qu’il était opportun de rouvrir immédiatement ce chantier ? On a bien compris qu’obtenir une plage pour les résidents et les Monégasques était une priorité nationale. Je ne sais pas dans quelle mesure, c’est la plus grande priorité nationale… Mais ce n’est pas de mon ressort.

Pour justifier la réouverture du chantier de l’esplanade du Larvotto, Serge Telle a expliqué que cela permettrait aux Monégasques et aux résidents « de disposer de 100 % de la plage dès cette année » et de finir ce chantier pour l’été 2021 : au vu du contexte sanitaire, ces arguments vous ont-ils convaincu ?

Quand on est en confinement, je ne sais pas dans quelle mesure on pense à aller cet été à la plage. Dans certains pays, on entend déjà que les plages seront réouvertes, mais avec la distanciation sociale nécessaire. Dans mon esprit, ce chantier n’est pas ce que j’entends comme priorité. Même si c’est très compliqué, il y a des chantiers très sensibles pour les Monégasques, comme le futur centre hospitalier princesse Grace (CHPG), le futur collège. Ce n’est pas pour autant que je demande à ce que ces chantiers rouvrent. Mais dans notre logique, ces chantiers là semblent davantage prioritaires.

Quelle est votre réaction suite à cette réouverture de chantier public ?

Notre réaction, c’est d’aller de l’avant. Nous ne sommes pas là pour bloquer. On veut tous retourner travailler dans les meilleurs conditions. On va donc essayer de trouver des solutions pour travailler avec les instances du gouvernement, avec la chambre patronale du bâtiment, avec qui d’ailleurs nous avons d’excellents rapports. D’ailleurs, la chambre patronale du bâtiment connaissait notre position sur l’arrêt des chantiers, avant qu’on ne publie notre circulaire. Idéalement, il faudrait travailler tous ensemble, afin de confronter les impératifs et les priorités de chacun. Certains sont sanitaires, d’autres sont économiques. Les entreprises veulent travailler, mais nous aussi. Nous sommes pourtant à l’arrêt, même si on fait un peu de conception, en télétravail. Maintenant, dès que nous serons passés à l’étape du déconfinement, il faudra trouver un consensus pour reprendre l’activité, non pas en mode « dégradé », mais dans un mode « sécuritaire ». Car, sur un chantier, travailler en mode « dégradé » peut déboucher sur des problématiques, comme des sinistres ou des accidents.

N’y a-t-il pas une contradiction entre le confinement de plus en plus strict prôné par le gouvernement à Monaco, et la relance du chantier public de l’esplanade du Larvotto ?

On ressent bien évidemment une contradiction. Sanitaire, économique, confinement, retour sur un chantier… Il y a une contradiction dans tout ça. Un chantier a rouvert, tout est focalisé dessus, notamment en termes de secours, si cela était nécessaire. Mais si demain on voit rouvrir comme des champignons tous les chantiers plus ou moins importants de la principauté, alors qu’on est encore en mode confinement, on aura vraiment un souci. Car il faudra alors contrôler tous ces chantiers, tous les sécuriser, et être capable d’intervenir sur chacun, en cas de problème.

Un chantier, public ou privé, peut-il se dérouler sans architecte ?

Conformément à la loi, aucun chantier, ni public, ni privé, ne peut se dérouler sans architecte, sauf les travaux et chantiers de voirie.

Donc les trois chantiers privés en cours, ainsi que le chantier public de l’esplanade du Larvotto, se poursuivent avec des architectes ?

Tous les chantiers sont différents. Pour l’extension en mer, tout dépend des travaux. Si cela concerne le terre-plein, les travaux sont réalisés sans architecte. Pour les autres, les architectes ont joué leur rôle de conseil. Je ne connais pas les détails, mais ils ont conseillé le maître d’ouvrage, et pris des précautions avec ce dernier, sur une intervention a minima. Pour autant, leur responsabilité est engagée… La situation est donc délicate pour la profession.

Est-il exact, comme l’a indiqué Serge Telle le 6 avril 2020 devant le Conseil national, que, si l’Etat imposait la fermeture des chantiers privés, il risquerait de s’exposer à des « conséquences financières très lourdes », parce que « les différents opérateurs » se retourneraient contre l’Etat ?

C’est une question très complexe, qui touche au juridique. Il n’est pas évident que l’Etat puisse être attaqué. Même si, tout recours reste possible pour un acteur privé qui a vu l’Etat stopper son chantier. L’entreprise privée peut estimer que l’on touche à ses droits, et elle peut donc demander des indemnités en rapport avec ce que cela peut engendrer comme coûts pour elle, comme, par exemple, garder une grue sur un chantier. Mais face à ça, quel est le risque de propagation de ce virus ? Et quel est le risque de voir, potentiellement, des ouvriers ou des salariés qui attaquent en justice, parce qu’ils estimeront avoir été mis en danger ? Il est très compliqué de répondre à cette question, pour laquelle je n’ai pas la réponse.

Sur les chantiers qui se poursuivent dans des conditions « dégradées », est-il possible de maintenir le même niveau de qualité ?

Si l’entreprise s’est parfaitement organisée avec ses compagnons, si l’encadrement, même avec moins d’ouvriers, est toujours là pour vérifier, potentiellement, le travail peut être fait, moins vite, mais aussi bien. Mais, potentiellement, on peut craindre des malfaçons. On en voit quand tout se passe normalement, donc on pense qu’il peut y en avoir plus pendant cette grave crise sanitaire, mais avec moins de monde pour les déceler. Car il y a tout un maillage d’interventions qui ne va plus se faire, ou de façon « dégradée » : il y a, nous, les architectes, mais il y a aussi les bureaux de contrôle missionnés par le maître d’ouvrage qui doivent intervenir sur site, ou encore les bureaux d’études… Ce qui induit donc une prise de risques.

Allez-vous entreprendre d’autres actions pour vous faire mieux entendre ?

L’action principale, désormais, va consister à être pro-actif avec l’ensemble de la profession du BTP, avec le gouvernement, avec les instances sanitaires et juridiques, pour que, lorsque les chantiers pourront rouvrir à grande échelle, on ait bien cerné tous les sujets. Qu’ils soient sanitaires, économiques, assurantiels, et juridiques.

Cette crise sanitaire aura un impact fort sur votre profession ?

Oui, car beaucoup de nos agences sont structurées par cellules. Il y a une cellule de dessins et de conception, une cellule « chantier »… Donc les salariés de ces cellules « chantier » sont au chômage technique. De plus, on a du mal à formaliser des rendus de dossiers de permis de construire. En face de nous, les maîtres d’ouvrage ont aussi plus de mal à faire les validations, et à s’engager, ce qui est normal, au vu du contexte. Du coup, cela engendre des reports et des délais. Tout cela va se faire sentir en fin d’année 2020.

Vous êtes inquiet ?

Non. A Monaco, je pense qu’on a de quoi réagir et se mobiliser. Les architectes sont mobilisés, on a de très bonnes entreprises qui savent aussi se structurer, le service des travaux publics s’organise aussi… Donc, une fois la période de confinement terminée, on a ce qu’il faut pour reprendre notre activité de façon sereine et sécurisée, afin que toutes les précautions puissent être données aux travailleurs.

Comment voyez-vous la période de déconfinement pour le secteur du BTP ?

Lorsqu’on sera déconfiné, est-ce qu’il faudra imposer le port d’un masque avant d’entrer sur un chantier ? Dans la mesure où les tests seront disponibles, est-ce qu’il faudra tester les gens, avant qu’ils ne puissent accéder à un chantier ? Ce sont des mesures très générales, cela sort du contexte purement « bâtiment ». Il faudra alors se mettre dans la droite ligne sociale d’une reprise économique.

1) Ce « guide de préconisations de sécurité sanitaire pour la continuité des activités de constructions » a été publié en France le 2 avril 2020. Réalisé par l’Organisme professionnel de prévention du bâtiment et des travaux publics (OPPBTP), qui le diffuse, ce document a été validé par le gouvernement français. Mais aussi par trois grandes fédérations d’employeurs : la Fédération française du bâtiment (FFB), la Confédération des artisans et petites entreprises du bâtiment (Capeb) et la Fédération nationale des travaux publics (FNTP). Mais ce document est critiqué en France, car il n’a pas associé tous les professionnels de la filière du BTP lors de son élaboration. Ce qui devrait être le cas lors d’un deuxième tour de négociations, a indiqué le gouvernement français.

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