samedi 27 avril 2024
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Christophe Hirsinger : « A bien des égards, l’extension en mer sert de laboratoire »

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Christophe Hirsinger, directeur de Bouygues Travaux publics Monaco,

a répondu à nos questions concernant le chantier d’extension en mer. Il détaille notamment les mesures prises pour tenter de préserver l’écosystème marin, notamment les deux réserves des Spélugues et du Larvotto. Entretien.

Comment se déroule le chantier ?

Le chantier se déroule bien. Comme vous avez pu voir, l’avancement est assez important maintenant, puisque la ceinture de caissons a été mise en place. On est en train de faire le remblaiement à l’arrière des caissons pour réaliser la plateforme du futur écoquartier.

Où en est-on des engagements environnementaux qui ont été pris ?

Si vous vous placez sur la perspective de nos engagements environnementaux, il y a plusieurs volets. Il y a eu effectivement un certain nombre d’engagements qui étaient liés aux travaux préparatoires, notamment de déplacements d’espèces. Tout cela a été réalisé. Derrière, il y avait d’autres engagements liés à la réduction des impacts avec tous les écrans phoniques [murs anti-bruit — N.D.L.R.], les écrans sous-marins pour la turbidité [matière en suspension dans l’eau — N.D.L.R.] pour lesquels on est, là aussi, conforme à nos engagements. Après, ça, c’est du travail en cours. Et on est dans une phase de mesures compensatoires telles que l’écoconception de l’extension en mer. Là, pour le coup, un certain nombre de mesures ont été revues avec l’État, et sont en cours de mise en œuvre.

Quelles sont-elles ces mesures de compensation ?

Sur la partie écoconception, on a réalisé un travail assez important sur la ceinture de caisson. En s’assurant qu’on puisse recréer des habitats, des zones de transit, si je puis dire, pour la faune. Des zones aussi où la flore pouvait croître. Ça s’est traduit par la mise en œuvre de rugosités particulières sur certaines zones des caissons. Sur l’aménagement des chambres Jarlan [type de caisson perforé atténuant la houle qui doit son nom à son inventeur — N.D.L.R.] dans lesquelles on a recréé des habitats. Ce sont des mesures qui ont été assez longuement discutées avec l’État et le comité de suivi environnemental. Il y a des panneaux aussi qu’on vient installer sur les caissons pour favoriser l’accroche de la flore ou servir de refuge pour des poissons.

Mais est-ce que vous avez déjà observé une expérience réussie sur ce type de caisson ?

Oui. Alors, pas pour les caissons. Mais pour des ouvrages où on a recréé des habitats. On a ce type d’expérience sur un certain nombre de projets qu’on a déjà réalisés. Par exemple, sur le projet de nouvelle route du littoral à la Réunion. On nous avait demandé d’aménager les piles de ce grand viaduc [la route de 5 km est en cours de construction sur 48 piles, à savoir des piloris de béton dans la mer — N.D.L.R.] de façon à recréer des habitats. Ce sont donc des démarches qu’on a déjà fait avec succès.

Mais pour celle-ci, spécifiquement, ce sera à voir ?

A l’échelle de ce qu’on a fait sur les caissons, on ne l’avait pas fait jusqu’ici. On n’a pas mis en place qu’un seul type d’éléments. On a vraiment testé plusieurs éléments dans le cadre de l’extension en mer. On a mis en place plein de solutions. Cela a été défini avec les scientifiques qui nous accompagnent, pour pouvoir servir de zone pour des poissons de différents âges et différentes tailles. Cela a été vu en cohérence pour voir quels seraient les mouvements des espèces. On n’a pas une solution, mais plusieurs, dont certaines seront peut-être amenées à se développer. A bien des égards, l’extension en mer sert de laboratoire pour beaucoup de choses. On a poussé le concept assez loin, même si dans le monde il y a déjà eu des recherches de ce type. On a aussi essayé de donner une cohérence à tout ce qu’on faisait.

Comment ?

Dans les mesures compensatoires, on a intégré ces aménagements de l’intérieur des caissons, des façades de caissons, des pieds de caissons, des enrochements qui sont sous la carapace d’assise des caissons. Mais également en regardant la vision globale du site, on met en place des aménagements sur les émissaires. On a mis en place des récifs artificiels en enrochement, dans des espèces de collines sous-marines. On est en train de rentrer dans une autre phase et de rajouter des récifs artificiels conçus, non pas à partir de rochers.

Quand on regarde l’ampleur du projet, pensez-vous que les mesures prises de limitation et de compensation soient suffisantes ?

Quand on cumule tout ce qui a été fait, on a fait quelque chose qui n’avait pas été fait avant. On a déplacé des espèces, en particulier la posidonie, dans une dimension qui n’avait jamais été faite jusqu’ici, et avec un taux de succès de transplantation important. On pourrait faire plus, sans doute. Mais on a fait un peu de recherche et développement dans certains cas. On a appris. Au niveau de la partie terrestre, notamment la partie bruit, on a été très loin, puisque cela a été réfléchi très en amont. On a modélisé tous les ateliers qui allaient travailler pendant toutes ces années pour mesurer le niveau de bruit dégagé par chacun. Le dispositif qu’on a mis en place est extrêmement complet. On peut toujours aller plus loin, mais je crois qu’on a été au bout de la démarche.

Vraiment ?

Dans l’écoconception, là aussi, on peut toujours faire plus. Pour l’instant, beaucoup de choses ont été mises en place. Pour certaines, on ne savait pas les performances qu’elles allaient avoir. On a tout de même fait des tests. On s’est mis à mettre en place beaucoup de techniques. Avec le suivi dans le temps, on va pouvoir voir quelles sont les bonnes et le champ d’amélioration pour les projets futurs. Peu de projets dans le monde permettent de défricher comme on l’a fait. On fait beaucoup de recherches, et cela coûte extrêmement cher. C’était une imposition de l’Etat monégasque. Il ne faut pas oublier que c’est un investissement privé, très coûteux…

A 2 milliards d’euros ?

Oui, un peu plus de 2 milliards. Cela ne peut être réalisé que dans des endroits qui peuvent se le permettre. A Monaco, vous trouvez des développements immobiliers avec des gens qui sont prêts à payer pour ça, parce que c’est Monaco. Et ce n’est que parce qu’il y a ces investissements qu’on est capable de faire ces recherches sur l’environnement. C’est un cercle vertueux. On dépense sans doute beaucoup plus d’argent, car ce sont des choses un peu expérimentales. Mais on a la conviction que dans le temps, on trouvera des solutions moins coûteuses.

Sur les deux réserves attenantes du Larvotto et des Spélugues, qu’en est-il de l’impact de la turbidité ?

En termes de turbidité, on a pu voir que les méthodes employées ont réussi à confiner une très grande partie de la turbidité qui était générée par les travaux. Pas toute, dans certains cas il y a eu de la sédimentation [amas de matières — N.D.L.R.], aussi bien aux Spélugues qu’au Larvotto. Avec une petite différence : le tombant des Spélugues était dans une situation où il avait déjà été endommagé dans le passé. D’ailleurs, c’est une des mesures compensatoires que nous mettrons en place. On a essayé de confiner au maximum la sédimentation. Un peu en est sortie. On a été nettoyer sur les Spélugues très régulièrement. En sachant qu’on allait procéder à cette mesure compensatoire qui aura lieu l’année prochaine, puisqu’il y a tout un projet de restauration du tombant.

Donc, la mesure compensatoire en question, c’est de restaurer du tombant ?

En ce qui nous concerne, c’est de nettoyer ce qui pouvait arriver du chantier. Comme je vous ai dit, il est endommagé, donc il y a un gros nettoyage à faire avant que la restauration ne puisse avoir lieu. Des bouturages de coraux par exemple… La mesure compensatoire, c’est de nettoyer le tombant de telle sorte qu’on puisse démarrer cette opération de restauration.

Et pour le Larvotto ?

Concernant le Larvotto, il n’y a pas d’opération de restauration. En revanche, l’objectif est de transplanter un certain nombre d’espèces et de s’assurer d’un impact minime du chantier. Aussi bien pour l’un que pour l’autre, on a fait un état initial et on fait un suivi. Alors certaines ont eu des déboires malheureusement comme les grandes nacres [de grands coquillages dont plus d’une centaine avait été déplacée en vue du chantier, mais dont beaucoup sont mortes tuées par une bactérie présente en Méditerranée — N.D.L.R.], indépendamment du projet.

Concernant le suivi, le contrat stipule que Bouygues est engagé pour 10 ans après la fin du chantier : en quoi ce suivi consistera-t-il, à long terme ?

Non, le suivi de 10 ans était après la signature du traité. Donc, je me trompe peut-être, mais c’est plutôt à l’horizon 2025 que 2035.

Il nous a semblé que le directeur des travaux publics, Jean-Luc Nguyen avait indiqué 2035 ?

Si M. Nguyen l’a dit, ce doit être vrai ! [Il se lève pour vérifier le contrat sur son bureau]. Effectivement, ce sera après 2025. C’est un engagement que nous avons. Pour la partie infrastructure maritime, mais aussi d’assistance pour la gestion des réserves. Ce n’est pas nous qui le réalisons directement. Ce sont surtout des scientifiques, travaillant avec nous.

Ces scientifiques sont rattachés à quel organisme, à quelle université ?

Je n’ai pas l’information, là. Mais ce sont des scientifiques reconnus. Comme Jean De Vaugelas ou Jean-Michel Cottalorda (1). On fait aussi appel à Sylvie Gobert de l’université de Liège, grande spécialiste de posidonie. Elle est aidée par l’entreprise Andromède. Il y a une série d’experts pour chaque groupe d’espèces.

Vous le disiez, il y a un côté laborantin à ce projet : est-ce que ce type de chantier pourra être réitéré à souhait, notamment ici sur la Côte d’Azur ?

Il y a sans doute des zones qui peuvent s’y prêter. Mais le contexte de Monaco est particulier, puisque les extensions sont forcément tournées vers la façade maritime. Dans bien d’autres endroits, l’extension n’est pas nécessairement en mer. On a déployé des trésors d’énergie et d’ingéniosité pour pouvoir minimiser les impacts et amener des mesures compensatoires, puisqu’on supprimait des petits fonds à certains endroits et en recréait à d’autres. D’un point de vue technique, c’est une extension en mer compliquée.

Pourquoi ?

Les fonds descendent rapidement. En extrémité de la ceinture de caissons, on a été cherché le rocher qui est au moins à 50 mètres de profondeur. On a construit le remblai qui fait une trentaine de mètres de haut. On y a mis des caissons de 26 mètres de haut. Vous voudriez faire une autre extension en mer, il faudrait vraisemblablement changer de technologie dans cette zone-là. Quand les fonds sont trop profonds, on ne peut plus faire cet empilement. Toutes les zones géographiques ne s’y prêtent pas. Quand vous voyez les extensions en mer dans le Golfe [persique — N.D.L.R.], en dehors de l’aspect environnemental, elles sont techniquement tout à fait différentes. Ici, on est dans une zone sismique. On est plus profond. Ce type d’extension ne se prête pas à tous les types de côtes.

Dans les négociations de contrat, qu’est-ce qui a été prévu en termes d’évènements climatiques ?

On a intégré des houles centennales. On a tenu compte, malheureusement, du réchauffement climatique et de la hausse du niveau de la mer, à l’horizon 2100. On a tenu compte de séismes, avec des périodes de retour assez grandes.

Quand vous dites « on a tenu compte », c’est-à-dire ?

Dans la conception des ouvrages. La stabilité des ouvrages. On a tenu compte de séismes qui pouvaient apparaître tous les 500 ans, dans nos calculs. On a intégré tout ça dans la conception et dans la réalisation de l’extension en mer.

1) Les deux sont ou ont été associés au laboratoire Ecoseas de l’université Nice Côte d’Azur. Ce laboratoire a tenu à nous préciser que Jean De Vaugelas est aujourd’hui à la retraite et n’a « aucun rattachement formel au labo ». Jean-Michel Cottalorda est lui « rattaché officiellement au labo en tant qu’ingenieur de recherche de l’Université de Nice ». Mais travaille sur le chantier « sans aucune relation avec le labo et notre établissement académique », nous a précisé Paolo Guidetti, le directeur du laboratoire. Dans un premier temps, Ecoseas avait refusé de répondre à nos questions pour ce dossier car « il avait été décidé par la direction de l’unité que le laboratoire ECOSEAS n’interviendrait pas, sous quelle que forme que ce soit, dans le cadre des études menées ou financées concernant le chantier de l’extension en mer à Monaco », nous ont-ils indiqué. L’un des professeurs émérites du laboratoire, Alexandre Meinesz, avait par ailleurs vertement critiqué le chantier. 

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