Sandrine Ruitton et Thierry Pérez, tous deux chercheurs au CNRS, donnent leurs avis respectifs sur la dimension écologique du projet d’extension en mer.

Selon eux, toutes les mesures prises en la matière relèvent surtout de la communication plus que d’un réel engagement écologique, qui semble impossible à tenir.

D’entrée, le prince Albert II affichait sa conscience de l’enjeu : « Rendre compatible ce qui a priori ne l’est pas : construire sur la mer, tout en préservant l’environnement ». D’un côté, une croissance démographique et économique dans la principauté motivant un développement urbain. De l’autre, un territoire monégasque extrêmement contraint géographiquement. Et au-dessus, la préoccupation écologique. Tout cela en tête, le gouvernement princier a donc mis en œuvre la volonté du souverain. Aller coloniser la mer à nouveau, mais, cette fois-ci, en limitant au maximum l’impact de la construction. Et en prévoyant des mesures compensatoires. Compensation qui n’existe pas, selon Thierry Pérez, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) à l’Institut méditerranéen de biodiversité et d’écologie marine et continentale, qui travaille ponctuellement avec la principauté : « De mon point de vue, la compensation n’existe pas. C’est une question de philosophie. Mais tout ce qu’on envisage en mer pour restaurer un certain nombre d’écosystèmes détruits par les activités humaines, on l’a fait en milieu terrestre pendant des siècles. On a de belles forêts, mais ce sont des agroforêts. C’est-à-dire des arbres plantés. Je ne voudrais pas voir la même chose se reproduire en milieu marin. Ce que l’on perd, on le perd. On peut recréer des choses, mais qui ne correspondront jamais à ce qui a été perdu. » C’est également l’avis de Sandrine Ruitton, sa consœur chercheuse à l’Institut méditerranéen d’océanologie rattaché au CNRS : « Les écosystèmes naturels sont irremplaçables. On ne les reconstituera jamais à l’état initial »

Contradiction ?

Pourtant, l’écologie occupe une place centrale dans la communication politique de la principauté. Des moyens sont mis en œuvre pour arriver à la neutralité carbone d’ici 2050. Pas une semaine ne passe sans qu’une action pour atteindre ce but ne soit menée par le gouvernement. Mais à côté de cela, il y a ce chantier gigantesque. N’y-a-t-il pas une contradiction flagrante ? « C’est très contradictoire avec ce qu’ils font chez eux. Toutes ces actions de compensation c’est de la poudre aux yeux. Heureusement que ce n’est pas en France. Si jamais un jour en France, on arrive à autoriser de tels travaux, ce sera le début de la bétonisation de toutes les côtes », estime Sandrine Ruitton, dont l’herbier de posidonie est l’un de ses objets d’étude. Elle fait ici référence au statut de l’herbier. Cinq-cent mètres carrés de cette espèce protégée ont pourtant été déplacés au sein de la réserve du Larvotto et au bout de la digue de Fontvieille. Une opération qu’il aurait sans doute été difficile de mener en France. Bien que des dérogations sont toujours possibles, notamment en cas de force économique majeure, comme ici. Le code de l’environnement français liste plusieurs cas de dérogations, notamment en cas de « raisons impératives d’intérêt public majeur, y compris de nature sociale ou économique, et pour des motifs qui comporteraient des conséquences bénéfiques primordiales pour l’environnement », stipule l’article L.411-2 du code en question. Depuis 2017, Monaco s’est dotée de son propre code de l’environnement. Par ailleurs, la transplantation de l’herbier de posidonie est une première en principauté. « La destruction d’herbiers de posidonie est un sujet délicat. Avec la législation française, ils n’auraient jamais eu d’autorisation. On prétend ne pas le détruire, mais toutes ces techniques n’ont jamais été utilisées auparavant », déplore cette chercheuse. Pourtant, elle l’assure : « L’herbier de posidonie a un rôle écologique essentiel ». Notamment « vis-à-vis de nombreuses espèces qui favorisent la reproduction d’espèces. D’autres viennent y trouver un abri. C’est clé pour certaines espèces côtières. » Enfin, « l’herbier de posidonie a une dynamique très lente ; au mieux il pousse d’un centimètre chaque année. Du coup quand vous détruisez un mètre d’herbier, il faudra peut-être 50 ans à 100 ans pour le reconstituer. Dans l’espoir où des conditions seraient favorables pour ce faire… », informe-t-elle.

« Impact »

Puisque Monaco croît, démographiquement et économiquement, alors le sacrifice du littoral semble être l’unique voie possible. Si l’on s’échine à « détruire de la meilleure façon possible » selon les mots de Sandrine Ruitton, quel est l’impact du chantier, autre que sur l’emplacement du chantier lui-même ? « Il y a une turbidité énorme due à la remise en suspension des particules, cela ne reste pas que à Monaco. Pendant les travaux, il y a un impact sur les écosystèmes voisins. Les géotextiles [tissus généralement en matériaux synthétiques, destinés aux travaux de bâtiment, de génie civil et d’agriculture — N.D.L.R.] ont dû le limiter, mais cela ne va pas rester en place. Tous les sédiments sont remis en suspension. » De plus, l’herbier de posidonie a également « un rôle pour la protection du littoral, notamment pour l’érosion côtière. Cela prévient de la houle. Tous les ans, la posidonie perd ses feuilles. Ses feuilles vont s’échouer sur les plages, cela crée des banquettes qui ont un rôle important pour prévenir de l’érosion et un rôle également de puits de carbone. C’est un écosystème qui va piéger de manière durable le carbone au sein de ces racines. Chaque année, ses racines et ses tiges souterraines vont croître. Elles sont imputrescibles [qui ne peut pas pourrir — N.D.L.R.]. La matte va constituer un stock de carbone d’année en année, et de siècle en siècle, sans putréfaction. A l’heure actuelle, on cherche à diminuer le carbone. En détruisant l’herbier de posidonie, cela va relâcher ce carbone dans la mer, et donc dans l’atmosphère. » Selon la chercheuse en biologie marine, « les enjeux économiques ont pris le pas sur les enjeux écologiques ».

Deux philosophies contraires

Les différents acteurs de ce type de chantier ont-ils conscience du caractère inextricable de l’équation entre artificialisation du littoral et préservation de la côte ? Ou bien croient-ils réellement dans les procédés mis en place pour résoudre cette équation ? Le conseiller national Horizon Monaco (HM), Jacques Rit, est l’un des seuls à l’admettre : « C’est une écologie locale, que je qualifierais de souveraine. On ne détruit pas forcément la faune et la flore des pays européens qui disposent de rivages maritimes en ensevelissant quelques milliers de mètres carrés d’algues et autres. On est dans la symbolique, non pas dans le danger planétaire. Quand ça devient vital pour un pays de s’agrandir, il y a certaines concessions qui peuvent être faites. » Comme l’explique Thierry Pérez, pourtant à l’origine de l’idée de restauration du tombant des Spélugues il y a dix ans, « c’est une question de philosophie ». Il estime que « si tout le monde se dit : « Bon, on ne fait que détruire devant chez nous », on finira par détruire la Méditerranée ». Mais bien « qu’adepte de la conservation », il pense « qu’il y a des endroits où le combat est perdu depuis longtemps, notamment sur le littoral à Monaco ». L’avis de ce scientifique sur la dimension écologique du projet est clair : « C’est juste impossible ». Il ajoute qu’il n’y « avait pas beaucoup de raison de s’agiter pour conserver ce qu’il reste à conserver dans les petits fonds marins du littoral monégasque ». En tout cas, le dilemme monégasque principal se résume à s’agrandir ou mourir. L’élu Union Monégasque (UM), Jean-Louis Grinda, présent dans la précédente législature et ayant voté le projet de loi de désaffectation de l’anse du Portier, en convient : « La préparation de l’avenir imposait cette extension du territoire. Et il y en aura certainement d’autres car elles seront vitales pour notre survie en tant qu’État. Pour ma part, je regrette que sur ce dossier précis, le gouvernement n’ait pas voulu voir plus grand et viser au moins les 10 hectares. Tant qu’à faire, autant voir grand tout de suite ! ». L’exiguïté monégasque pousse donc au pragmatisme en matière d’écologie. A moins d’adopter un jour des principes écologistes radicaux, comme la décroissance, le littoral devrait continuer d’être une ressource territoriale potentielle.

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