vendredi 19 avril 2024
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« Umberto Eco, c’était le rire de l’intelligence »

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Il était invité au mois de juin en Principauté dans le cadre des Rencontres philosophiques. Umberto Eco est mort le 19 février à 84 ans. Membre fondateur des Rencontres philosophiques de Monaco et critique à Libération, Robert Maggiori raconte ce romancier-philosophe italien hors du commun.

 

Comment avez-vous appris la disparition d’Umberto Eco ?

Par des textos dans la nuit de vendredi 19 à samedi 20 février, à 4h15 du matin. Cela m’a rendu triste car c’est quelqu’un que j’aimais beaucoup. Je savais qu’il était malade et amoindri. Mais pas au point de disparaître au bout de quelques mois. Et comme il avait donné son accord pour venir à Monaco en juin, je pensais qu’il avait su évaluer son état de santé. Donc cela m’a beaucoup surpris.

 

Il était invité au mois de juin pour les Rencontres philosophiques : pourquoi l’aviez-vous invité ?

J’ai une admiration sans borne pour Umberto Eco. C’était un intellectuel de très haut niveau, capable d’allier un discours savant sur les signes et la sémiologie et des discours simples, capables d’être reçus par tout le monde, sur les événements qui se déroulent dans la société.

 

Umberto Eco était très présent dans la vie de la société ?

Oui. D’ailleurs, il animait chaque semaine depuis 1985 sa rubrique, la bustina di Minerva, placé en dernière page de L’Espresso. Il captait tous les signes sociaux, les faits divers, les petites bizarreries…

 

C’était quel genre d’hommes ?

Je l’ai rencontré plusieurs fois. Il m’avait fait l’immense plaisir de venir à Libération pour être le rédacteur en chef de notre Libé des philosophes. Il n’a pas hésité à passer toute la journée à la rédaction et à signer notre édito. C’était l’époque où l’affaire WikiLeaks avait éclaté. Or, il était passionné par les complots, par tout ce qui distingue le faux du vrai.

 

Vous avez revu Umberto Eco dans d’autres occasions ?

Oui. J’ai fait des colloques avec lui. Notamment un colloque sur la culture, avec Frédéric Mitterand et lui, à Dijon. On se voyait, on s’écrivait. Il savait que j’écrivais beaucoup sur lui et que j’avais traduit certaines de ses « bustine » dans Libération.

 

C’était quel genre d’homme ?

C’était un homme d’une formidable humanité et d’une grande douceur. C’était aussi un homme de bien, de valeur, de fidélité. Un homme anti-dogmatique qui cherchait la vérité, la lumière. Ce qui le caractérisait, c’était son ironie vis-à-vis de tout et de lui-même. C’était quelqu’un de très simple. Il adorait les blagues et l’humour. D’ailleurs, quand il racontait une blague, une « barzelletta », il citait des personnages de l’histoire de l’art ou des grands peintres. Dans ses écrits, on trouve souvent ce détachement qui fait à la fois rire et comprendre. Umberto Eco, c’était le rire de l’intelligence.

 

Umberto Eco un écrivain, un sémiologue, un philosophe ou un théoricien de la communication ?

Ce qui le qualifie le mieux c’est « homme de culture ». Avec ce que signifie le mot culture : protéger la mémoire de tout ce que l’on fait pousser sur notre terre, en termes d’idées, de conceptions, de musées, de bibliothèques, de livres, de musique, de peinture… L’une de ses dernières idées fortes, c’est d’avoir rappelé que sans la mémoire, nous ne sommes rien.

 

La mémoire était donc centrale pour Umberto Eco ?

Il a fait une lettre à son fils et à son petit-fils pour leur dire : apprends tout, apprends par cœur, comme on le faisait jadis. Apprends les noms des joueurs de l’équipe de foot de Turin, apprends le nom des bateaux de Christophe Colomb (1451-1506)… Car en apprenant tout, tu auras plein de vies dans la tête. Alors que si tu n’as aucune mémoire, tu n’auras que ta vie à toi.

 

Il vivait avec son temps ?

Absolument. Il a été l’un des premiers à comprendre la force de la révolution numérique, avec les ordinateurs et internet. C’était par exemple un défenseur de Wikipedia. Car il estimait qu’à terme, à force de corrections, Wikipedia finirait par offrir un savoir.

 

Il s’intéressait vraiment à tout, de Snoopy à James Joyce ou à des présentateurs italiens de jeux télévisés ?

En 1963, Umberto Eco a même écrit un article intitulé La phénomologie de Mike Bongiorno, une sorte de Guy Lux italien (1). C’est aussi lui qui a fait publier le premier en Italie les BD de Charles M. Schulz (1922-2000), le père de Droopy et de Charlie Brown. Il s’est aussi intéressé au football qu’il détestait. Il a écrit autour du lien religieux que l’on trouve dans ce sport.

 

Connaissez-vous sa fameuse collection de livres ?

J’ai eu la chance d’être invité chez lui, à Milan, où j’ai pu découvrir sa bibliothèque. J’ai écris un texte là-dessus ensuite. Il y a tout dans cette bibliothèque. Des collections de BD des années 50, une collection entière de Playboy, des enluminures d’une rareté absolue… Umberto Eco était un bibliophile.

 

Il y a combien de livres dans cette étonnante bibliothèque ?

Entre sa maison de Milan, celle de Bologne, son appartement parisien et sa maison de campagne dans les Marches, il estimait avoir 50 000 livres. Mais il jugeait que c’était trop et qu’il ne fallait pas dépasser 30 000. Parce qu’au-delà, il estimait qu’on ne peut plus exercer ce qu’il appelait la navigation de mémoire. Il cherchait beaucoup de livres, mais il en recevait aussi beaucoup.

 

Qu’est-ce qui vous a le plus marqué dans son parcours ?

Sa capacité à tout tenir dans ses mains, à ne renoncer à rien. Quand il est devenu romancier, il n’a pas renoncé à être sémiologue. Quand il a travaillé à la Rai, il n’a pas renoncé à sa passion pour le Moyen Age et saint Thomas d’Aquin (1225-1274). Quand il travaillait sur saint Thomas d’Aquin, il n’a pas renoncé à la phénoménologie de la vie quotidienne, en s’intéressant aux petites choses qui se passent dans notre société. Tout tenir, c’est quelque chose de magnifique. Si on traduisait ça avec une étymologie latine, on parlerait de « compréhension ». Umberto Eco est un homme qui a voulu tout comprendre et qui nous a fait tout comprendre. Avec lui, c’est un bout de notre intelligence collective qui s’en va.

 

Pourquoi s’est-il mis au roman en 1980, avec Le Nom de la rose ?

Il l’a dit lui-même : ça lui a pris comme une envie de faire pipi. Il connaissait parfaitement la vie du Moyen Age. Ce qui lui a permis d’écrire Le Nom de la rose, une histoire policière magnifique et unique. Avec un sens philosophique, parce que dans ce roman, tous les meurtres tournent autour d’un livre d’Aristote (384 av. J.-C.-322 av. J.-C) sur la vérité et sur le rire de la vérité. Un livre qu’Aristote n’aurait pas écrit. La leçon pourrait être : « Si seulement nous avions toujours la capacité de rire de ce qui s’impose comme dogme, y compris la vérité, on ne serait peut-être pas dans les malheurs actuels. »

 

La sortie du film de Jean-Jacques Annaud, Le Nom de la rose, en 1982 a changé la vie d’Umberto Eco ?

Non. Il a laissé faire Jean-Jacques Annaud, en lui disant : « Le livre est à moi, le film est à toi. » Ce livre a quand même été traduit en 47 langues. Umberto Eco a poursuivi son œuvre romanesque en 1988, avec Le Pendule de Foucault. Jusqu’à son dernier, qui est Numéro Zéro, paru en 2015 (2), qui est une histoire de complots dans les milieux journalistiques. Enfin, un recueil posthume sort le 26 février en Italie, Pape Satàn Alleppe, qui réunit quelques-uns de de ses textes parus pour L’Espresso, dans Les Bustine di Minerva.

 

Umberto Eco a aimé le film de Jean-Jacques Annaud, Le Nom de la rose ?

Il était content du résultat. Mais il répétait que c’était un film de Jean-Jacques Annaud.

 

Son dernier combat aura été son opposition au rachat par Mondadori, propriété de Berlusconi, du groupe d’édition Rizzoli et de sa filiale Bompiani ?

C’était pour lui un combat au nom de la liberté. Le rachat de la deuxième grande maison d’édition italienne par la première crée une situation de monopole. Or, lorsque la culture devient un monopole, c’est toujours inquiétant. Du coup, avec son éditrice Elisabetta Sgarbi et certains de ses amis, Umberto Eco a fondé une maison d’édition, La Nave di Teseo, c’est-à-dire Le Navire de Thésée. C’est le bateau qui continue à voguer malgré les tempêtes. C’est aussi son dernier geste de liberté. C’est un combat qu’il a mené contre Berlusconi et cette façon d’étouffer la culture sous l’argent et le mauvais goût.

 

L’objectif de cette maison d’édition, La Nave di Teseo ?

Accueillir des gens qui ont décidé de quitter ce colosse, que l’on appelle MondaRizzoli. Et montrer que le profit commercial ne doit pas être le seul but du monde de l’édition. Il y a aussi des objectifs plus culturels qu’il ne faut pas négliger.

 

Dans 50 ans, que restera-t-il de l’héritage laissé par Umberto Eco ?

Le Nom de la rose restera. Car ce livre représente une cassure dans la façon de faire des romans. Certaines de ses œuvres d’études du langage, de sémiologie, resteront aussi. Notamment L’Œuvre ouverte (1962) dans laquelle il explique que l’interprétation d’un texte ou d’une œuvre d’art dépend aussi du lecteur ou du spectateur. Car en lisant un livre, en regardant une œuvre d’art, on y ajoute du sens. Du coup, on n’arrive jamais à avoir un sens terminal, qui serait la clé d’une œuvre. Une œuvre se définit donc par le fait qu’elle échappe à toute définition définitive. Et qu’elle continue à produire du sens, un peu comme une source inépuisable. C’est ça le caractère d’une œuvre d’art.

 

(1) Mike Bongiorno était un présentateur télévisé italo-américain de 1953 à 2007. Né à New York en 1924, il est décédé à Monaco en 2009.

(2) Numéro Zéro d’Umberto Eco (Grasset), 224 pages, 19 euros (13,99 euros en livre numérique).