samedi 20 avril 2024
AccueilActualitésSociétéDominique Memmi : « Des évolutions de fond changent notre rapport à la...

Dominique Memmi : « Des
évolutions de fond changent
notre rapport à la mort »

Publié le

La mort est pensée et vécue de façon très différente dans d’autres sociétés et à d’autres époques que la nôtre. Mais aujourd’hui, quelles sont les véritables révolutions sociétales qui modifient notre rapport à la mort ? L’analyse de Dominique Memmi, directrice de recherche en sciences sociales au CNRS.

Est-ce que le tabou sur la mort est moins fort aujourd’hui que dans les années cinquante ?

Le terme de « tabou de la mort » a été avancé par des historiens, des sociologues et des anthropologues de la mort dans les années 50 à 75. Et il est vrai qu’un certain nombre de pratiques sociales ont eu tendance à reculer, ou à disparaître, sous l’effet d’une répulsion croissante à l’égard du cadavre. Par exemple, photographier un mort ou le faire embrasser par les enfants et les proches sont des pratiques qui ont tendance à disparaître. Mais il existe un phénomène structurel qui est beaucoup plus massif, et donc plus explicatif, que toutes ces explications purement culturelles : c’est la médicalisation de la fin de vie, le transfert massif de la mort à l’hôpital. La vraie révolution, elle est là.

C’est-à-dire ?

On s’est mis, en un temps record, à mourir beaucoup moins chez soi. La majorité des gens mouraient à domicile au début des années 60. Aujourd’hui, la très grande majorité, soit 73 %, des gens, meurent à l’hôpital (pour 59 %) ou en maison de retraite (pour 14 %), si bien que finalement seuls un quart des gens meurent chez eux aujourd’hui, soit 26 %. Et cette mort à l’extérieur du domicile peut aller jusqu’à 90-95 % dans les grandes villes. Il s’est d’ailleurs passé la même chose pour la naissance. Avant 1952, la majorité des femmes accouchait à domicile. Aujourd’hui, elles sont 1 % à le faire ! Il y a des révolutions absolument radicales, toutes simples, matérielles, qui ont des effets radicaux sur les représentations.

Internet et les réseaux sociaux ont quel impact sur la mort et le deuil ?

A ma connaissance, cet impact est réduit. Aux Etats-Unis, il existe bien quelques initiatives… quelques familles américaines se filment, entourant leur enfant mort autour de la naissance. Elles fabriquent ainsi un véritable événement, mélange de souvenir à conserver pour soi, et de témoignage, de carte de deuil qu’on envoie aux autres. Mais autour des morts adultes, je n’ai pas connaissance de pratiques similaires.

Comment a évolué le rôle des religions face à la mort ?

Cette évolution me paraît marginale. L’Eglise catholique s’efforce, certes, de s’adapter aux nouveaux usages en se montrant, par exemple, un peu plus souple à l’égard de la crémation, qui était une pratique réservée pendant longtemps aux protestants et aux libres penseurs. Mais, là encore, le thème brandi, ici ou là, du « retour du religieux », cache le vrai phénomène de fond : une massive sécularisation depuis les années cinquante. Et avec elle, une autre révolution des pratiques sociales — qui est évidemment liée aussi à la médicalisation que nous avons évoquée plus haut — à savoir le transfert massif de l’« accompagnement de la mort » des institutions religieuses vers d’autres institutions : l’institution médicale, les maisons de retraite, voire les professionnels du funéraire. Les professionnels du soin ou du funéraire sont les véritables inventeurs de rite d’aujourd’hui !

Et pour les bébés morts ?

En ce qui concerne les bébés morts, tout particulièrement, dans la plus grande partie des pays occidentaux, les soignants ont inventé des dispositifs pour accompagner les familles. J’évoque cela dans mon livre, La seconde vie des bébés morts (1). C’est depuis les années 90 qu’on voit apparaître ces dispositifs offerts aux parents pour « faire leur deuil » dans ces services où il y a des morts-nés. Cela se fait à l’initiative des sages-femmes surtout – et dans certains pays à l’initiative des infirmières – mais les médecins ont partout suivi… et parfois anticipé.

dominique-memmi-cnrs-interview

« Le vieux croque-mort d’antan, souvent illettré, porté sur la boisson, issu des groupes populaires, et cherchant surtout à gagner sa vie sans état d’âme, se voit bien marginalisé aujourd’hui »

Un exemple ?

L’un de ces dispositifs consiste à habiller ces petits corps qu’on envoyait jusque-là au crématoire, et à proposer à la mère avant, pendant et après l’accouchement de voir ce corps de bébé mort, voire du fœtus, s’il n’est pas trop précoce. Si la mère accepte, on lui dit qu’elle pourra le prendre dans ses bras et le garder pendant une durée choisie par l’hôpital. Si les parents refusent – c’est le cas des pères plus souvent que des mères — on leur propose de faire une photo de l’enfant qui restera disponible à l’hôpital pour quand ils le souhaiteront. Ou bien la photo leur est carrément confiée, ou encore confiée à un proche.

Vous avez pu constater cela dans quels pays ?

J’ai pu vérifier cela pour les Etats-Unis et la plupart des pays européens — même si je manque d’enquêtes concernant par exemple deux pays catholiques, l’Espagne et l’Italie. C’est en tout état de cause une révolution propre aux pays occidentaux : elle n’existe pas en Chine, par exemple, où un grand professeur de médecine m’a parlé de « barbarie » quand j’ai évoqué là-bas mon enquête.

D’autres pratiques similaires ont été lancées dans les années 90 ?

Oui, en France, dans les chambres mortuaires. Il faut savoir qu’on se retrouve ici dans un cadre très médicalisé : ce sont des infirmiers, en compagnie de quelques agents hospitaliers plus modestes, qui officient dans ces services. Or, ces soignants aussi ont installé des procédures incitant les gens à regarder leurs défunts. Pour cela, ils proposent notamment des pratiques cosmétiques gratuites. Beaucoup de gens pensent qu’il faut payer pour bénéficier de ce type de prestation permettant la présentation du corps, alors que les hôpitaux offrent ce service aux parents. Ces évolutions de pratiques font l’objet de mon livre suivant, La Revanche de la chair. Essai sur les nouveaux supports de l’identité (2). Car ce qui explique en partie cette inventivité tous azimuts, c’est toujours la même chose : c’est dans ces milieux de professionnels, voués à l’administration de la fin de vie ou de la mort pour le compte du monde social, c’est-à-dire des représentants des classes moyennes urbaines relativement scolarisés, que s’est essentiellement diffusé le thème du « tabou de la mort », lui-même lancé par des producteurs intellectuels particuliers.

A quoi servent les rites funéraires ?

La plupart des sociétés « accompagnent » les passages de la non vie à la vie, la naissance donc, et de la vie à la mort. Cette tâche est même attribuée à des figures historiques spécialisées. En France, il y avait pour cela un personnage qu’on appelait dans les campagnes la femme « qui aide ». Elle faisait d’ailleurs à peu près les mêmes gestes pour les défunts et pour les nouveaux-nés : elle les nettoyait, puis les emmaillotait de blanc. Aujourd’hui, ce sont des figures hospitalières qui font ça. Ces “passages” ne sont apparemment pas considérés comme anodins par la plupart des sociétés, puisqu’ils commandent des dispositifs et des figures spécifiques d’accompagnement.

Etes-vous d’accord avec le sociologue Edgar Morin qui estime que le XXème siècle a cherché à effacer la mort ?

Sur cette idée, dont j’ai dit qu’elle a été avancée par un certain nombre de sociologues, d’historiens et d’anthropologues à partir des années 60/70, Edgar Morin a eu le mérite d’être précurseur au début des années cinquante. Mais elle me paraît désormais, à certains égards, dépassée. Car, depuis le début des années 90, apparaissent de forts mouvements contraires, dans des milieux sociaux très particuliers.

Lesquels ?

Les classes moyennes, plutôt urbaines, et plutôt bien scolarisées. Non seulement ce sont elles qui communient le plus volontiers avec les nouveaux rites qui leurs sont proposés par les soignants ou les professionnels du funéraire, mais de plus, elles en inventent. Par exemple, pour les bébés morts, des fêtes sont organisées pendant lesquelles les parents envoient des ballons roses ou bleus, avec un petit mot adressé à leurs bébés. Aux Etats-Unis, autour de morts adultes, dans des milieux urbains plutôt “écolos”, certains commencent à garder le cadavre du défunt dans la salle à manger, aidés par des “death-midwives” [des « sages-femmes de la mort » — N.D.L.R.] qui enduisent le corps d’eau parfumée pour le conserver pendant une petite semaine. Là encore, cela s’inscrit dans des formes de résistances à l’effacement supposé de la mort. Ce sont aussi des résistances à la médicalisation de la mort, qui produisait le départ immédiat de tous les cadavres vers l’hôpital.

Quels sont les groupes sociaux à l’origine de ces résistances ?

Il faut noter que les professionnels et les groupes sociaux qui inventent des dispositifs appartiennent à peu près aux mêmes groupes sociaux. Il s’agit de classes moyennes, relativement cultivées. Les infirmiers qui dans les chambres mortuaires se trouvent très favorables aux rites laïcs qu’ils inventent sont les plus demandeurs en termes de culture, ceux qui s’inscrivent le plus souvent à des formations sur la mort, sur l’accompagnement, etc. On a donc bien affaire à une inquiétude propre à des groupes sociaux particuliers : la classe moyenne supérieure urbaine. Le vieux croque-mort d’antan, souvent illettré, porté sur la boisson, issu des groupes populaires, et cherchant surtout à gagner sa vie sans état d’âme, se voit bien marginalisé aujourd’hui. Tout ça, c’est comme l’idée du « retour du religieux ». Celui-ci ne saurait masquer un phénomène de fond et massif, dont il n’est que l’écume : une profonde sécularisation [la sécularisation consiste à faire passer quelque chose du domaine religieux au domaine laïc — N.D.L.R.]. Cette sécularisation a commencé dans les années cinquante et, pour le moment, elle ne s’arrête pas.

Il y a d’autres phénomènes de fonds aussi massifs ?

Oui, l’incinération, par exemple : mais elle pourrait bien être, au fond, la conséquence du précédent. L’incinération a commencé à prendre de l’ampleur à partir du début/milieu des années 1970. Avant cela, elle représentait moins de 1 % des décès. Aujourd’hui, on est à 36,3 %. C’est encore peu par rapport aux pays protestants, mais la progression a été énorme ! Or, l’incinération implique un rapport différent au corps mort.

Au total, quelle est la situation, aujourd’hui ?

Aujourd’hui il se produit encore un autre phénomène purement matériel, structurel — en l’espèce démographique et économique — qui change notre rapport à la mort plus sûrement que les soi-disant déterminations purement “culturelles” : le monde occidental ne parvient pas – ou ne consent pas – à produire suffisamment d’hôpitaux et d’établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) afin de faire face au vieillissement accéléré de la population et à sa médicalisation.

Qui prend le relais ?

La charge se transfère alors sur les proches, les fameux « aidants » qu’on commence enfin à évoquer en France. Ceux-ci sont chargés, dans la force de l’âge, de leurs parents vieillissants ou mourants, en même temps que de leurs enfants et petits enfants. C’est ce que l’on appelle la « génération sandwich ». Et, évidemment, avec le vieillissement, cela sera encore plus le cas pour les générations suivantes !

dominique-memmi-cnrs-interview-mort

« Le côtoiement forcé – et jusqu’à la mort — des enfants avec la fin de vie de leurs parents comporte au fond des « bénéfices secondaires », comme diraient les psys : car les gens savent alors un peu mieux ce qu’est la fin de vie et la mort, ils les ont approchées de près »

Quel effet a ce phénomène ?

Cela a un effet inattendu, peu remarqué jusqu’ici : le côtoiement forcé, malgré tout, avec la mort ou la fin de vie. Tous ceux qui s’en étaient déshabitués au point de manifester du dégoût à leur égard, se voient souvent obligés de s’occuper de leurs vieux parents. On ne va guère plus jusqu’à revenir au baiser fait au défunt – il s’est bien produit de ce point de vue un processus de mise à distance des corps — mais, désormais, on en est pas moins obligés de se confronter à des corps vieillissants, fripés, avec le dégoût fréquent que cela provoque chez des gens à la fois plus jeunes et plus très jeunes, et qui n’ont donc pas envie de se rapprocher de tout ça trop vite…

Mais le transhumanisme ne permet-il pas de repousser un peu les limites imposées par la mort ?

Le transhumanisme n’est pas une réalité : c’est avant tout une représentation, un discours, et une aspiration. C’est l’espoir, chez certains, que le progrès soit tel que l’on puisse repousser la mort. Mais c’est un espoir entretenu par une infime minorité, américaine de surcroît. Il ne touche qu’une infime partie des classes urbaines supérieures américaines, gorgées de gadgets et abreuvées de lectures sur le progrès. Mais j’ai bien peur que la quasi totalité des gens dans le monde continuent à penser à la mort comme une fatalité !

Et la cryogénisation ?

Là encore, il ne s’agit que de faits ultra rares, ne retenant l’attention que de gens fascinés par le progrès. Les réalités massives sont ailleurs : dans l’accroissement général de la longévité, ou le fait, encore une fois, que la plupart des gens vont avoir à gérer la mort de leurs parents, de parents, de surcroît, qui souhaitent rester chez eux le plus longtemps possible, et sur lesquels il faudra donc veiller… Et dans ces moments là, lorsqu’ils voient leurs parents, les gens savent que c’est aussi la mort ou leur propre fin de vie qu’ils contemplent. Ces mouvements de fond restent encore trop souvent inaperçus, masqués par des détails.

Donc, aujourd’hui, on se tromperait souvent de débat ?

Oui, et au fond ce serait l’essentiel de ce que j’aurais à vous dire sur ces questions ! Méfions-nous ici de rester fixés sur certaines idées convenues ou dépassés comme le “tabou” contemporain de la mort, ou, pire, sur quelques faits spectaculaires – comme la cryogénisation ou le transhumanisme américain, minoritaires au point d’en être dérisoires ! Ce sont des… cache-sexes.

Pourquoi ?

Parce qu’ils empêchent d’apercevoir des mouvements de fond, de véritables révolutions sociétales, comme la sécularisation, qui autorise la crémation, ou la médicalisation de la société, qui autorise le transfert de la mort à l’hôpital, ou encore, inversement, le vieillissement à domicile, avec ce que cela représente comme charge obligée pour les nouvelles générations. Voilà qui n’est pas sans conséquences pratiques et culturelles.

Quelles conséquences ?

Le côtoiement forcé – et jusqu’à la mort — des enfants avec la fin de vie de leurs parents comporte au fond des « bénéfices secondaires », comme diraient les psys : car les gens savent alors un peu mieux ce qu’est la fin de vie et la mort, ils les ont approchées de près. Leur rapport à ces réalités incontournables redevient un rapport de réalité, et pas seulement de fantasme. Quand on a contemplé pendant des années le corps vieillissant de ses deux parents, cela change un peu les choses. Donc, oui : ces quelques évolutions de fond changent beaucoup plus radicalement notre rapport à la mort que tout ce qu’on aura dit à propos du “tabou de la mort”… ou que toutes les rêveries sur le transhumanisme ou la cryogénisation.

1. La seconde vie des bébés morts, de Dominique Memmi (Editions de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, mars 2011), 206 pages, 10,99 euros (format Kindle), 15 euros.

2. La revanche de la chair. Essai sur les nouveaux supports de l’identité, de Dominique Memmi (Editions du Seuil, octobre 2014), 281 pages, 15,99 euros (format Kindle), 22 euros.