vendredi 19 avril 2024
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Au Carrefour de Fontvieille,
« on part travailler la boule au ventre »

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L’hypermarché Carrefour de Fontvieille fait partie des services essentiels à la vie de la principauté.

Face à l’épidémie de coronavirus, les salariés sont inquiets pour leur santé et leur rémunération, malgré la communication rassurante de la direction, et les mesures sanitaires prises par celle-ci.

Beaucoup de personnes risquent leur vie actuellement pour faire fonctionner les services essentiels à la vie du pays. Les soignants, bien sûr, applaudis chaque soir, mais aussi les employés de la grande distribution. Pour eux aussi, le travail est devenu anxiogène. Malgré nos tentatives de prise de contact, la direction de Carrefour Fontvieille n’a pas souhaité nous répondre directement, nous renvoyant vers un intermédiaire externe en charge de sa communication. Sur le terrain, la direction assure avoir mis en place les mesures de sécurité nécessaires pour permettre la poursuite de l’activité. « Nous mettons tout en œuvre pour protéger la santé et la sécurité de nos équipes, ainsi que celles de nos clients. C’est d’ailleurs indispensable pour assurer la continuité de l’activité qui nous est demandée par les pouvoirs publics et qui est attendue par les Monégasques. […] Nous y avons ajouté, de notre propre initiative, des précautions supplémentaires : gels et gants livrés dans nos magasins et nos entrepôts, désinfection systématique de tous nos sites et de tous nos matériels (chariots, paniers, caisses…), régulation à l’entrée des magasins en cas d’affluence, installation, en quelques jours, de plaques de plexiglas devant les caisses ».

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« Nous avons dans nos entrepôts 30 jours de stocks, nous rattrapons les effets du pic d’affluence des deux dernières semaines. Il peut y avoir des délais de livraison allongés, des ruptures ponctuelles […], mais nous avons les stocks nécessaires » La direction de Carrefour Monaco

Dix millions de masques en attente

Des mesures sanitaires que confirme Alexandra Oukdim, déléguée du personnel à Carrefour, et déléguée syndicale du Syndicat du commerce de Monaco. « Concernant les mesures de sécurité, elles ont été mises en place petit à petit. Aujourd’hui, on estime que la direction a fait le nécessaire, même s’ils ont mis du temps pour mettre ça en place. » En revanche, pour les masques, cela laisse à désirer, selon elle : « C’est juste au niveau des masques. Ils nous ont fourni des masques de santé très, très fins. Apparemment, ils en auraient commandé au niveau national, puisqu’on est rattaché à Carrefour France, mais on n’en a encore jamais vu la couleur. C’est très calme, donc ils ont pris quelques personnes pour fabriquer des masques en tissu. En caisse, les plexiglas ont été installés. On a du gel hydroalcoolique à volonté, on a des gants aussi. » La direction de Carrefour rappelle que l’approvisionnement de masques est compliqué. « Vous savez qu’il y avait des réquisitions, pour que les masques aillent en priorité au personnel médical. Depuis 72 heures, les réquisitions ont pris fin. C’est une bonne nouvelle, car ça veut dire qu’on va pouvoir fournir rapidement des masques à toutes les équipes. C’est une histoire de jours, maintenant. On va avoir besoin de volumes très importants pour toutes nos équipes. Nous activons sans relâche nos réseaux de fournisseurs. On attend déjà d’être livré de 10 millions de masques, on continue à commander très activement. » La direction ajoute avoir pris des mesures spécifiques au Carrefour de Monaco.

Des dispositifs spécifiques

Côté logistique, certaines dispositions ont été prises. Notamment « des caisses prioritaires pour le corps médical, les personnels de la sûreté publique et les clients fragiles ». De plus, « les personnes de la nuit, qui remplissent les rayons, partent plus tôt pour ne pas être en contact avec les clients ». Les salariés bénéficient également d’horaires aménagés pour faire leurs courses. Enfin, une caisse spéciale pour les bénévoles de la Croix-Rouge de Monaco a été mise en place, car ils viennent faire des courses pour les personnes en quatorzaine. S’agissant d’un éventuel risque de pénurie, Carrefour se veut rassurant. « Malgré les tensions sur la chaîne logistique, il n’y a pas de pénurie. Nous avons dans nos entrepôts 30 jours de stocks, nous rattrapons les effets du pic d’affluence des deux dernières semaines. Il peut y avoir des délais de livraison allongés, des ruptures ponctuelles le temps de recharger les rayons, quelques produits en moins pour simplifier la logistique, mais nous avons les stocks nécessaires. Et nos magasins, comme notre site e-commerce, sont régulièrement approvisionnés. » Sur le terrain, la déléguée du personnel précise aussi qu’après les ruées des premiers jours, les journées sont, depuis, très calmes.

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« Samedi matin, il [le directeur] nous a dit qu’on aurait la prime peut-être fin mai. C’est-à-dire dans deux mois, au conditionnel en plus. Et il ne sait absolument pas qui l’aura et sous quelles conditions » Les délégués du personnel de Carrefour Monaco

Une prime de 1 000 euros pour tous ?

Concernant la prime exceptionnelle annoncée le 22 mars par Alexandre Bompard, PDG de Carrefour, la direction l’a confirmée : « Nous avons pris la décision de leur accorder une prime exceptionnelle, en reconnaissance de leur engagement exceptionnel. Le comportement de nos équipes dans cette crise est absolument remarquable, alors que ce qu’elles vivent est très dur. Nous voulons être à la hauteur de leur engagement et nous avons pris la décision d’accorder une prime exceptionnelle de 1 000 euros net, à toutes nos équipes sur le terrain, en magasin, en “drive”, en entrepôt, qui contribuent à l’immense effort collectif que nous menons pour traverser la crise. Ce sont donc 85 000 personnes qui vont toucher cette prime (France et principauté). C’est une juste reconnaissance de ce qu’ils vivent et des efforts exceptionnels qu’ils font tous les jours. » Néanmoins, cette réponse nous a été adressée vendredi par les communicants de Carrefour. Or, samedi se tenait une réunion entre la direction et les employés. Les délégués du personnel infirment quelque peu l’annonce de la prime inconditionnelle pour tous : « Samedi matin, il [le directeur] nous a dit qu’on l’aurait peut-être fin mai. C’est-à-dire dans deux mois, au conditionnel en plus. Et il ne sait absolument pas qui l’aura et sous quelles conditions ». Une prime, que la déléguée syndicale souhaiterait voir distribuée à tous les travailleurs mobilisés de la principauté. « La prime d’entreprise, c’est notre employeur qui nous la verse pour nous remercier de continuer à s’investir pour faire en sorte que le magasin tourne toujours. Après le gouvernement monégasque, c’est autre chose, ça ne sort pas de la même caisse. Cette prime-là, je la demande pour tous ceux qui continuent à aller travailler. »

« Une ambiance pesante »

De plus, au-delà de la prime, Alexandra Oukdim évoque aussi les problèmes liés aux changements d’horaires du magasin, et donc d’emploi du temps pour les salariés. Ce qui entraîne un manque à gagner pour les personnes prévues pour travailler le dimanche, et qui se trouvent prévenues la veille de la fermeture dominicale du magasin. « Ils tirent sur la corde. Trois fois dans la même semaine, ils nous modifient les horaires. On accepte, alors qu’un accord syndical dit qu’on doit avoir les horaires quinze jours à l’avance. Et ils ne peuvent être modifiés qu’avec notre accord. On devait ouvrir dimanche [29 mars 2020] et dimanche [5 avril 2020] de la semaine prochaine. Finalement, ils ferment, mais on l’a su le samedi pour le dimanche. Normalement ce sont des heures rémunérées à 300 %. La direction veut les rémunérer à 100 %. » Selon la déléguée du personnel, la loi prévoit que les heures prévues, mais non effectuées « pour X raisons à cause de l’employeur » doivent être payées. D’où le mécontentement sur les heures prévues le dimanche qui ne seront pas payées au tarif horaire habituel, à savoir le triple. Elle regrette qu’en cas de « flou juridique » comme ici, l’inspection du travail penche toujours en faveur de l’employeur. « On a fait 7,5 millions d’euros de bénéfices. Et c’est sur les gens qui gagnent 1 400 euros par mois qu’on va taper ? […] On part travailler la boule au ventre. On est juste là pour travailler, nourrir les gens et se taire. Moralement, l’ambiance est pesante dans le magasin. On demande un minimum de reconnaissance. C’est grâce à qui que les gens continuent de manger à Monaco ? », lance Alexandra Oukdim, dans un mélange de colère et de lassitude. Mais mercredi 1er avril, les salariés ont finalement obtenu gain de cause. Les heures prévues le dimanche et non travaillés pour fermeture du magasin seront bien payés triple, le tarif horaire habituel. L’inspection du travail a fini par pencher en faveur des salariés cette fois. Enfin, elle dénonce l’accord d’entreprise qui prévoit que pour les salariés ayant moins de deux ans d’ancienneté, ceux-ci ne touchent que 50 % de leur salaire en cas d’arrêt maladie. Or, plusieurs salariés se retrouvent actuellement dans cette situation. « On a demandé à ce que tous les salaires soient maintenus à 100 %, même pour les gardes d’enfant à domicile. La direction a décidé que ça basculait sur le coût d’un arrêt maladie classique. » De plus, Didier Gamerdinger, conseiller-ministre aux affaires sociales et à la santé, avait assuré que la contraction du coronavirus serait considérée comme un accident du travail. Une affirmation difficile à mettre en pratique, compte tenu des dépistages restreints. « On ne nous teste pas. Comment on peut prouver qu’on a eu le coronavirus ? Il faut que ce soit avéré, avec le certificat d’un médecin », rétorque la déléguée syndicale. Entre inquiétude et colère, ces salariés-là demandent à être traités à la hauteur du risque encouru, et à la difficulté actuelle des conditions de travail.

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