samedi 27 avril 2024
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Isabelle Bonnal : « Tout élève peut être victime de harcèlement »

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Suite au vote à l’unanimité du Conseil national, le 24 novembre 2021, du projet de loi concernant la lutte contre le harcèlement et la violence en milieu scolaire, la directrice de l’éducation nationale, de la jeunesse et des sports, Isabelle Bonnal, a livré son point de vue à Monaco Hebdo.

Pourquoi la question du harcèlement et de la violence en milieu scolaire a-t-elle été débattue au Conseil national ?

Le projet de loi n° 1036 récemment voté par le Conseil national a été élaboré à la suite du dépôt par cette Assemblée de la proposition de loi n° 243 relative au harcèlement à l’école [à ce sujet, lire notre article Violences et harcèlement scolaire : la prévention avant la sanction, publié dans ce dossier spécial — NDLR]. Ce projet témoigne de l’importance du combat contre le harcèlement et la violence d’une manière générale, et plus particulièrement en milieu scolaire. Ce sont des phénomènes inacceptables. Le travail commun entre le gouvernement princier et le Conseil national sur un sujet d’une telle importance doit être souligné.

En France, après le suicide de Dinah en 2021, celui d’Evaëlle en 2019 et de Marion en 2013, les parents ont à chaque fois accusé l’institution scolaire de ne pas avoir agi assez tôt : qu’en pensez-vous ?

Il ne m’appartient pas de commenter des enquêtes en cours ou des décisions de justice sur des affaires graves et complexes. Il revient à la justice de déterminer les personnes responsables dans ces drames. Ce que montrent toutefois ces suicides, ce sont surtout les terribles conséquences du harcèlement. Elles imposent et obligent de rester vigilant, d’éduquer notre jeunesse, de faire de la prévention, et de sanctionner en fonction des faits constatés.

Le modèle scolaire est-il propice au harcèlement, malgré lui ?

Non, l’école doit être un milieu sûr pour les élèves. L’un des premiers rôles de l’école est de protéger les élèves. Tout le monde est mobilisé sur cet objectif. Cependant, à certains moments de la journée, des lieux de l’établissement scolaire peuvent se révéler propices à des actions d’intimidations. Sur ces points, les chefs d’établissement scolaire sont particulièrement vigilants.

L’établissement scolaire a-t-il une part de responsabilité ?

À cet égard, la communication entre les personnes au sein de l’établissement est un facteur clef. Une mauvaise ambiance dans une classe, une relation difficile entre professeurs et élèves, un manque de communication entre la direction et les personnels… Tous ces éléments peuvent avoir des conséquences négatives sur le climat scolaire. C’est pourquoi, il faut avoir une démarche globale sur le climat scolaire, en agissant sur plusieurs facteurs en même temps : la qualité de vie à l’école (propreté, accueil des nouveaux élèves…), le travail en équipe de tous les personnels, des sanctions claires, justes, et comprises de tous, une bonne coopération entre l’établissement scolaire et les parents…

« Nous comptabilisons entre 5 à 9 cas avérés de harcèlement chaque année, à rapprocher des quelque 5 700 élèves accueillis dans les établissements scolaires publics et privés sous contrat de Monaco »

Toujours en France, on estime à 10 % le nombre d’élèves victimes de harcèlement : qu’en est-il à Monaco ?

Nous comptabilisons entre 5 à 9 cas avérés de harcèlement chaque année, à rapprocher des quelque 5 700 élèves accueillis dans les établissements scolaires publics et privés sous contrat de Monaco. Notre souhait est que ce chiffre soit le plus proche possible de zéro.

Outre la définition pénale, comment définir le harcèlement et la violence en milieu scolaire ?

Vous avez raison de le rappeler, la définition du harcèlement doit être précisée : ce mot est devenu un mot fourre-tout, qui englobe aujourd’hui quasiment toutes les situations de violence dans le discours médiatique. Or, ce n’est pas n’importe quelle violence. Le harcèlement en milieu scolaire se traduit par un rapport de force et de domination entre un ou plusieurs élèves, et une ou plusieurs victimes. Il est obligatoirement répété à travers des agressions verbales ou physiques. Enfin, et c’est ce qui est le plus grave dans ce phénomène, le harcèlement se traduit par une volonté délibérée de nuire à la victime, avec une absence d’empathie de la part des auteurs.

Quels élèves sont les plus vulnérables ?

Dire qu’il y aurait un profil type du harcelé serait un mensonge. Tout élève peut être victime de harcèlement. Il s’agit plutôt d’une question de circonstances, comme d’effet de groupe. C’est pourquoi il faut agir sur les facteurs qui facilitent le harcèlement, qui le rendent possible, afin de l’empêcher ou d’en réduire la portée.

L’âge a-t-il un lien avec le harcèlement ?

Le harcèlement étant un rapport de domination, il est certain que les élèves plus jeunes peuvent faire l’objet d’actes d’intimidation par les plus âgés, en particulier au collège, où la différence physique entre un élève de 6ème et un élève de 3ème est très importante. Bien évidemment, les établissements scolaires sont attentifs à ces phénomènes.

« Les réseaux sociaux aggravent les effets du harcèlement. C’est pourquoi il faut éduquer nos jeunes à savoir utiliser les  outils numériques de manière responsable »

Le harcèlement « anti génération 2010 » a émergé en France : est-ce le cas à Monaco ?

Concernant le mouvement « anti-2010 », Monaco reste heureusement à l’écart. Toutefois, des élèves de 6ème ont signalé que, sur les réseaux sociaux ou lors de jeux en réseau, certains ont fait l’objet de moqueries, parce qu’ils sont nés en 2010. Les auteurs ne sont pas scolarisés à Monaco, mais nous sommes particulièrement attentifs et nous agissons : signalement auprès des plateformes de réseaux sociaux, psychologue scolaire… L’important est de toujours écouter un signalement d’élève.

Faut-il adapter la prévention selon l’âge ?

Absolument. C’est d’ailleurs ce que nous avons mis en place avec l’association Action Innocence Monaco, avec les séances de prévention adaptées pour chaque âge : 1 heure par classe du CE2 à la classe de 3ème. Pour les élèves plus jeunes, y compris en maternelle, la prévention se fait surtout en travaillant sur le respect de l’autre. Cette année, par exemple, à l’école Saint-Charles, les élèves de grande section ont appris ce qui pouvait rendre triste un camarade, et comment agir pour l’éviter.

Le genre, la confession, et la politique ont-ils leur place en milieu scolaire, ou bien leur expression chez les élèves favorise-t-elle l’isolement, puis le harcèlement ?

La liberté de manifester ses opinions est un droit constitutionnel qui doit être garanti, y compris aux élèves. Bien sûr, comme le rappellent les règlements intérieurs des établissements scolaires, les élèves doivent adapter leur comportement à la vie en collectivité.

Comment prévenir les cas de harcèlement et de violence, depuis l’établissement scolaire ?

C’est tout un ensemble d’actions. Outre les séances de formation, de sensibilisation, la mise en place de projets qui favorisent le travail en groupe, la valorisation des élèves, le respect des différences… Tous ces éléments contribuent à pacifier les relations au sein de l’établissement scolaire, et à diminuer les possibilités de violence entre élèves.

Faut-il former les enseignants et les professeurs à la prévention ?

La prévention du harcèlement en milieu scolaire concerne tout le monde, et donc aussi les professeurs. Je rappelle d’ailleurs que tous les adultes d’un établissement scolaire ont pour mission d’agir en éducateur responsable, pour prévenir notamment toute violence entre élèves. Dans la classe, le professeur peut constater un mauvais climat, des conflits, un élève qui s’isole… Tous ces signaux faibles peuvent être le début d’un harcèlement. En signalant ces faits, le professeur contribue ainsi à détecter des situations possibles d’intimidation et à les faire cesser rapidement. C’est pourquoi la formation des enseignants est décisive. Le Covid-19 avait freiné le rythme des formations sur ce sujet. Nous allons désormais les relancer, avec pour objectif que tout personnel adulte soit effectivement formé à la détection et au traitement des cas de violence, ou d’un potentiel harcèlement en milieu scolaire.

Comment sensibiliser les élèves ?

D’abord par des séances de prévention. Action Innocence Monaco, l’intervention du substitut du procureur tous les ans en 5ème et en 2nde pour faire un rappel à la loi, la journée internationale « non au harcèlement » illustrent les actions déjà mises en place. Ensuite, on l’oublie parfois, il y a l’enseignement en classe qui leur fait acquérir des connaissances, mais qui les prépare aussi à adopter une attitude responsable à travers le « parcours citoyen ». Ce parcours vise à la construction, de l’école au lycée, d’un jugement moral et civique, à l’acquisition d’un esprit critique et d’une culture de l’engagement. Ce parcours s’appuie sur des enseignements transversaux, tels que l’éducation à la citoyenneté ou encore l’éducation à l’environnement et au développement durable. Enfin, il y a toutes les activités culturelles et éducatives qui permettent aux élèves de s’ouvrir au monde, de comprendre sa complexité, et d’adopter une attitude empathique.

Quelle place accorder au référent en milieu scolaire, pédopsychiatre, ou pédopsychologue, par exemple ?

La présence dans chaque établissement scolaire d’un référent sur les questions de harcèlement et de violence est une mesure importante, car elle permet de faciliter le traitement des signalements de cas de ce genre. Je précise qu’il ne faut pas confondre le métier de psychologue ou de psychiatre avec le métier de référent. La finalité n’est pas la même. C’est pourquoi le référent sera généralement un personnel éducatif de l’établissement qui pourra s’appuyer sur un psychologue ou un psychiatre, en fonction de la situation. Les textes d’application de la loi récemment votée préciseront tout cela.

Quand préférer la punition à la prévention ?

La prévention et la sanction sont complémentaires. L’un ne va pas sans l’autre. L’école, c’est l’apprentissage de la vie en société. L’élève doit comprendre qu’il y a des lois, pourquoi elles existent, et les sanctions en cas de non-respect de la loi. Il faut donc sanctionner ou punir un élève quand les faits en cause le justifient. C’est une question de justice. D’abord pour la victime, bien sûr, mais aussi pour l’élève auteur des faits lui-même, qui comprend ainsi qu’il y a des limites. Il doit prendre conscience du caractère inapproprié de son acte, et il pourra réintégrer sereinement la vie scolaire.

S’agissant des appels et messages malveillants, l’usage accru du numérique rend-il plus difficile la lutte contre le harcèlement ?

Incontestablement. Le numérique apporte beaucoup de progrès, mais il conduit aussi à des dérives. Les réseaux sociaux aggravent les effets du harcèlement. C’est pourquoi il faut éduquer nos jeunes à savoir utiliser les outils numériques de manière responsable et sécurisée, et gérer leur « e-réputation ». Je profite d’ailleurs de cette interview pour rappeler la marche à suivre aux élèves et aux familles confrontés à des attaques sur les réseaux sociaux : ne répondez pas aux commentaires, faites des captures d’écran et, surtout, prévenez l’établissement scolaire.

« Je profite de cette interview pour rappeler la marche à suivre aux élèves et aux familles confrontés à des attaques sur les réseaux sociaux : ne répondez pas aux commentaires, faites des captures d’écran et prévenez l’établissement scolaire »

Les réseaux sociaux relèvent-ils uniquement de la sphère privée, ou concernent-ils le milieu scolaire également ?

C’est toute la difficulté. La séparation n’est plus aussi étanche qu’auparavant à cause, justement, du numérique qui abolit les frontières entre vie publique et vie privée. Ce que je peux vous dire, c’est que nous prenons au sérieux tout fait qui nous est signalé, y compris s’il ne se passe que sur les réseaux sociaux. S’il existe un lien avec l’établissement scolaire un élève d’une même classe par exemple, nous lançons une enquête, et nous sanctionnons. Ce point est réaffirmé par la loi sur le harcèlement et la violence en milieu scolaire. S’il n’y a pas de lien, nous accompagnons les familles, notamment auprès de la sûreté publique.

Le numérique permet-il, au contraire, de faciliter la prévention et la punition ?

L’avantage du numérique est qu’il laisse toujours des traces. Donc il est assez facile de remonter jusqu’aux auteurs, et de les sanctionner.

Les parents sont-ils dépassés face aux situations de harcèlement et de violence ?

Je ne pense pas. Si les parents sont à l’écoute de leur enfant, s’ils leur donnent des repères clairs, s’ils font preuve de respect et d’empathie, ils réussiront à éviter à leur enfant d’être harceleur ou harcelé. Évidemment, chaque enfant est différent, et l’adolescence peut être vécue très différemment. Quand les parents ont des difficultés avec leurs enfants, nous leur proposons un accompagnement avec le conseiller d’éducation, le psychologue scolaire ou l’assistante sociale. Et, dans les cas les plus compliqués, une aide éducative en lien avec la direction de l’action et de l’aide sociales. Si un parent se sent désemparé, qu’il n’hésite pas à se rapprocher de l’établissement scolaire : nous l’aiderons.

Comment jugez-vous votre action en matière de lutte contre le harcèlement et la violence en milieu scolaire, jusqu’à présent ?

Je pense que beaucoup de choses ont été mises en place ces dernières années. Je ne reviendrai pas sur les actions de prévention, qui sont très importantes. Il y a aussi, depuis 2016, la mise en œuvre du protocole de traitement des suspicions de harcèlement qui a permis de traiter efficacement beaucoup de situations de violence entre élèves. Je n’oublie pas, non plus, le fort taux d’encadrement éducatif des élèves rendu possible grâce à l’effort financier du gouvernement princier. Aujourd’hui, nous arrivons à traiter rapidement les faits de violence et à mieux les détecter. Je remercie d’ailleurs les chefs d’établissement et leurs équipes toujours mobilisés pour lutter contre le harcèlement. Mais le combat contre le harcèlement n’est jamais terminé, et il reste encore des actions à mener. Parmi les axes de progrès, il y a ainsi la formation de tous les personnels que nous allons intensifier.