vendredi 26 avril 2024
AccueilEconomieMauro Colagreco : « Le Mirazur est une exception »

Mauro Colagreco :
« Le Mirazur est une exception »

Publié le

Le chef italo-argentin, Mauro Colagreco, propriétaire du restaurant 3 étoiles Michelin, Le Mirazur, à Menton, explique à Monaco Hebdo comment il fait face à l’épidémie de Covid-19. Elu meilleur restaurant du monde par The World’s 50 Best restaurants en 2019, il envisage notamment la possibilité de délocaliser son 3 étoiles à l’étranger, selon l’évolution de la crise sanitaire. Interview.

Quelle est la situation chez vous ?

On se prépare pour la réouverture. On est content de revenir et de pouvoir relancer toutes nos activités. Nous avons en effet le restaurant Le Mirazur à Menton, mais aussi une pizzeria sur le port de Menton, une brasserie à Paris et une boulangerie à Menton également. La pizzeria et la boulangerie sont restés ouverts même pendant le confinement. La pizzeria était en mode livraison et la boulangerie avec une offre très réduite. La pizzeria est ouverte depuis le 3 juin 2020.

Comment s’est passé le premier service ?

Ce premier service le 3 juin à la pizzeria nous a donné de l’espoir. On a fait une quarantaine de couverts, ce qui est bien, même si ce n’est pas énorme pour un mois de juin. A Paris, comme on a une belle terrasse, on a rouvert notre brasserie le 3 juin aussi, et on a fait 80 couverts, ce qui est très bien. Malgré l’absence de touristes au mois de juin, on pense qu’on va parvenir à relancer notre activité.

Et pour votre restaurant 3 étoiles Michelin, Le Mirazur ?

On rouvre le 12 juin 2020. Comme c’est un gros bateau, donc ça prend plus de temps pour le relancer. Nous avions beaucoup de réservations venues de l’étranger qui ont dû être annulées ou décalées à plus tard. Le restaurant est presque complet pour le mois de juin. Nous avons vécu une année exceptionnelle, qui nous a permis d’avoir une forte demande qu’on ne pouvait pas satisfaire, et qu’aujourd’hui on peut gérer. Ceux qui étaient en liste d’attente ont pu avoir une table.

A cause des mesures sanitaires, il y a moins de tables au Mirazur ?

Nous avons perdu quelques tables dans la salle principale du Mirazur, car nous les avons éloignées encore un peu plus que ce que demande le protocole sanitaire. Les tables qui ont été perdues à l’intérieur ont été déplacées sur une terrasse. Donc, finalement, nous n’avons pas perdu de couverts.

Vous avez dû investir de l’argent pour payer le matériel supplémentaire nécessaire à la sécurité sanitaire ?

Bien sûr. Cela se traduit par une réduction de nos marges. Mais nous n’avons pas voulu faire payer cela à nos clients, même si nous sommes l’un des trois étoiles les moins chers de la région. Nous considérons que ce n’est pas le moment d’augmenter les prix. Entre les masques, les gels hydroalcooliques, les pompes à gel, les outils numériques… C’est beaucoup d’argent. Le Mirazur est une exception, car on vient de passer deux années exceptionnelles, et on est complet. Ce qui nous a permis d’avoir une trésorerie pour pouvoir payer, par exemple, 100 % des salaires de nos employés.

Pas trop d’inquiétudes dans l’immédiat, alors ?

Nous sommes davantage inquiets pour la rentrée. Parce qu’octobre et novembre sont des mois creux dans la région. En plus, avec le Covid-19, on ne sait pas si les touristes seront encore là ou pas. Nous n’avons pas vraiment de visibilité, même si on a quand même des réservations. Alors que, lorsqu’on a fermé à cause du confinement, on était complet pour cette période…

Il n’y a eu aucun licenciement chez vous ?

Au Mirazur, j’ai 65 employés. Il n’y a pas eu de licenciement, et nous croyons que si les frontières européennes sont rapidement rouvertes, les gens auront envie de voyager, et de vivre. Mais il y a donc une inquiétude pour la basse saison. Du coup, nous réfléchissons à d’autres options.

« Les tables qui ont été perdues à l’intérieur ont été déplacées sur une terrasse. Donc, finalement, nous n’avons pas perdu de couverts »

Lesquelles ?

Dans la mesure où les gens ont du mal à voyager, l’une des options étudiées, consiste à laisser Le Mirazur à un jeune chef étranger pour que la clientèle locale puisse découvrir des cuisines venues d’ailleurs. Ma brigade et moi, on partirait en Asie, ou en Amérique du Sud, ou ailleurs, pour y travailler trois semaines ou un mois. On ferait ce que l’on appelle un restaurant “pop up”, en emmenant Le Mirazur dans un autre pays. Le contexte serait différent, bien sûr, mais toute l’équipe du Mirazur serait sur place pour proposer la même cuisine qu’à Menton.

Quels jeunes chefs pourraient occuper la cuisine du Mirazur à Menton pendant cette période ?

Par exemple, je pourrais confier mon restaurant au chef péruvien Virgilio Martinez, qui fait une cuisine exceptionnelle. Ça pourrait être des chefs asiatiques aussi, ou encore Jorge Vallejos, un chef mexicain qui fait des choses très intéressantes aussi.

Pendant le confinement, certains chefs se sont lancés dans la vente à emporter : vous aussi ?

Non. Avec une petite équipe, on a cuisiné tous les mardis et tous les jeudis pour l’hôpital de Menton, ce qui a permis de maintenir un lien entre les équipes qui étaient fières de faire tout ça de façon bénévole. Nous avons 5 hectares de jardin, et on s’est retrouvé avec une bonne partie de notre production qu’on ne pouvait pas consommer. Du coup, on a vendu des paniers de légumes à nos voisins. Seule la pizzeria est passée en livraison.

Pourquoi ne pas avoir proposé des plats du Mirazur à emporter, alors ?

Parce qu’on pense que les gens viennent au Mirazur pour l’expérience et pas seulement pour manger. On va aussi au restaurant pour partager un moment, pour vivre dans un univers qui ne passe pas que par l’assiette. De plus, les restaurants qui se sont lancés dans des livraisons sont souvent situés dans de grandes villes. Or, Menton c’est une petite ville, et Monaco était fermé. Donc lancer un service de livraison n’était pas vraiment logique pour nous.

Certains chefs, comme Alain Ducasse notamment, ont estimé qu’il fallait rouvrir immédiatement, alors que d’autres, comme Philippe Etchebest, ont estimé qu’avec moins de tables, la rentabilité incertaine ne permettait pas de rouvrir ?

C’est compliqué… Il faut revoir les équations. Mais je pense qu’il faut réactiver l’économie. Bien sûr, on peut rester fermer et profiter du chômage partiel, mais, un jour ou l’autre, il faudra bien payer tout ça. Et qui va le payer ? Nous, et même nos enfants. Donc j’entends, je comprends, mais il faut vraiment relancer l’économie, car la situation est devenue très risquée.

Alors que l’épidémie de Covid-19 n’est pas terminée, les chefs sont obligés de se réinventer ?

Le Mirazur va rouvrir et il sera différent par rapport à avant. Par exemple, pour débuter le repas, on propose désormais un très beau pique-nique dans notre jardin. Donc les clients seront à l’air libre pendant un moment, pour poursuivre ensuite l’expérience à table. Donc on se réinvente, oui.

Il faudra combien de temps pour absorber les pertes liées au Covid-19 ?

Si le virus est moins présent, je pense qu’il faudra attendre le mois d’avril 2021. Mais si cette épidémie recommence, ça peut être tragique. C’est pour ça qu’il est important de faire attention et de bien respecter les protocoles. Car j’ai vu que dans certains restaurants, tous les clients ne respectaient pas les précautions sanitaires. Or, rien ne dit que cette pandémie est vraiment terminée. Je reste donc prudent. Au Mirazur, on fera respecter le protocole sanitaire à nos employés surtout, mais aussi à nos clients.

Comment voyez-vous l’avenir de la restauration étoilée dans ce contexte de crise sanitaire qui pourrait durer ?

L’espèce humaine s’est adaptée à des choses bien pires que porter un masque. Avant le Sida personne n’utilisait vraiment de préservatifs. Aujourd’hui, ne pas en utiliser semble impossible. Il faudra peut-être apprendre à vivre avec ce virus, mais la vie va continuer. Je ne vois pas pourquoi, tout d’un coup, on aurait plus envie de profiter d’une cuisine et d’un cadre d’exception, avec un service extraordinaire. Bien sûr, il y aura un temps d’adaptation difficile. Mais si c’est nécessaire, on s’adaptera, et on fera avec.

Publié le