samedi 27 avril 2024
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Fleur Pellerin : « L’incitation fiscale est très importante pour attirer les chercheurs en Europe »

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Fleur Pellerin, ministre en France de 2012 à 2016 (1), à l’origine de l’initiative « French Tech », a cofondé le fonds d’investissements Korelya Capital après sa carrière politique. Avec son cofondateur Antoine Dresch, elle était invitée à la 10ème édition du « Breakfast by Monterra », organisé par Monterra Wealth Management, au Monte-Carlo Bay, le 13 mars 2024. Interview.

Avec votre fonds Korelya Capital, vous investissez massivement dans des entreprises européennes de technologie : preuve que l’Europe a encore une carte à jouer ?

Fleur Pellerin : C’est à la fois un acte de foi, en quoi on veut croire, et une vraie réalité. On l’a observé récemment autour de ces entreprises de Gen AI [l’IA générative — NDLR] qui, en France, viennent de lever des montants considérables, alors que ce sont des boîtes qui n’ont pas encore de produits. Il y a effectivement une forme de retour de certains cerveaux, qui sont des gens qui viennent de chez Facebook, de chez Google, etc. On voit la même chose en Corée du Sud. Il y a une forme de patriotisme économique qui est en train de se manifester, et je pense qu’on a envie d’y croire en Europe, car on a raté beaucoup de révolutions, et on a perdu beaucoup de compétences, durant un temps.

L’Europe peut retrouver de sa superbe, grâce au marché de l’intelligence artificielle (IA) ?

Fleur Pellerin : Dans les années 2000, on avait encore des équipementiers de télécom extrêmement puissants en Europe. On avait Nokia, Siemens, Alcatel, mais nous n’avons pas réussi à consolider ces marchés-là, et c’est vrai dans plein d’autres domaines. Or, dans la Gen AI, il n’y a pas encore d’acteurs dominants. Open AI est déjà très puissant, et a levé des milliards. Ça pourrait devenir un acteur dominant. Alors, dans ce contexte, il faut absolument que l’Europe soit capable d’attirer des talents, et de les retenir, pour qu’on puisse ne pas être complètement largué dans cette nouvelle révolution qui s’annonce, parce qu’elle va être structurante. Il revient donc aux gouvernements, mais aussi aux acteurs du financement de l’innovation, comme nous, de faire en sorte qu’il y ait des histoires qui s’écrivent en Europe et pas seulement aux États-Unis, ou en Chine.

Antoine Dresch : On ne peut pas investir uniquement sur de la souveraineté. Par contre, quand ça vient des entrepreneurs, c’est très intéressant, et c’est un peu ce qui est en train de se passer. L’Europe s’est totalement plantée sur certains sujets mais, maintenant, des talents reviennent, parfois après des carrières de quinze ans aux États-Unis. C’est quand même très fort sur le plan personnel. Alors, si on arrive à développer ces boîtes qui peuvent être valorisées demain 20 à 30 milliards, ce sera une vraie réussite.

« L’Europe s’est totalement plantée sur certains sujets mais, maintenant, des talents reviennent, parfois après des carrières de quinze ans aux États-Unis. C’est quand même très fort sur le plan personnel. Alors, si on arrive à développer ces boîtes qui peuvent être valorisées demain 20 à 30 milliards, ce sera une vraie réussite »

Antoine Dresch. Co-fondateur du fonds d’investissements Korelya Capital

Quels sont les leviers qui permettent d’accélérer l’innovation sur le continent ?

Fleur Pellerin : Quand j’étais ministre en charge de l’environnement fiscal lié à l’innovation [de 2012 à 2014 — NDLR], je me suis beaucoup battue pour maintenir des dispositifs comme le crédit d’impôt recherche, qui abaisse drastiquement le coût d’un chercheur, d’un PhD [un docteur — NDLR] dans les équipes de recherche. On l’a même étendu à l’innovation, c’est-à-dire que le crédit d’impôt recherche peut bénéficier aussi à des gens qui vous font faire des innovations en termes de marketing, etc. C’est extrêmement intéressant du point de vue du contrôle des coûts pour les entreprises. Raison pour laquelle il y a pas mal de boîtes étrangères qui viennent installer leur centre de recherche en France, car il y a évidemment une compétition actuellement pour attirer des talents du monde entier. L’incitation fiscale est très importante pour attirer les chercheurs en Europe, pour y localiser ou re-localiser des fonctions de recherche. Il faut les maintenir, même si parfois certains parlementaires s’y opposent, car cela peut générer des pertes de recettes fiscales. Mais ce sont quand même des dispositifs très puissants.

Fleur Pellerin Antoine Dresch Korelya Capital
« Investir dans l’innovation et dans la recherche, c’est soutenir des entrepreneurs qui sont visionnaires et qui vont contribuer à « disrupter » [à secouer — NDLR] le monde de demain. C’est investir dans la santé, dans la mobilité, dans toutes ces choses du quotidien, qui touchent même l’avenir de nos enfants. Je trouve qu’il y a une jolie histoire à écrire. » Antoine Dresch. Co-fondateur du fonds d’investissements Korelya Capital. © Photo Philippe Fitte Monterra Wealth Management

Un exemple récent ?

Fleur Pellerin : On l’a vu avec notre investisseur coréen Naver, qui a acquis un centre de recherche à Meylan, près de Grenoble, qui appartenait à l’Américain Xerox. C’est un acteur qui est très fort en “computer vision” [« vision par ordinateur » — NDLR], et en intelligence artificielle, au sens large. Ce type d’investissements est extrêmement intéressant pour la France, car ça lui permet de localiser des fonctions de recherche, alors que ces personnes de peut-être 40 nationalités différentes dans ce laboratoire, auraient pu aller en Suisse, chez Google, ou ailleurs. C’est très important de garder la matière grise en France, et d’avoir des dispositifs qui permettent aux entreprises européennes d’investir en R&D [recherche et développement — NDLR].

Antoine Dresch : Et plus il y aura d’investissements dans la tech, plus cela compensera un manque d’investissements de sociétés “legacy” [d’entreprises historiques — NDLR], donc ça ne nous gêne pas forcément. Ces boites-là vont devenir les nouvelles entreprises de demain, et elles mettront sûrement 10 % de leur chiffre d’affaires en recherche et développement, avec de l’appétit et des marchés de capitaux qui fonctionnent. Mais, jusqu’alors, structurellement, ça ne pouvait pas trop changer. Les chiffres sont lissés sur vingt ans et les Américains ont toujours plus investi dans la recherche et développement que les Européens. C’est quasiment culturel.

Pour attirer ces capitaux étrangers, notamment asiatiques, il faut un solide réseaux ?

Fleur Pellerin : C’est assez difficile d’avoir seulement l’intention de le faire, et de le faire tout court, en effet. Pour réussir en Corée, par exemple, vous devez connaître les bonnes personnes, car c’est un marché d’insiders [un marché d’initiés — NDLR]. Le réseau est très précieux pour des entreprises qui veulent faire des affaires là-bas, et je leur donne accès à ces personnes. J’ai eu la chance, majeure, de devenir une personne qui facilite la mise en relation entre la France et la Corée, en l’espace de six ou sept ans.

« C’est très important de garder la matière grise en France, et d’avoir des dispositifs qui permettent aux entreprises européennes d’investir en R&D [recherche et développement — NDLR] »

Fleur Pellerin. Co-fondatrice du fonds d’investissements Korelya Capital

Comment avez-vous fait ?

Fleur Pellerin : C’est en partie lié à mon histoire personnelle [Fleur Pellerin est née en Corée du Sud, le 29 août 1973 à Séoul, avant d’être adoptée par une famille française à l’âge de 6 mois — NDLR], mais pas seulement. Ces conglomérats coréens et ces administrations comptent sur moi, aussi. Cela s’est vérifié pour soutenir l’Exposition universelle de Busan de 2030. La présidence de la République m’a appelée, pour que j’aille faire des discours en faveur de cette candidature coréenne, à Paris, devant les diplomates. C’est totalement incroyable. Je suis devenue une forme d’institution, alors que je ne parle pas coréen [rires]. J’ai essayé d’être un pont entre ces deux pays, car je pense que le dialogue franco-coréen est très intéressant. Ce sont deux pays qui partagent beaucoup de choses en commun, de très bonnes formations et administrations, et un rapport à la réussite qui est très singulier. Cela m’a permis d’avoir accès à des personnes auxquelles même certains entrepreneurs, qui font du business en Corée depuis 25 ans, n ‘ont pas accès.

Antoine Dresch : C’est pour ça que notre positionnement est extrêmement original, personne ne peut le répliquer. Et on peut en faire profiter nos écosystèmes, y compris à Monaco.

Fleur Pellerin Antoine Dresch Korelya Capital
© Photo Philippe Fitte / Monterra Wealth Management

Quel est l’intérêt pour les investisseurs de se tourner vers ce type de sociétés ?

Antoine Dresch : Au-delà de l’aspect patrimonial et des retours sur investissement que l’on peut espérer, il y a aussi une dimension politique, une dimension d’intention. Investir dans l’innovation et dans la recherche, c’est soutenir des entrepreneurs qui sont visionnaires et qui vont contribuer à « disrupter » [à secouer — NDLR] le monde de demain. C’est investir dans la santé, dans la mobilité, dans toutes ces choses du quotidien, qui touchent même l’avenir de nos enfants. Je trouve qu’il y a une jolie histoire à écrire. Il y a des gens qui ont du capital pour le faire, et nous sommes là pour leur expliquer notre vision, qui consiste à faire de l’investissement, pour générer des investissements.

« Ces conglomérats coréens et ces administrations comptent sur moi, aussi. Cela s’est vérifié pour soutenir l’Exposition universelle de Busan de 2030. La présidence de la République m’a appelé, pour que j’aille faire des discours en faveur de cette candidature coréenne, à Paris, devant les diplomates. C’est totalement incroyable. Je suis devenue une forme d’institution, alors que je ne parle pas coréen [rires] »

Fleur Pellerin. Co-fondatrice du fonds d’investissements Korelya Capital

Les petits investisseurs et les petits épargnants peuvent aussi profiter de cette vague ?

Fleur Pellerin : C’est plus compliqué, car nous faisons du capital risque. Mais il y a des stratégies, en ce moment, qu’on appelle “retail” [stratégie d’investissement de détail (RIS) — NDLR], et qui leur permettent de le faire. Par exemple, la Banque publique d’investissement (BPI), le fonds souverain français, vient de créer un produit dans lequel des petits épargnants peuvent placer quelques centaines d’euros, qui seront ensuite investis à partir de fonds de “private equity” [capital-investissement — NDLR] par l’intermédiaire d’un véhicule ad hoc, un “feeder fund” [un « fonds nourricier » — NDLR]. Je pense que ça peut être une classe d’actifs intéressantes. Il y a des gens qui peuvent avoir envie et être prêts à prendre ce risque-là. Mais il faut juste être vraiment bien sûr que les gens qui vont investir à travers ce type d’outils “retail” ont une bonne compréhension du risque.

Antoine Dresch : Pour moi, l’important est ce qu’on va mettre dans cette offre “retail”. Si ce sont des fonds comme les nôtres, il n’y a généralement pas de pertes. Mais si vous êtes en “early stage” [investir dans des start-ups à leurs débuts — NDLR], vous en avez. Et ces pertes sont affichées ensuite dans les journaux, avec un risque réputationnel colossal. Avec ces fonds “early stage”, vous pouvez faire fois 10, fois 20, mais aussi zéro, car ils sont plus soumis aux risques. Donc, investir en “growth” [cibler les entreprises à fort potentiel de croissance — NDLR], c’est plus intelligent selon moi, car ces risques sont très diminués. Par exemple, on n’a eu aucune perte sur 25 sociétés. Il y a donc peut-être plus d’avenir pour des fonds comme les nôtres, car ils sont un peu moins risqués.

1) Fleur Pellerin a été nommée ministre déléguée chargée des petites et moyennes entreprises (PME), de l’innovation et de l’économie numérique le 16 mai 2012. Elle a occupé cette fonction jusqu’au 2 avril 2014. Puis, elle a été ministre de la culture et de la communication du 26 août 2014 au 11 février 2016, sous la présidence de François Hollande.