vendredi 26 avril 2024
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Airbnb : Le gouvernement
prêt à légiférer

Publié le

Alors que la plateforme d’hébergement Airbnb affiche 100 millions de dollars de bénéfices pour 2017, la colère monte chez certains professionnels de l’hôtellerie monégasque qui jugent cette concurrence déloyale. Le gouvernement monégasque n’écarte pas la possibilité de légiférer.

Lancée en 2007 par Brian Chesky, Joe Gebbia et Nathan Blecharczyk, Airbnb gagne enfin de l’argent. En 2017, Airbnb aurait réalisé un chiffre d’affaires de plus de 3,5 milliards de dollars avec 3 000 salariés, d’après le Financial Times. Cette plateforme serait rentable depuis mi-2016 et elle aurait réalisé un bénéfice de 100 millions de dollars en 2017, avant impôts, intérêts et amortissements [lire notre encadré, par ailleurs]. Du coup, 2018 est envisagé avec le sourire du côté de cette entreprise de San Francisco, qui est actuellement valorisée à hauteur de 30 milliards de dollars (25 milliards d’euros).

Loi anti-fraude fiscale

Mais en France, depuis quelques mois, les sites d’« économie de partage » sont dans le collimateur des députés français. En cause, la colère des professionnels de l’hôtellerie, qui estiment pour la plupart que la concurrence d’Airbnb est tout simplement déloyale. L’Etat français a donc décidé d’agir. D’ici janvier 2020, Airbnb, Drivy et autres Leboncoin devront communiquer au fisc un certain nombre d’informations sur leurs utilisateurs, dont le détail des revenus encaissés. Le texte qui fixe cette future obligation fait partie du projet de loi anti-fraude fiscale, sur lequel planche cet été l’Assemblée nationale. L’article 4 prévoit de taxer les utilisateurs de ces plateformes qui « mettent en relation à distance, par voie électronique, des personnes en vue de la vente d’un bien, de la fourniture d’un service ou de l’échange ou du partage d’un bien ou d’un service ». Louer un appartement, une maison ou sa voiture sera donc imposé, avec un abattement de 305 euros. Si les gains sont inférieurs à cette somme, il n’y aura pas de taxation. Au-delà, le loueur sera considéré comme relevant d’un statut professionnel et il devra payer la TVA, qu’il pourra aussi déduire de ses achats. Les services, comme le soutien scolaire par exemple, devront être déclarés comme des bénéfices non commerciaux (BNC), avec ce même abattement de 305 euros.

« Femme de ménage au “black” »

L’Etat français souhaite ainsi être plus efficace dans ses contrôles, alors que les sites d’économie collaborative se multiplient. L’étude d’impact de ce projet de loi en décompte d’ailleurs environ 276, dont 70 % ont leur siège sociale en France. Et leur nombre continue d’augmenter. Mais si les gains sont imposés, cela pourrait freiner considérablement cet essor, et peut-être même y mettre fin. En effet, en France, un sondage Ifop-France digitale montre que 67 % des personnes interrogées seraient prêtes à quitter ces plateformes si leurs revenus sont imposés. Jusqu’à présent, jusqu’à un certain niveau, ces revenus échappaient à l’impôt. Ce texte devrait être voté à l’automne 2018. Et autant dire qu’à Monaco, certains professionnels de l’hôtellerie regardent avec envie ce futur dispositif. Car, depuis 2015, la concurrence d’Airbnb se fait très clairement ressentir. « Notre chiffre d’affaires a baissé de 10-15 % », soupire le responsable d’un hôtel de la principauté, qui préfère conserver l’anonymat. « Nous, on nous impose des règles d’hygiène et de sécurité de plus en plus draconiennes. Or, sur Airbnb, les loueurs ne sont soumis à aucune obligation de ce genre. Ils ne paient pas de charges à la caisse de compensation des services sociaux (CCSS), ils prennent une femme de ménage au “black” quand leur client s’en va… C’est aussi de la TVA perdue pour l’Etat monégasque. Avec quasiment aucune charge, leur rentabilité est démultipliée. Sans oublier que certains loueurs sont eux-même locataires et font donc de la sous-location », raconte ce professionnel. Avant d’ajouter : « C’est un peu comme avec l’application Uber : des gens qui ne sont pas des taxis professionnels, font taxi. Avec Airbnb, des gens qui ne sont pas des professionnels de l’hôtellerie, font de l’hôtellerie. »

Airbnb-Monaco-@-Kristian

« Sécurité »

Quant aux conséquences, elles pourraient être graves, à plus ou moins long terme. « Si rien n’est fait et que cette situation s’amplifie encore, il faudra peut-être envisager de fermer notre hôtel. Si la marge bénéficiaire n’est plus suffisante, il n’y aura alors pas d’autre solution », prévient le patron d’un hôtel de Monaco, tout en estimant que le problème n’est pas seulement économique, mais aussi sociétal : « Alors qu’à Monaco, tout est contrôlé, je trouve bizarre que les gens qui séjournent en principauté via Airbnb ne remplissent pas de fiches de police et ne soient déclarés nulle-part. À Monaco, on nous dit qu’on renforce la sécurité, que ce soit sur la place d’Armes ou au stade Louis II. Mais aujourd’hui, on ne sait pas qui vient dormir en principauté. Il y a là quelque chose qui ne va pas. Car derrière ce sujet, il y a aussi la question de la sécurité en principauté. » Au-delà de l’aspect sécuritaire, ce dossier concernerait aussi des Monégasques, sans que l’on sache avec exactitude dans quelles proportions. « J’ai entendu parler de Monégasques qui louent leur logement domanial, glisse un professionnel de l’hôtellerie. Si l’Etat savait qui utilise ces appartements pour faire du Airbnb, ils pourraient les leur retirer, pour les réattribuer ensuite à des Monégasques qui en ont vraiment besoin. »

« Exemplarité »

Ces professionnels réclament donc des contrôles renforcés et même, sur le modèle français, des taxes. « Les locataires d’appartement domaniaux doivent faire preuve de responsabilité, et c’est le cas pour l’immense majorité d’entre eux. La sous-location est interdite, rappelle l’élue Priorité Monaco (Primo!), Corinne Bertani (1). La majorité Primo! du Conseil national soutiendra toutes les mesures visant à renforcer les contrôles et les sanctions contre les quelques compatriotes dont le comportement inadmissible, ne doit pas être utilisé par certains pour nuire à l’image de toute notre communauté. Encore plus en période de pénurie de logements domaniaux, — contre laquelle le Conseil national agit désormais activement — il faut faire preuve d’exemplarité. » Difficile en tout cas de mesurer avec précision l’impact réel à Monaco des locations immobilières sur des plateformes comme Airbnb. « Même si quelques cas nous ont été rapportés, pour le moment, il n’y a pas de données précises à disposition. Et nous n’avons pas eu de sollicitation de la part des professionnels du secteur. Ce qui signifie que l’impact semble relativement réduit en Principauté », ajoute Corinne Bertani. Contactée par Monaco Hebdo, la Société des Bains de Mer (SBM), qui dispose du plus grand parc hôtelier de la principauté avec environ 1 100 chambres, ne semble guère inquiète. « Il ne faut pas négliger l’impact d’Airbnb sur le marché, mais nous ne vendons pas la même chose, assure-t-on du côté du service communication de la SBM. Dans l’univers du luxe, nous vendons une expérience qui mêle, bien entendu, le produit, mais aussi les services qui y sont rattachés. Nous vendons du rêve ! »

Italianway.com

Italianway

Il n’empêche. Si certains vendent du « rêve », d’autres souffrent et dénoncent un combat qu’ils jugent inégal. « Face à ces plateformes, et même si on a un site internet, on n’a pas les moyens technologiques de faire face. Ce sont des géants ! », soupire un responsable d’hôtel de la principauté. De plus, l’offre d’Airbnb s’est considérablement étoffée. Désormais, cette entreprise de San Francisco vise un public qui jouit de gros moyens financiers. Elle propose donc un service centré sur le haut de gamme, avec des appartements et de luxueuses villas, et un véritable service de conciergerie. Cuisinier, chauffeur, femme de chambre… Tout, ou presque, est possible. Le « rêve » façon Airbnb, avec des prestations de plus en plus comparables à ce que propose certains professionnels du luxe. Ceci sans compter les applications et les sites spécialisés dans les locations de haut niveau, comme Italianway par exemple. Lancé en 2015 par deux architectes, Davide Scarantino et Gianluca Bulgheroni, et un manager financier, Marco Celani, Italianway a réalisé en 2017 un chiffre d’affaires de 4 millions d’euros, avec 70 000 séjours. Pour 2018, ils espèrent atteindre 14 millions de chiffre d’affaires et recruter une vingtaine de salariés pour porter les effectifs à 100 personnes, ont-ils expliqué à nos confrères des Echos. Misant sur sur des biens de qualité, Italianway propose de luxueuses locations à Milan, Rapallo, Capolona, Genova, Taggia et, plus près de Monaco encore, Sanremo. Une centaine d’appartements sont proposés en Ligurie par cette entreprise italienne. Si, pour le moment, Italianway réalise 80 % de son chiffre d’affaires à Milan, on voit bien que les objectifs de cette entreprise italienne sont bien plus vastes. Et qu’ils pourraient passer par une offre haut de gamme alternative, aux portes de Monaco.

« Progression »

Du côté de l’hôtel Fairmont, on est beaucoup plus préoccupé qu’à la SBM. Et c’est par une série de chiffres qu’on aborde ce dossier. « Selon le Comité Régional du Tourisme (CRT) Nice Côté d’Azur, le poids de Airbnb et des autres plateformes numériques d’offres d’hébergements entre particuliers poursuit sa forte progression, note le service communication du Fairmont, en citant la directrice du revenu de cet hôtel et son équipe. La part de marché estimée à environ 5 % en 2016 sur le secteur marchand, serait désormais de l’ordre de 8 % en 2017, soit sur l’année entière plus de 500 000 séjours sur la Côte d’Azur-Alpes Maritimes. Ces données sont provisoires. Les premiers chiffres connus sur la saison 2017, entre le 15 juin et le 15 août, seulement pour Airbnb, font état d’une progression des séjours de +15 % à Nice et de +25 % à Cannes. » Du coup, pour les équipes du Fairmont, il n’y a aucune doute. Il s’agit-là « d’arguments forts », qui démontrent que « oui, clairement, il faut que l’Etat monégasque légifère sur les plateformes de location. »

Sensible

Car, en principauté, il n’existe aucun texte de loi pour encadrer la location occasionnelle d’appartements. Interrogé par Monaco Hebdo, le département des finances et de l’économie du gouvernement monégasque affirme être « attentif » au développement de ces plateformes de locations entre particuliers. Et, visiblement, le sujet semble devenu sensible : « Le gouvernement se réserve la possibilité, après concertation avec les professionnels, entités et personnes concernés, de légiférer, dans le cas où la mise en location occasionnelle d’appartements par les propriétaires aurait des conséquences. Notamment en termes de concurrence envers les hôtels de la Principauté, sur le marché immobilier, pour les nuisances et la sécurité. » Alors que la menace terroriste ne faiblit pas et que Monaco se bat pour conserver son attractivité qui passe par une sécurité sans faille, l’idée d’une plus grande rigueur semble avoir fait son chemin. Car, comme le clament certains professionnels de l’hôtellerie monégasque, il semble désormais de plus en plus difficile de défendre l’idée de locations Airbnb en principauté réalisées sans aucun contrôle.

« Règles »

Et puis, il y a aussi, même si c’est sans doute beaucoup plus marginal, les Monégasques qui sous-louent leurs logements domaniaux via Airbnb ou d’autres sites d’« économie de partage », comme Wimdu ou HouseTrip, par exemple. Sur ce sujet, le gouvernement prône la tolérance zéro. Face à la sous-location d’appartements domaniaux, le gouvernement commence par rappeler la loi : « Les logements domaniaux ne peuvent pas faire l’objet d’une sous-location sous quelque forme, durée et modalités que ce soit, que son occupant soit titulaire d’un bail ou d’un contrat “habitation-capitalisation”. » Rappelant les « conditions privilégiées » dans lesquelles sont attribués ces logements domaniaux aux Monégasques qui en font la demande, notamment en termes de loyers, le gouvernement insiste sur la réglementation à respecter : « Il est légitime que l’attributaire de ce logement n’en tire pas profit et respecte les règles d’occupation : règlement des loyers et charges, entretien du logement, assurance, enregistrement du bail… » Avant de prévenir : « Le gouvernement princier fait preuve de la plus grande fermeté : tout manquement constaté peut entraîner la restitution du logement par l’attributaire. »

« Automatisme »

Désormais ce sont des actes qu’attendent les professionnels qui souffrent d’un point de vue économique. Certains réclament de véritables contrôles. D’autres estiment que c’est un arsenal de mesures qu’il faut mettre en place, afin de rééquilibrer ce qu’ils estiment être une distorsion de concurrence : « Si on veut défendre notre profession, il faudra taxer ces loueurs, qui sont des professionnels occasionnels. Ça ne peut plus continuer comme ça. Il faut agir ! » En attendant, le mode de consommation semble avoir définitivement évolué vers des achats électroniques. En effet, le chiffre d’affaires annuel de ce secteur est désormais très majoritairement réalisé via des applications sur les smartphones ou sur internet (2). Les professionnels de l’hôtellerie, notamment les indépendants qui ne bénéficient pas de l’appui technologique d’un grand groupe, ne peuvent que constater ce changement de pratiques. Et constater les dégâts pour leurs petites structures : « Aujourd’hui, lorsque l’un de mes clients souhaite prolonger son séjour dans mon hôtel, il n’est pas rare qu’il réserve sur Booking depuis sa chambre, plutôt que de descendre à la réception. Pour beaucoup de clients, c’est devenu un automatisme. » Un « automatisme » avec lequel il faut désormais composer. Et trouver des parades. « Heureusement, il arrive que des clients aillent voir les prix sur Booking et nous téléphonent ensuite pour voir si on peut proposer un meilleur tarif. Ce qui est souvent possible. » Passée du statut de jeune start-up à celui de poids lourd mondial du tourisme, Airbnb est un acteur important du phénomène de mutation que connaît ce marché. Cette concurrence inédite pousse donc les acteurs historiques de ce business à s’adapter, voire même à se réinventer, avec l’appui des Etats. Des Etats qui ne peuvent pas faire l’économie d’une réflexion, alors qu’Airbnb a annoncé qu’il visait un milliard d’utilisateurs d’ici 2028. Exemptés de TVA à Monaco, pas soumis à la même réglementation que le secteur hôtelier local, en principauté les loueurs d’Airbnb profitent de l’absence de régulation. Jusqu’à quand ?

 

1) Monaco Hebdo a sollicité les trois groupes politiques du Conseil national, à savoir Priorité Monaco (Primo!), Horizon Monaco (HM) et Union Monégasque (UM). Seul Primo! a répondu à nos questions avant le bouclage de ce magazine, le 4 septembre 2018.
2) Selon étude KPMG, internet représente désormais 60 % du total des ventes.

 

En France, 12  millions de comptes Airbnb

Environ 140 millions de réservations sont passées chaque année sur Airbnb, grâce à plus de 3,5 millions de logements et 1 million de chambres privées, situés dans plus de 65 000 villes et 191 pays, dont Monaco. En France, 12 millions de personnes possèdent un compte sur Airbnb, qui affiche 500 000 logements disponibles. Aucun chiffre ne circule quant au nombre de comptes Airbnb à Monaco. Si la plupart des annonces concernent des biens situés dans des grandes villes françaises, Airbnb serait capable de proposer au moins une location dans 22 000 communes sur un total de 35 500.