vendredi 29 mars 2024
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Marché des abribus connectés : la fin d’une longue procédure

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Alors que la procédure opposant l’entreprise française JC Decaux à l’État monégasque a officiellement pris fin le 25 mars 2021, Monaco Hebdo revient sur les grandes phases de cette affaire, dans laquelle la justice aura mis en lumière les manquements de l’administration en termes d’attribution des marchés publics (1).

Cette fois, c’est bel et bien fini. Le litige opposant JC Decaux à l’État monégasque est définitivement bouclé après que l’entreprise française spécialisée dans l’affichage publicitaire ait décidé, le 25 mars 2021, d’abandonner l’ultime recours qui lui restait. L’Etat peut donc tourner la page de cette affaire, qui aurait pu lui coûter cher.

Appel d’offres contesté

Pour en comprendre les enjeux, il faut remonter aux origines du litige, en 2019. À l’époque, le géant américain de mobilier urbain, Clear Channel, remporte l’appel d’offres des abribus connectés en principauté, marquant ainsi une nouvelle étape dans le programme Smart City du gouvernement. Mais la décision va aussitôt être contestée par son principal concurrent, le Français JC Decaux, qui pointe alors les conditions d’attribution du marché public, selon lui, entachées de nombreuses irrégularités et manquements. « L’administration s’est entourée d’une obscurité la plus totale dans le lancement de la procédure. Aucune règle, aucun appel à concurrence, aucun cahier des charges, aucun calendrier. Dans cette affaire, c’est un véritable marché de dupe », lance ainsi Me François-Henri Briard, l’avocat de JC Decaux, devant le tribunal monégasque le 5 mars 2020. L’État ripostera par la voix de son avocat Me Molinié, en assurant qu’aucune irrégularité n’a été commise par la direction de l’aménagement urbain (DAU), en charge de ce dossier. Selon le défenseur du gouvernement, une consultation a bel et bien été lancée aux deux entreprises. « JC Decaux a fourni un bref document de deux pages, incomplet, que la DAU a demandé de compléter sur certains points. De son côté, Clear Channel a fourni un dossier très complet de 200 pages ».

Selon la plus haute juridiction monégasque, la décision de la direction de l’aménagement urbain d’attribuer le marché des abribus connectés à Clear Channel est bien « entachée d’une insuffisance de motivation »

« Insuffisance de motivation »

À l’issue des plaidoiries, le tribunal suprême rend un verdict sans appel. Selon la plus haute juridiction monégasque, la décision de la direction de l’aménagement urbain d’attribuer le marché des abribus connectés à Clear Channel est bien « entachée d’une insuffisance de motivation ». « L’administration se comporte dans des conditions qui risquent de coûter cher aux finances de l’Etat. Mais voilà, il y a un ministre d’État et une administration. Ils paient les conséquences de ce qu’ils font », lancera sans détour l’avocat Me François-Henri Briard à l’issue du délibéré. Jugement « logique » pour les uns, douche froide pour les autres… Les deux clans sont alors invités à évaluer les conséquences d’une éventuelle annulation du marché avant le 21 mars 2020. Si une indemnisation de deux millions d’euros est un temps évoquée au titre du préjudice subi, les représentants de JC Decaux espèrent alors intimement obtenir un nouvel appel d’offres. « Pour nous, il n’y a aucun règlement amiable possible. […] On veut une nouvelle procédure d’attribution qui soit claire, transparente, avec une égalité d’accès des candidats. Le meilleur gagne, mais dans des conditions claires », réclamera ainsi l’avocat de JC Decaux. Avant d’expliquer que l’intérêt de JC Decaux ne se limite pas à l’aspect financier : « Monaco ce n’est pas un marché énorme, ce n’est pas l’aéroport de Chicago. C’est un marché à six millions d’euros. Mais, en termes de visibilité, c’est important pour nous d’être à Monaco. C’est une vitrine ».

© Photo Iulian Giurca – Monaco Hebdo.

« L’administration s’est entourée d’une obscurité la plus totale dans le lancement de la procédure. Aucune règle, aucun appel à concurrence, aucun cahier des charges, aucun calendrier. Dans cette affaire, c’est un véritable marché de dupe » Me François-Henri Briard. Avocat de JC Decaux

Pas de nouvel appel d’offres

Renvoyée initialement au 9 avril 2020, cette affaire revient finalement à l’audience deux mois plus tard, le jeudi 25 juin 2020, en raison de l’épidémie de Covid-19. Cette fois, une décision définitive est rendue par le tribunal suprême. Les juges actent, d’une part, l’annulation de l’attribution du marché, et rejettent, d’autre part, « la demande indemnitaire » de l’entreprise française, évaluée à un peu plus de deux millions d’euros, estimant qu’il était impossible pour elle de « soutenir qu’elle aurait perdu une chance sérieuse de se voir attribuer le projet de renouvellement du mobilier urbain ». Si l’on suit le raisonnement du tribunal, on se dirigeait alors bel et bien vers un nouvel appel d’offres. Mais il n’en sera rien, comme l’explique l’avocat français de JC Decaux, Me François-Henri Briard : « Le tribunal laissait l’administration libre de se déterminer et de se prononcer à nouveau sur les propositions des deux entreprises. On espérait que le gouvernement monégasque relance un appel d’offres, ce qui était selon nous indispensable. Et en réalité, il a régularisé la situation. Et il a donc confirmé le marché initial ». En juillet 2020, soit plus d’un an après l’attribution du marché, la DAU a en effet motivé le choix du géant américain, mettant ainsi un terme à l’idée d’un nouvel appel à concurrence. « Ils ont confirmé leur décision que l’offre de Clear Channel était meilleure [que celle de JC Decaux — NDLR]. Et qu’il n’y avait donc pas lieu de renouveler l’appel à concurrence », déplore l’avocat français. Dans le document transmis aux défenseurs de JC Decaux, l’administration monégasque détaille les atouts de l’offre américaine : « Clear Channel proposait d’installer plus d’abris voyageurs que Decaux. Il y avait un nombre plus important de ports USB, de connectivité 5G et la redevance annuelle minimale, donc ce qui était reversé, était supérieure. Enfin, il y avait une cession gracieuse du mobilier au terme du contrat », souligne Me François-Henri Briard.

Un recours gracieux déposé

Loin d’avoir abandonné l’idée d’un nouvel appel d’offres, les représentants de JC Decaux déposent un ultime recours gracieux en septembre 2020. « Nous avons, en substance, fait valoir auprès du ministre d’État que l’annulation [du marché — NDLR] impliquait, selon nous, de rebattre les cartes et de réitérer l’appel à concurrence, justifie Me François-Henri Briard. Nous avons indiqué que le réexamen des offres pouvait se faire sur la base de nouvelles propositions. Puisque notre grief, c’était de soutenir que l’administration avait de façon unilatérale, non contradictoire et non concurrentielle, poursuivi les discussions avec Clear Channel, sans informer Decaux ». Ce recours gracieux restera finalement sans réponse. « Cette nouvelle mise en concurrence aurait été beaucoup plus saine et transparente. […] Mais, visiblement, l’administration campe sur ses positions », constate avec amertume François-Henri Briard. JC Decaux avait jusqu’au 25 mars 2021 pour l’attaquer devant le tribunal suprême, mais l’entreprise française décidera finalement de ne pas poursuivre. Une indemnisation lui a-t-elle été versée par l’État ? Ou d’autres contreparties ont-elles été négociées entre les deux parties ? Impossible de le savoir.

« JC Decaux a fourni un bref document de deux pages, incomplet, que la DAU a demandé de compléter sur certains points. De son côté, Clear Channel a fourni un dossier très complet de 200 pages » Me Jacques Molinié. Avocat de l’État monégasque

« Transparence »

Quoi qu’il en soit, l’intervention de JC Decaux devant la justice a mis en lumière des manquements dans l’attribution des marchés publics à Monaco. Cela n’a pas échappé au Conseil national, qui réclame du changement. « Il faut améliorer les instruments législatifs […]. La proposition de loi de l’Assemblée n° 227 relative à la passation des marchés publics et des concessions de service public, adoptée par le Conseil national en 2017, avait exactement cet objectif. Malheureusement, le projet de loi n° 988 qu’en a extrait le gouvernement a vidé le texte de sa substance, et ne préserve que le principe de lutte contre les ententes délictueuses dans le cadre de la passation des marchés publics. Ce n’est pas suffisant, selon nous. Les discussions se poursuivent donc avec le gouvernement », explique le président de la commission des finances et de l’économie nationale du Conseil national, Balthazar Seydoux, dans l’interview qu’il nous a accordée [lire cette interview dans notre dossier — NDLR]. « Je suis surpris, parce que je pense que toute personne publique a intérêt à respecter les principes de transparence », confie pour sa part l’avocat de JC Decaux, qui rappelle qu’en matière de commande publique, la transparence et l’égalité de traitement doivent rester les maîtres-mots. « Tous les candidats doivent être traités strictement de la même façon, ni plus, ni moins bien. Et les procédures doivent être transparentes. Là, on a nettement eu le sentiment que ces deux principes étaient méconnus, insiste Me François-Henri Briard. Ce n’était pas transparent, on ne savait pas pourquoi Clear Channel avait été choisie. Et on sait que l’égalité de traitement n’a pas été respectée non plus », estime-t-il. Avant de conclure, en guise d’avertissement : « Un État moderne se doit de respecter strictement ces principes fondamentaux de la commande publique ».

1) Contacté par Monaco Hebdo, Clear Channel n’a pas répondu à nos questions avant le bouclage de ce magazine, le 20 avril 2021.

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