vendredi 26 avril 2024
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Michel Merkt : « Je ne veux pas travailler avec des gens “normaux” »

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Ma vie de Courgette, Juste la fin du monde, Aquarius… Derrière ces films récompensés sept fois aux Césars et nominés aux Oscars se trouve le même homme : le producteur suisse et résident à Monaco, Michel Merkt. Réputé discret, il a accepté de raconter son métier à Monaco Hebdo(1).

Les professionnels du cinéma sont parfois confrontés à des films “maudits”, comme L’homme qui tua Don Quichotte (2000) de Terry Gilliam (2) : c’est la crainte de tous les producteurs ?

Je ne suis pas superstitieux… ça porte malheur ! Il n’y a pas de films “maudits”. Quand tout se passe bien, c’est déjà assez difficile. Donc ça fait aussi partie de mon métier de limiter les risques. En tous les cas, tous ceux que je peux gérer. Car, pour le reste, il faut aussi avoir un peu de chance. Mais c’est surtout le professionnalisme qui fait la différence. C’est aussi pour ça qu’il est important de ne pas avoir qu’un seul projet par an, car ce serait beaucoup trop risqué.

Combien de vos films ne marchent pas comme espéré chaque année ?

J’ai un projet par an qui ne se passe pas comme prévu, à cause d’éléments qui ne sont pas imputables à une erreur ou à un manque de professionnalisme. Et c’est souvent hélas imputables à de terribles situations, comme des catastrophes naturelles, un décès ou encore un attentat.

Quel a été le déclic dans le développement de votre entreprise ?

Je pense que le réalisateur canadien David Cronenberg a été très important. Je l’ai rencontré pour la première fois en 1999, alors qu’il était président du jury du festival de Cannes. Ensuite, je l’ai revu en 2011 pour préparer Maps to the Stars (2014). J’ai rencontré le producteur de cinéma franco-tunisien Saïd Ben Saïd qui m’a redonné confiance et envie de faire du cinéma, alors que j’avais beaucoup de doutes… En fait, j’étais à la bonne place, mais pas avec les bonnes personnes.

Pourquoi ces doutes ?

Je doutais sur le modèle économique. Comment y arriver tout seul, sans gros moyens ? Mais ce n’est pas l’argent qui fait que l’on choisit les bons projets ou pas. Il faut aussi un bon carnet d’adresse, pour présenter ce projet aux bonnes personnes qui réaliseront ces projets.

Comment avez-vous construit votre carnet d’adresse ?

Lors de mes précédentes expériences, j’ai rencontré beaucoup de gens, serré beaucoup de mains… J’ai aussi beaucoup fréquenté les festivals, dans lesquels je me baladais avec 300 cartes de visites dans mes poches… J’ai échangé des cartes avec des gens il y a 10 ans : et ce n’est qu’aujourd’hui que je travaille avec eux.

Comment en arrive-t-on à produire des réalisateurs comme David Cronenberg, Paul Verhoeven, Philippe Garrel ou Anton Corbijn ?

Même moi ça me surprend encore quand je vois des listes de noms comme celle-là ! Cronenberg, c’était une envie. Mais en fait, j’étais juste au bon moment au bon endroit. On devait faire un projet avec un autre producteur et ce projet n’avançait pas. Alors je lui ai juste demandé s’il n’avait pas autre chose. Il m’a fait lire le script de Cronenberg et le lendemain, on signait !

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Michel Merkt et Paul Verhoeven aux Golden Globes, le 8 janvier 2017. © Photo DR

Et pour Paul Verhoeven ?

Pour Verhoeven, c’est Saïd Ben Saïd qui avait lu le livre Oh… (2012) de Philippe Djian. Il n’y a eu aucune hésitation : l’adaptation de ce livre, c’était forcément pour Paul Verhoeven. Pour Philippe Garrel, c’est une longue histoire également avec Saïd Ben Saïd : c’est un homme et un cinéma que j’aime, l’essence même de la difficulté de la simplicité…

Il y aussi le photographe et réalisateur néerlandais, Anton Corbijn, connu notamment pour ses clips de Depeche Mode, d’Arcade Fire et de U2 ?

Pour Anton Corbijn, j’était encore au bon endroit au bon moment. Je voulais travailler avec lui. J’en ai parlé avec l’acteur britannique Robert Pattinson. L’un de mes amis produisait Anton Corbijn. Il m’a simplement demandé de le rejoindre sur Life (2015).

Produire Ma vie de Courgette, c’est une première pour vous dans le film d’animation ?

Normalement on devrait faire ce que l’on sait faire et ne pas essayer autre chose… Mais là, je n’ai pas eu le choix. Car avant de me lancer dans le monde du cinéma, Tintin et mon père, qui me racontait des histoires, m’ont donné l’envie de raconter des histoires à mon tour. Et puis, il y a eu la Belgique et la Suisse, deux pays avec de vrais talents en animation.

Quoi d’autre ?

Il y a aussi le livre de Gilles Paris, Autobiographie d’une Courgette (2002), dont est tiré le film. En ajoutant à ça mon expérience personnelle d’enfant adopté, l’équipe avec le réalisateur suisse Claude Barras et les producteurs Pauline Gygax et Max Karli… Vraiment, je n’ai pas eu le choix… En somme, Ma vie de Courgette est un peu comme ma vie : une très belle histoire, pas toujours facile, mais emplie de rencontres extraordinaires.

Produire un film d’animation en “stop motion”, c’est long et compliqué ?

Il faut vraiment une équipe très soudée et de l’énergie à revendre. Mais quand ça marche, ça donne ce petit bijou qui est toujours en salle…

Vous gagnez beaucoup d’argent ?

J’ai commencé par des petits films, puis par des films qui visaient surtout un succès dans les festivals. Aujourd’hui, je peux me permettre de chercher un succès dans les festivals et sur un plan commercial. Il faut que je produise 6 ou 7 films par an pour que cela puisse rapporter de l’argent. Sur ce total, deux films ne marcheront pas, trois vont équilibrer leurs comptes et un ou deux seront rentables. Se limiter à produire un seul film par an est donc très risqué.

A quel moment êtes-vous payé ?

Le producteur est payé en dernier. C’est-à-dire une fois que tout le monde a été remboursé et que tout le monde a été rémunéré. Selon les structures des boites de production, il y a parfois des salaires, qui sont compris dans le budget du film. Ce qui permet de vivre. Mais souvent, ces salaires sont mis en participation. Et en cas de problème, c’est mon salaire qui est supprimé en priorité.

Et lorsque vos films sont diffusés à la télévision et en VOD, puis sortent en blu-ray ?

Ca dépend de beaucoup de choses qui sont discutées et posées dans les contrats. Mais s’il y a un retour, c’est après les déductions de toutes les avances et des frais engagés. Quand tout est remboursé, les producteurs se partagent un peu plus de 2 euros par billet de cinéma et environ 3,50 euros par blu-ray, DVD ou VOD (video on demand, vidéo à la demande, NDLR).

Aujourd’hui, il n’y a pas que les salles de cinéma, la télévision et les blu-rays pour assurer la diffusion d’un film ?

Même si l’objectif principal, c’est d’amener un film dans les salles de cinéma, aujourd’hui, pour certains projets, on peut aussi être ouvert à l’idée de sortir directement en VOD. Ou discuter avec Netflix ou Amazon.

Avec quels réalisateurs aimeriez-vous travailler ?

J’ai effectivement une liste de gens avec qui j’aimerais travailler. Mais j’ai surtout la liste de ceux avec qui je ne veux pas travailler…

Avec qui vous refusez de travailler ?

Je refuse de travailler avec des gens avec qui je sais que je ne vais pas m’amuser. Parce que peut-être que eux ne font ça que pour l’argent. Ou bien parce que j’ai déjà eu de mauvaises expériences avec eux. Produire un film signifie que l’on va passer entre deux et cinq ans avec certaines personnes. Et je n’ai pas envie de passer autant de temps avec des gens que je n’apprécie pas. Du coup, je peux renoncer à un projet si une seule personne ne me plaît pas.

Le profil du réalisateur avec qui vous avez envie de travailler ?

Je ne cherche pas la facilité ou les effets de mode. Je ne veux pas travailler avec des gens “normaux”, qui ne feront finalement que des films “normaux”. La quête de l’excellence passe par des challenges parfois difficiles. Ce n’est qu’en se mettant en difficulté que l’on peut accéder à la magie.

Avec quels acteurs vous aimeriez travailler ?

J’aimerais travailler avec des acteurs comme Robert Pattinson ou Christoph Waltz. Ou encore Matt Damon, Edward Norton, Mark Walhberg, Charlize Theron, Jodie Foster, Keira Knightley… Je suis d’ailleurs déjà en contact avec certains. Mais j’ai bien entendu aussi des noms de gens plus proches.

Et pour les réalisateurs ?

J’aime les réalisateurs de demain, ceux que l’on n’attend pas forcément, ceux qui ont une vision différentes à proposer. J’ai une chance extraordinaire : je travaille avec les gens avec qui j’ai envie. En ce moment, par exemple, je travaille avec Xavier Dolan, Sigourney Weaver, Golshifteh Faharani, Xavier Beauvois…

Au fait, c’est quoi un film indépendant aujourd’hui ?

Personne n’a la même définition. Aux Etats-Unis, pour les Film Independent’s Spirit Awards, les Américains estiment qu’il s’agit d’un film qui dispose d’un budget de moins de 20 millions de dollars. Pour moi, c’est un film qui coûte entre 3 et 5 millions d’euros.

Un film indépendant, c’est juste une question de budget ?

Non, c’est aussi une façon de travailler. Quand on est indépendant, il faut être créatif dans la production. Mais aujourd’hui, plus grand monde n’est vraiment indépendant. Car on travaille très souvent grâce à des aides. Ou alors, on parle de cinéma alternatif. Et on parle encore d’autre chose…

L’économie du cinéma a beaucoup changé ces 10 dernières années ?

Il faut rester très attentif à ce que les différents systèmes d’aides à la production cinématographique ne soient pas juste là pour maintenir sous perfusion et sauver une industrie moribonde, ce qui est le cas dans plusieurs pays. Il faut éviter que les sociétés de productions soit disant “indépendantes”, ne fassent appel aux soutiens que dans le but de garder 20 % en frais généraux pour faire fonctionner la structure et essayer de faire le film avec le reste. La réalité économique a changé. C’est à nous, les acteurs de la profession, d’être créatifs pour apporter des solutions.

Lesquelles ?

Aujourd’hui, il est vital de se réinventer. Des pays comme le Danemark ou le Canada ont su le faire. Ceci afin de ne pas concentrer les aides pour la survie d’une branche malade. La réussite est avant tout dans la fixation d’objectifs réalisables et dans le soutien au développement. Il faut aussi soutenir la relève et sa formation. Le cinéma est un métier de passion, mais il doit avant tout être fait par des professionnels… Il est important de préserver des emplois, mais l’excellence doit être l’objectif principal.

L’explosion du piratage des films sur internet, ça change quoi pour votre métier ?

Le piratage des films sur internet est un fait. Donc au lieu de se battre contre, il faut le voir comme un challenge et un nouveau défi pour nous pousser à se réinventer. Quand ils vont voir un film, je souhaite que les gens vivent une véritable expérience. Donc je me dis que s’ils le voient en mauvaise qualité sur internet, peut-être qu’ils en parleront quand même. Et peut-être que certains iront finalement le voir en salle, ou achèteront le blu-ray ou le DVD à sa sortie…

Il y a suffisamment de diversité dans le cinéma d’aujourd’hui ?

Ce n’est pas à moi de répondre à cette question. Ce qui est sûr, c’est qu’il faudrait se concentrer davantage sur l’écriture et le développement. Les chaînes de télévision, qui sont tenues de subventionner le cinéma, demandent de réaliser des films qui plaisent au public. Ce qui crée un nivellement qui ne permet peut-être pas d’être aussi fou et inventif qu’on voudrait l’être. Il faudrait créer des quotas sur la qualité.

Mais la notion de “qualité” est très subjective !

C’est exact. Mais il faut au moins que les films soient bien faits, de façon professionnelle.

Depuis que Canal+ a été racheté par Vincent Bolloré en juin 2014, certains craignent une baisse de l’investissement de sa structure de coproduction, Studiocanal ?

En tant que financeur du cinéma français, Canal+ a un pouvoir énorme. Vincent Bolloré pèse beaucoup, mais il n’est pas le seul à décider. Avant, les équipes de Canal+ envoyaient un peu plus de 600 personnes au festival de Cannes. L’an dernier, ils étaient une centaine… Beaucoup de gens ont peur. Ils attendent de voir ce qu’il va se passer.

Vous travaillez parfois avec Studiocanal ?

C’est arrivé. Mais avec le type de projets que je fait, j’aurais peut-être plus tendance à travailler avec Arte.

La mondialisation culturelle, appuyée notamment par Walt Disney, tend de plus en plus à uniformiser et à formater sur le même moule les esprits et les valeurs ?

Il est important que la concurrence existe. On est aujourd’hui dans un système consumériste dans lequel on fait un film pour financer le suivant. Il ne faut pas oublier que notre mission première, c’est de divertir. Ce qui n’empêche pas de questionner et de faire réfléchir les spectateurs.

Face à un public habitué à voir des produits Disney très formatés, c’est compliqué de parvenir à montrer Ma vie de Courgette ?

On n’a pas le choix. Car si on essaie de faire du Disney, on n’a aucune chance… Il faut proposer autre chose, pour offrir un peu de fraîcheur. Et ça marche, puisque Ma vie de Courgette a été nominé aux Oscars, face à des films qui ont dépassé le milliard au box office. En France, le film de Claude Barras a dépassé les 700 000 entrées.

Quels sont vos films préférés ?

Il y en a beaucoup. Je peux citer Amadeus (1987) de Milos Forman, Pi (1999) de Darren Aronofsky, Les Temps Modernes (1936) de Charlie Chaplin, Usual Suspects (1995) de Bryan Singer, Rox et Rouky de Richard Rich et Ted Berman, Les Triplettes de Belleville (2003) de Sylvain Chomet…

Vos projets ?

Depuis mes débuts, j’ai produit plus d’une cinquantaine de films. En ce moment, je me concentre surtout sur ce que l’on appelle l’“awards season”, c’est-à-dire le moment où se déroulent les remises de récompenses. Les stratégies de campagnes sont bien entendues calquées sur ces annonces. Et chaque bonne nouvelle implique de nouveaux budgets et de nouveaux déplacements.

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Eric Caravaca et Louise Chevillotte dans L’Amant d’un jour de Philippe Garrel (2017). © Photo SBS Distribution

Vous travaillez sur quels films en 2017 ?

Pour le moment, je me concentre sur le prochain film de Philippe Garrel, L’Amant d’un Jour. Mais aussi sur le projet de Anup Singh, The Song of Scorpions et enfin sur Les Gardiennes de Xavier Beauvois.

 

(1) Retrouvez la 1ère partie de cette interview dans Monaco Hebdo n° 1006.
(2) L’homme qui tua Don Quichotte est un film lancé par Terry Gilliam en 2000 et inachevé à ce jour. Après quelques catastrophes naturelles et des problèmes de santé de certains acteurs, le tournage devait débuter aux Canaries le 3 octobre 2016. Cette fois, c’est l’argent qui manque. « Nous sommes encore en train de chercher des fonds, a indiqué le réalisateur de Brazil (1985) à la BBC. Mais le projet n’est pas mort ».

 

7 César pour Michel Merkt

• Meilleur film :

Elle de Paul Verhoeven, avec Isabelle Huppert

• Meilleur réalisateur :

Xavier Dolan, pour Juste la fin du monde

• Meilleur actrice :

Isabelle Huppert, pour Elle

• Meilleur acteur :

Gaspard Ulliel, pour Juste la fin du monde

• Meilleure adaptation :

Ma vie de courgette de Céline Sciamma

• Meilleur film d’animation pour le long métrage :

Ma vie de courgette de Claude Barras

• Meilleur montage :

Xavier Dolan, pour Juste la fin du monde