samedi 20 avril 2024
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Télétravail : les interprétations juridiques divergent sur son application

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Un seul projet de loi était à l’ordre du jour de la séance publique législative du 5 mai 2020. Pourtant, la soirée fut quelque peu agitée. L’urgence à voter ce texte et les multiples sujets qu’il contient ont généré des points d’achoppements juridiques. Ce projet de loi « interdisant les licenciements abusifs, rendant le télétravail obligatoire sur les postes le permettant et portant d’autres mesures pour faire face à l’épidémie de Covid-19 », a été voté à l’unanimité. A ce jour, malgré des volontés conjointes du gouvernement princier et du Conseil national, le flou demeure sur des interprétations juridiques du texte.

Le télétravail est-il obligatoire actuellement, ou fortement encouragé ? Le gouvernement opte pour la première option, le Conseil national pour la seconde. Favorisé dès le 12 mars 2020 par décision du ministre d’État, le Conseil national a demandé à ce qu’il revêt un caractère obligatoire en séance publique extraordinaire le 16 mars. Puis, ce texte a été adopté en proposition de loi par les élus, et rendu obligatoire par décision ministérielle le 1er avril 2020. Finalement transformé en projet de loi, ce texte a été présenté aux conseillers nationaux pour un vote en séance publique mardi 5 mai. L’article 10 du projet de loi oblige l’employeur à le mettre en place, pour tous les travaux où cela est possible, et tant « qu’existent des mesures portant réglementation temporaire des déplacements prises par le ministre d’État en vue de lutter contre la propagation du virus Covid-19 ». Et c’est là où le bât blesse. Du côté du gouvernement, la mention « mesures portant réglementation temporaire des déplacements » inclut le port du masque obligatoire dans les commerces et transports, ainsi que les limitations du service de bus. Or, ces mesures contenues dans la décision ministérielle du 28 avril 2020 s’appliquent actuellement. En cas de non-respect de l’obligation de télétravail, l’employeur s’expose à une amende comprise entre 600 et 1 000 euros (lire par ailleurs).

le nœud du problème : « Des mesures portant réglementation temporaire des déplacements » 

Mais, pour le Conseil national, la mention susnommée s’interprète dans le sens d’un confinement strict, qui n’est désormais plus à l’œuvre en principauté. Selon eux, il n’y a plus, à ce jour, de « mesures portant réglementation temporaire des déplacements ». D’où l’introduction par le Conseil national de l’article 11 dans le projet de loi, afin d’encourager simplement le télétravail « en l’absence de mesures portant réglementation temporaire des déplacements prises par le ministre d’État en vue de lutter contre la propagation du virus Covid-19, mais tant que durera la période de suspension prévue à l’article 3 de la loi n° 1485 du 9 avril 2020 ». C’est-à-dire, tant que dure la crise sanitaire. Un amendement visant à rassurer les employeurs nous dit-on, pour pouvoir continuer de déroger à la loi sur le télétravail promulguée en 2016. Celle-ci prévoyait de limiter au maximum à deux tiers du temps de travail en télétravail, dans le but d’éviter les fraudes aux impôts, en choisissant seulement une boîte aux lettres à Monaco, pour exercer une activité totale en télétravail en France. Aujourd’hui, la loi votée mardi 5 mai 2020 prévoit donc des dérogations pour permettre aux salariés, lorsque c’est possible, de réaliser tout ou partie de leur activité en télétravail, ou en travail à distance. Le diable se niche dans les détails. Selon les interprétations juridiques des termes, le télétravail est obligatoire actuellement pour le gouvernement, et encouragé pour le Conseil national. C’est à n’y rien comprendre… L’élu Horizon Monaco (HM), Jacques Rit, rapporteur du projet de loi, a questionné le ministre d’État sur les délais d’application du projet de loi présenté en séance publique. Comme pour la plupart des articles, les délais s’appuient sur la suspension administrative prévue à ce jour, jusqu’au 18 juin 2020, dans la loi n°1 485. Jacques Rit a alors demandé si les mesures portant réglementation temporaire des déplacements en vigueur après la décision ministérielle du 28 avril 2020, avaient une influence sur le délai d’application de la loi : « La question se pose en effet de savoir si leur mise en œuvre peut avoir une incidence sur l’issue du délai de suspension du délai administratif. » Ce à quoi le ministre d’État a répondu : « La décision ministérielle du 28 avril n’a pas pour objet de restreindre les déplacements, mais d’en déterminer les conditions : forte recommandation pour le port du masque, distanciation sanitaire. Elle n’a donc aucun effet sur les délais de la loi 1 485 du 9 avril. Au bénéfice de ces explications, les amendements proposés par le Conseil national sont donc acceptés ». Là encore, sur cette déclaration de Serge Telle, les interprétations divergent. Selon le Conseil national, ces propos répondent à la question sur les « mesures portant réglementation temporaire des déplacements ». Pour le gouvernement, le ministre d’État répondait simplement sur l’éventualité de la prolongation des délais d’application. « Cette loi rend obligatoire le télétravail pour tous les postes qui le permettent, tant que les déplacements sont limités. Le télétravail est aussi vivement recommandé et donc facilité, tant que durera cette crise sanitaire. Dans cette période difficile, le télétravail a été mis sur le devant de la scène et son efficacité a été durablement prouvée », a résumé Stéphane Valeri, président du Conseil national, lors de son intervention en séance publique. Mais, à l’heure actuelle, le flou persiste. Le voile devrait être levé très prochainement avec une parution au Journal officiel (JO), qui devrait déterminer avec précision le champ d’application, les délais, ainsi que le contrôle du respect de cette loi.

Les licenciements interdits, sauf…

Autre point de discussion, l’interdiction des licenciements abusifs. Étonnante terminologie qui semble induire qu’ils étaient, jusqu’ici, autorisés. Autrement dit la loi concerne, entre autres, les licenciements s’appuyant sur le fameux article 6 de la loi 729 encadrant le contrat de travail, datant de 1963, qui permet de rompre un contrat à durée indéterminée (CDI) sur la simple « volonté de l’une des parties ». La loi vient répondre à une situation jugée « inhumaine et illégale » par Didier Gamerdinger, conseiller-ministre aux affaires sociales et à la santé, concernant des licenciements en pleine crise sanitaire. Ceux-ci sont donc interdits tant que dure la crise sanitaire, sauf « pour faute grave du salarié, pour licenciement économique planifié et initié antérieurement au 18 mars 2020 à la crise sanitaire, en cas de décès de l’employeur, en cas de disparition de la cause du contrat de travail », ou en cas d’inaptitude de l’employé attestée par un médecin. La loi s’applique également aux ruptures anticipées de contrat à durée déterminée. Ces éventuels licenciements seront soumis au contrôle d’un inspecteur du travail. « L’inspecteur du travail devra s’assurer que le licenciement envisagé n’est pas en lien avec la situation liée à la pandémie de Covid-19 », stipule le projet de loi voté le 5 mai 2020. Ce texte « nous permet donc de répondre, avec une approche humaniste, à la crainte compréhensible de certains salariés d’être victimes d’un licenciement abusif, à une période où il leur serait quasiment impossible de retrouver un travail », a résumé Stéphane Valeri. Ce projet de loi donne donc un peu de répit à de nombreux salariés, dans l’expectative quant à leur sort au sortir de la crise sanitaire. Que se passera-t-il à la fin du délai d’application de la loi ? Pour l’instant, tout comme le télétravail, celui-ci se circonscrit en prenant appui sur la loi n° 1485, qui détermine les délais de suspension administrative jusqu’au 18 juin 2020. Mais cette période devrait être prorogée.

© Photo Direction de la Communication

A l’heure actuelle, le flou persiste. Le voile devrait être levé très prochainement avec une parution au Journal officiel (JO), qui devrait déterminer avec précision le champ d’application, les délais, ainsi que le contrôle du respect de cette loi

Les baux commerciaux au cas par cas

Enfin, ce projet de loi prévoit un chapitre concernant les dispositions pénales. Des sanctions sont prévues en cas de non-respect du port de masque, là où il est rendu obligatoire, c’est-à-dire dans les transports et les commerces. Elles peuvent aller de 75 à 2 250 euros en cas de récidives multiples. Enfin, il manque à l’appel la question des baux commerciaux, qui n’a pas été traitée dans ce projet de loi. Il semblerait que la position du « cas par cas » soit, pour l’instant, privilégiée par le gouvernement. Ce que regrette Stéphane Valeri, pour qui la concrétisation d’une loi applicable à tous, de mesures de réduction du loyer de 20 % pour un seul trimestre pour les locataires en difficulté, s’avérerait plus efficace. « La jurisprudence du tribunal suprême, à travers plusieurs décisions, n’interdit pas les atteintes au droit de propriété à condition que ces atteintes puissent être justifiées pour des motifs d’intérêt général et proportionnelles par rapport aux enjeux. Des motifs d’intérêt général, n’est-ce pas manifestement le cas ? », interroge Stéphane Valeri.

Imbroglio juridique autour de l’article 3 du projet de loi : suspension de séance

«Je voudrais insister sur le caractère assez exceptionnel de ce qui se passe ce soir. Le travail de commission ne peut pas être fait normalement, puisqu’on découvre ces lignes, pour le moins ardues et complexes, pour qui n’est pas un juriste, sur le siège », interrompt Jean-Louis Grinda, élu Union monégasque (UM), juste avant que le président du Conseil national ne mette l’article 3 du projet de loi aux voix. L’élu UM vient de mettre les pieds dans le plat. Il va s’en suivre une heure et demie d’explications de texte autour de cet article. L’objet de la discussion concernait les ruptures de contrat liées à la crise du Covid-19, et les modalités de remboursement ou d’avoir dans les domaines touristiques et évènementiel. L’inclusion des manifestations sportives et culturelles dans le texte a fait débat. Le directeur des affaires juridiques, Arnaud Hamon, présent dans la salle — exceptionnellement à notre connaissance — explique ensuite pourquoi. « Du point de vue de la direction des affaires juridiques, la difficulté à laquelle on a été confrontée, c’est la détermination du champ d’application de ces dispositions. Il a été proposé de viser un certain nombre de contrats, en en donnant une terminologie qui ne figure pas dans notre droit monégasque. […] Lorsqu’on vient prévoir des mécanismes qui touchent aux conditions d’exécution du contrat, il est toujours très difficile pour le législateur de s’insérer dans des relations contractuelles. Pourquoi ? Parce qu’on se heurte à la variété des contrats, des clauses, des conséquences prévues par les parties. […] A mon niveau, je ne suis pas en mesure d’apprécier de manière précise les effets de ces dispositions. » Thomas Brezzo, élu Priorité Monaco (Primo !) et président de la commission législation, a annoncé son abstention concernant l’article litigieux du projet de loi. Serge Telle avoue même qu’à 16h, soit deux heures avant le début de cette séance publique, il a « demandé si on ne pouvait pas attendre demain ou après-demain. Et on [lui] a expliqué qu’il fallait que le texte soit voté ce soir, parce qu’il emportait avec lui des domaines qui étaient attendus et sensibles ». De son côté, Stéphane Valeri regrettait que des considérations d’ordre juridique puissent l’emporter sur la volonté politique. « Les politiques doivent s’imposer aux juristes », a-t-il clamé. « Depuis deux mandats que je fais, je n’ai jamais passé une soirée comme ça », ajoute Jean-Louis Grinda. Finalement, après une heure de tergiversations, la séance est suspendue pendant 25 minutes. Lorsque celle-ci reprend, le texte modifié est lu par Thomas Brezzo, incluant trois mots supplémentaires ajoutés à l’article, « directement ou indirectement ». Ils permettent d’englober de manière plus large toutes les parties prenantes à des manifestations sportives ou culturelles. « La démocratie directe nous la vivons ce soir, mais pour le bien commun », a tenté de résumer le président du Conseil national. La démocratie en direct eut été plus juste.

Pascale Pallanca, directrice du travail, répond aux questions de Monaco Hebdo concernant le contrôle de cette loi et sa mise en œuvre.

Comment allez-vous faire respecter cette loi ?

Lorsque l’inspection du travail sera saisie d’une demande de l’employeur sollicitant l’arrêt du travail à distance, elle étudiera, comme elle le fait déjà, les justifications ne permettant plus de le maintenir. Ce même examen se fera également dans le cas où ce sont les salariés qui saisissent le service de l’inspection du travail. Les éléments d’analyse portent sur la nature de l’activité, le consentement du salarié, la capacité de l’employeur à mettre à disposition de ses salariés les moyens techniques et matériels nécessaires au travail à distance, ou encore les technologies nécessaires au télétravail. Comme c’est déjà pratiqué, le dossier sera étudié sous l’angle du contradictoire, et l’employeur sera informé de la position retenue.

Des contrôles sont-ils prévus ?

Le service de l’inspection du travail mettra en œuvre les contrôles nécessaires à l’étude des arguments développés par l’employeur pour justifier sa volonté de ne pas mettre en place ou de faire cesser le travail à distance ou le télétravail. Ce contrôle portera aussi, éventuellement, sur les arguments avancés par les salariés qui auraient saisi ce service.

Qu’est-il prévu en cas de récidive ?

Après examen du dossier et de la situation, l’inspection du travail fera connaître sa position à l’entreprise. En cas de désaccord, et si l’employeur ne respecte pas la décision rendue par l’inspection du travail, un procès verbal d’infraction pourra être dressé. La loi n’a pas prévu une augmentation de la peine liée à la récidive.

Enfin, que vient faire l’article 11 du projet de loi, qui encourage seulement le télétravail pendant la période de suspension administrative, prévue dans la loi 1 485, à savoir donc jusqu’au 18 juin 2020 ?

Comme prévu dans la décision du 12 mars 2020, cet article vient rassurer les employeurs et leur permet de continuer à pratiquer du travail à distance ou du télétravail dans un cadre dérogatoire aux dispositions légales prévues par nos textes, alors même que les conditions d’application de l’article 10 ne seraient plus réunies.

Cet article n’est-il pas contradictoire avec le précédent ?

Non, cet article complète l’article 10, puisqu’il permet la poursuite du travail à distance ou du télétravail, en dérogeant aux dispositions de la loi 1 429 du 4 juillet 2016 relative au télétravail. Dans un contexte normalisé, les restrictions apportées au pouvoir d’organisation du travail de l’employeur ne sont pas justifiées, et il apparaît cohérent que ce dernier retrouve pleinement son pouvoir de direction au sein de son entreprise.