mardi 19 mars 2024
AccueilActualitésGastronomieClaire Sonnet : « Rien n’est jamais acquis »

Claire Sonnet : « Rien n’est jamais acquis »

Publié le

La directrice de salle du restaurant triplement étoilé le Louis XV - Alain Ducasse, Claire Sonnet, a remporté le prix Michelin 2023 du service. Pour Monaco Hebdo, elle évoque son parcours, son métier, la place des femmes dans le monde de la cuisine, mais aussi l’évolution du rapport des jeunes aux métiers de la gastronomie.

Comment avez-vous réagi après avoir remporté le prix Michelin du service, le 6 mars 2023 ?

Ça a été une très grande surprise. J’ai ressenti beaucoup d’émotion. On ne s’y attendait pas du tout. C’est une bonne nouvelle pour moi, mais aussi pour toute l’équipe du Louis XV.

Qu’est-ce que ce prix va changer pour vous ?

Cela signifie qu’il va y avoir encore plus de pression. Ce prix est une très belle reconnaissance, mais il suppose aussi beaucoup d’attentes. Il y a d’abord la pression que je me mets au quotidien, car il faut se maintenir. On est toujours dans une quête du surpassement de soi. Il faut continuer à avancer, pour aller toujours plus loin, et toujours plus haut.

Claire Sonnet Directrice de salle Louis XV Alain Ducasse
© Photo Iulian Giurca / Monaco Hebdo

Suite à l’annulation de votre vol, vous n’avez pas pu être présente le 6 mars 2023 à Strasbourg à la cérémonie organisée par le guide Michelin pour recevoir ce prix Michelin du service ?

Pour éviter les problèmes liés à un mouvement de grève, le Michelin a décidé de ramener la cérémonie de remise des prix de 16 heures le lundi 6 mars, à 10 heures du matin. Nous avons décidé de prendre un avion le lundi matin, et d’arriver à 9 h 25 à Strasbourg. Mais, le dimanche soir, vers 23 heures, j’ai reçu un SMS m’informant que notre vol était annulé. J’ai donc proposé au chef du Louis XV, Emmanuel Pilon, et à notre sommelier, Maxime Pastor, de passer chez moi le lendemain matin pour suivre cette cérémonie à distance. Je n’avais été informée de rien. J’ai donc eu la surprise d’apprendre en direct que j’avais remporté le prix du service. Frédéric Rouen du restaurant L’Alter-Native, à Béziers, qui a travaillé chez Alain Ducasse, a aussi été récompensé.

« Je suis quelqu’un de timide, donc monter sur scène et m’exprimer, avec l’émotion… Je pense que je n’aurais pas aimé ça. Et j’ai trouvé très bien que le chef Alain Ducasse aille chercher ce prix sur scène pour moi »

Vous êtes déçue de ne pas avoir pu être à Strasbourg pour recevoir cette récompense ?

Je n’ai ressenti aucune déception. J’ai été très contente de partager ce moment avec les équipes. Je suis quelqu’un de timide, donc monter sur scène et m’exprimer, avec l’émotion… Je pense que je n’aurais pas aimé ça. Et j’ai trouvé très bien que le chef Alain Ducasse aille chercher ce prix sur scène pour moi. En tout cas, c’est une belle reconnaissance. Ce prix, c’est le fruit de mon travail, mais je le dois aussi à toutes les personnes avec qui j’ai travaillé, et avec qui je travaille. Ce prix est aussi pour eux, et grâce à eux. Parce que sans eux, je ne suis rien. Sans nos clients, je ne suis rien non plus.

Claire Sonnet Directrice de salle Louis XV Alain Ducasse
© Photo Iulian Giurca / Monaco Hebdo

Depuis vos débuts dans le monde de la gastronomie, en 2008, comment a évolué la place des femmes dans ce milieu encore très masculin ?

C’est vrai que la gastronomie est un milieu assez masculin. Mais ce milieu s’ouvre de plus en plus aux femmes grâce à la bienveillance des personnes qui œuvrent dans ce métier. Depuis 2008, j’ai vu l’évolution, par la présence d’un plus grand nombre de jeunes femmes dans ce milieu. Il y en avait déjà, bien sûr, mais elles étaient moins représentées, ou moins mises en lumière.

« Ce prix, c’est le fruit de mon travail, mais je le dois aussi à toutes les personnes avec qui j’ai travaillé, et avec qui je travaille. Ce prix est aussi pour eux, et grâce à eux. Parce que sans eux, je ne suis rien. Sans nos clients, je ne suis rien non plus »

Pourtant, cette année encore, lors de la cérémonie autour du Michelin 2023, beaucoup d’observateurs ont une nouvelle fois souligné le faible nombre de femmes dans les 44 restaurants récompensés cette année ?

Il ne faudrait pas que l’on en arrive à décerner des prix, ou des étoiles, à des femmes parce qu’elles sont des femmes, et parce que l’on a envie de voir plus de femmes récompensées. Cela doit rester une question de capacités, de personnalité, et de force. J’espère que je suis là où je suis par mes compétences, et pas parce que je suis une femme.

Lire aussi : Michelin 2023, statu quo à Monaco

Quel est votre parcours ?

Je suis née à Clamart (Hauts-de-Seine) le 5 octobre 1984. En ce qui concerne mes études, j’ai obtenu une licence de sciences humaines à la faculté de Nanterre.

Mais les sciences humaines, ça n’a rien à voir avec la gastronomie ?

Non, mes études n’ont rien à voir avec la gastronomie. Pendant que j’étudiais, je travaillais le week-end, le soir, et pendant mes vacances dans un restaurant. C’était à la taverne de Maître Kanter, une brasserie de luxe à Versailles, face au château. Elle n’existe plus aujourd’hui. C’est là que j’ai rencontré des gens qui m’ont donné goût à ce métier.

Claire Sonnet Directrice de salle Louis XV Alain Ducasse
© Photo Iulian Giurca / Monaco Hebdo

Ce sont vos parents qui vous ont donné envie de faire ce métier ?

Mes parents ne sont pas issus du monde de la gastronomie. Ma mère était professeure de biochimie, avant de devenir assistante juridique. Mon père est expert-comptable. Ma petite sœur est aussi expert-comptable, et ma grande sœur travaille dans les services administratifs de l’université de la Sorbonne. Donc, mes parents m’ont dit : « Si tu veux te lancer dans ce secteur, fais des études, car c’est un métier qui s’apprend. » Je me suis alors lancée dans un CAP « service de salle », en alternance au Yacht Club de France, et j’ai enchaîné par une licence en management de restauration à l’école Ferrandi, que j’ai obtenue en 2008.

« Il ne faudrait pas que l’on en arrive à décerner des prix, ou des étoiles, à des femmes parce qu’elles sont des femmes, et parce qu’on a envie de voir plus de femmes récompensées. Cela doit rester une question de capacités, de personnalité, et de force. J’espère que je suis là où je suis par mes compétences, et pas parce que je suis une femme »

Il y a beaucoup de métiers différents dans le monde de la gastronomie : pourquoi avoir choisi le service ?

J’ai commencé dans des restaurants, en salles, pour faire le service. A l’époque, je travaillais avec un maître d’hôtel qui s’appelait monsieur Angelo. C’était un très, très grand monsieur, un vrai “showman”. Nous étions une équipe de six jeunes, et c’est lui qui nous a accompagnés et transmis le goût pour ce métier. D’ailleurs, sur six, quatre d’entre nous ont poursuivi dans la gastronomie.

Claire Sonnet Directrice de salle Louis XV Alain Ducasse
© Photo Iulian Giurca / Monaco Hebdo

Quel est le rôle d’une directrice de salle de restaurant ?

Une directrice de salle organise, développe les compétences des collaborateurs, accueille les clients, et cherche à unir et à mettre toute l’équipe dans les meilleures conditions, en insufflant une énergie. Au Louis XV, l’équipe est composée de 52 personnes, dont 20 qui sont chargées du service. Chaque partie a son chef exécutif. Notre chef pâtissier c’est Sandro Micheli, notre chef sommelier, c’est Maxime Pastor, et notre chef de cuisine, c’est Emmanuel Pilon. A tous les quatre, on organise. Car il faut que les quatre parties soient en accord, pour avancer ensemble.

L’art de la table, c’est vous aussi ?

L’art de la table, ce n’est pas que moi. Le chef des arts de la table pour le chef Alain Ducasse, c’est Olivier Guénot. Il s’occupe des 34 restaurants d’Alain Ducasse dans le monde. J’échange donc beaucoup avec lui, mais aussi avec le chef du Louis XV, Emmanuel Pilon.

Qu’est-ce qui vous attire dans l’univers du luxe ?

L’univers du luxe me fascine toujours, parce que c’est un monde très particulier. On côtoie au quotidien des personnes et des personnalités venues du monde entier. C’est un vrai plaisir d’être à leur service. Car la base de mon métier, c’est d’être au service de l’autre, au service de l’humain. Nous avons la chance de travailler dans des lieux magiques, remplis d’histoire, avec une atmosphère assez particulière, qui me transporte toujours autant.

« Je suis tout en haut, et, en même temps, tout en bas aussi. Après cette journée du 6 mars 2023 où j’ai reçu le prix du service grâce au Michelin, il y a eu un moment d’euphorie. Mais je suis très vite redescendue sur terre, parce que rien n’est jamais acquis »

Comment s’est déroulé votre parcours professionnel ?

Entre 2008 et 2011, j’ai pu travailler au Chardenoux avec Cyril Lignac, au salon Première Air France d’Alain Ducasse à l’aéroport Charles-de-Gaulle, ou encore au restaurant bistronomique Les Galopins à Boulogne-Billancourt, pour lequel j’ai d’ailleurs participé à l’ouverture.

Claire Sonnet Directrice de salle Louis XV Alain Ducasse
© Photo Iulian Giurca / Monaco Hebdo

En 2010, vous avez aussi travaillé en Espagne et en Angleterre : qu’est-ce que vous avez appris de ces expériences ?

A l’étranger, j’ai appris des rythmes et des cultures différentes. A Londres, l’énergie est telle que ça bouge très vite. Il faut donc savoir être réactif. A Madrid, c’était un autre rythme de vie, plutôt nocturne. Les Madrilènes sont très à cheval sur tout ce qui relève de l’histoire, mais, en même temps, ils avancent avec leur temps. C’est un autre dynamisme.

« L’univers du luxe me fascine toujours, parce que c’est un monde très particulier. On côtoie au quotidien des personnes et des personnalités venues du monde entier. C’est un vrai plaisir d’être à leur service »

Vous avez enchaîné en 2011 par un stage au restaurant trois étoiles Michelin d’Alain Ducasse du Plaza Athénée, aux côtés du directeur, Denis Courtiade ?

Ce stage au Plaza Athénée a été pour moi une découverte totale de l’univers du luxe et de la haute gastronomie. Denis Courtiade nous a transmis du savoir-être, mais aussi du savoir-faire. Cette expérience m’a confirmé mon choix de m’investir dans ce métier.

En 2017, vous avez décroché votre premier poste de directrice de salle : c’était au restaurant L’Écrin, à l’hôtel de Crillon ?

Effectivement, en 2017, j’ai pu m’impliquer dans l’ouverture du restaurant L’Écrin, à l’hôtel de Crillon. J’ai été amenée à diriger une équipe d’une vingtaine de personnes. Je suis arrivée début mai 2017. L’ouverture était prévue le 5 juillet 2017. Nous avions donc trois mois devant nous pour tout préparer.

Quand je suis arrivée, c’était en chantier. Tout était à faire. Mais j’aime beaucoup l’adrénaline que l’on retrouve dans le lancement d’un restaurant. C’est très enrichissant. D’une part, il faut recruter des collaborateurs, les former à notre vision, et s’assurer que rien ne manque. D’autre part, il a fallu prendre en compte l’une des particularités de ce restaurant : les cuisines étaient en sous-sol. Donc, les plats arrivaient par un monte-charge, et on communiquait avec les cuisines grâce à des talkies-walkies et à un système de caméras.

Vous êtes restée combien de temps au Crillon ?

Je suis restée 18 mois à l’Ecrin. Je suis partie le 5 décembre 2018, pour arriver le 17 décembre 2018 à Monaco.

Comment s’est passée votre arrivée à Monaco, au Louis XV ?

Le chef Alain Ducasse m’a contactée, et j’ai tout simplement dit « oui ». Je n’étais jamais venue à Monaco. Aujourd’hui encore, je continue de découvrir la principauté. Quand je suis arrivée au Louis XV, j’ai senti le poids de la responsabilité, car c’est la maison du chef Alain Ducasse. C’est une grosse machine, et on se sent très, très petit.

Claire Sonnet Le Louis XV Alain Ducasse
© Photo Matteo Carassale

La haute gastronomie, c’est aussi beaucoup de rigueur, et parfois de contraintes, pour les salariés : vous comprenez que ce secteur peine à recruter aujourd’hui ?

A l’occasion d’un salon à Paris, j’ai pu échanger avec des étudiants. Une jeune fille m’a demandé si je ne pensais pas que les codes du luxe devraient s’assouplir un peu. Je lui ai répondu qu’aujourd’hui, la chance qu’ils ont, c’est qu’il y a énormément de chefs, avec des identités et des personnalités très différentes. A eux d’identifier celui, ou celle, qui leur correspond. En revanche, pour évoluer dans le secteur du luxe, il y a effectivement un certain nombre de codes à respecter. Au Louis XV, nous travaillons de mars à décembre. Mais nous n’avons que sept services dans la semaine. C’est très différent comparé à d’autres restaurants qui sont ouverts sept jours sur sept, avec des déjeuners et des dîners non-stop.

Malgré le contexte actuel, il y a encore des jeunes qui ont envie de travailler dans la restauration ?

Oui, il y a encore des jeunes qui ont envie de travailler dans le secteur de la gastronomie. Nous avons la chance d’accueillir des stagiaires, y compris pour de longues périodes, et nous avons parfois de belles surprises. Ces personnes prennent goût à cette profession, et reviennent par la suite.

Après avoir pris la direction de la salle du Louis XV, le guide Michelin vous a donc décerné le prix du service 2023 : votre carrière a atteint des sommets ?

Je suis tout en haut, et, en même temps, tout en bas aussi. Après cette journée du 6 mars 2023 où j’ai reçu le prix du service grâce au Michelin, il y a eu un moment d’euphorie. Mais je suis très vite redescendue sur terre, parce que rien n’est jamais acquis.

Vous êtes au Louis XV depuis janvier 2019 : comment voyez-vous votre avenir après le Louis XV ?

C’est une grande question. J’ai l’impression que chaque jour, c’est mon premier jour. Je suis encore dans ces montées d’adrénaline. Il y a encore beaucoup de choses à faire au Louis XV. Pour le moment, je ne me suis pas posée la question pour savoir quelle serait la suite. Je fais confiance au chef Alain Ducasse, en la vie, et en l’avenir. Qui vivra verra.

Et dans l’immédiat, quels sont vos projets ?

J’ai envie de transmettre. Pour cela, j’aimerais prendre le temps, et travailler avec des écoles hôtelières. L’objectif est de faire découvrir ce métier aux plus jeunes.

https://www.instagram.com/p/CrArKsmMOli/