mardi 19 mars 2024
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Patrick Pouyanné : « Il faut accepter l’idée que la transition énergétique prendra du temps »

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Président directeur général du groupe TotalEnergies, Patrick Pouyanné était l’invité du rassemblement mondial des Conseillers du commerce extérieur (CCE) au Grimaldi Forum, le 20 octobre 2022. Il y a expliqué les grandes directions que pourraient prendre les acteurs de l’énergie, en pleine crise des stocks, à laquelle se mêle la crise climatique. Si l’électricité et le gaz naturel liquéfié riment avec avenir, selon lui, il faut encore investir dans les hydrocarbures pour assurer la transition sans encombres.

En pleine crise énergétique, l’avis du patron de Total Énergies, Patrick Pouyanné, vaut son petit pesant d’or. Invité à intervenir en visio-conférence à l’occasion du rassemblement mondial des Conseillers du commerce extérieur (CCE) au Grimaldi Forum le 20 octobre 2022, celui qui dirige depuis 2014 l’entreprise numéro un de l’économie française avec 214 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2021, a livré son analyse. Face à lui, quelque mille entrepreneurs de passage en principauté pour l’événement. Quelles directions vont prendre les acteurs du monde énergétique, et les grandes puissances par extension, alors que les stocks manquent, et que la crise climatique impose de revoir la gestion des ressources ? En dix ans à peine, ce géant pétrolier est devenu un acteur majeur dans le domaine énergétique en cumulant rachats et partenariats : 74 % de Direct Énergie en 2018, pour la partie électricité et gaz, Eren Renewable Energy en 2017 pour l’éolien, ou encore SunPower en 2011, pour les panneaux solaires. Pourtant, ce n’est pas la sérénité qui règne, au travers du discours de Patrick Pouyanné : « Notre planète, comme le monde énergétique, a été construite depuis une trentaine d’années sur un système d’énorme usine mondiale “just in time” [juste à temps — NDLR]. Pour que cela fonctionne, il faut des stocks. Or, quand les stocks se vident, on se retrouve face à un vrai problème. Il y a des effets majeurs sous l’angle macroéconomique, avec de l’inflation et une hausse des taux d’intérêt. C’est tout un monde qui se bouleverse, et les chefs d’entreprise doivent faire preuve d’agilité en traversant crise sur crise. » À quoi s’attendre alors, d’abord à court terme ?

Mondial des conseillers du commerce extérieur
« Il ne faut pas être pessimiste. Ce sont dans les moments de crise que l’on trouve des opportunités. À condition de savoir se remettre en cause. » Patrick Pouyanné. PDG du groupe TotalEnergies. © Photo Daniel Osso

« Tant que ce conflit russo-ukrainien perdurera, le monde restera en très forte tension sur le plan énergétique en Europe notamment, mais pas seulement, car les marchés sont interconnectés »

L’alternative du gaz naturel liquéfié, pas avant 2025

À court terme, la priorité est de sécuriser l’approvisionnement des foyers. « Tant que ce conflit russo-ukrainien perdurera, le monde restera en très forte tension sur le plan énergétique en Europe notamment, mais pas seulement, car les marchés sont interconnectés. Même si l’Amérique du Nord est relativement préservée du marché gazier grâce à ses énormes ressources naturelles, elle voit tout de même ses prix monter, car le prix du pétrole est rattaché à un marché mondial », explique Patrick Pouyanné. L’Europe et l’Asie dépendent encore profondément du gaz russe, source majeure de gaz à échelle mondiale, qui est difficile à rediriger, contrairement au pétrole russe qui, lui, pourra être revendu à d’autres pays, comme la Chine et l’Inde : « Les flottes devront voyager plus longtemps, et cela aura un coût. Mais c’est une économie mondiale qui pourra se stabiliser à nouveau. En revanche, pour le gaz russe, les 150 milliards de mètres cubes qui doivent rejoindre les tuyaux vers l’Europe ne vont pas retrouver une autre direction facilement, car il n’existe pas les infrastructures nécessaires pour aller vers d’autres pays. » C’est donc un choc, auquel il faut répondre par une alternative. Et celle-ci pourrait bien être le gaz naturel liquéfié (GNL), selon Patrick Pouyanné, qui annonce toutefois un bémol : son manque de disponibilité d’ici 2025-2026. « Le marché mondial de GNL, c’est 400 millions de tonnes. À titre de comparaison, le gaz russe représente 100 millions de tonnes en Europe. Pour compenser le gaz russe, les importations en GNL ont augmenté de 50 millions de tonnes cette année en Europe. Il y a donc eu un choc de demande de 15 à 25 % sur un business où il n’existe pas de flexibilité sur l’offre. » Pour répondre à cette demande nouvelle, il faut donc accroître la production. Mais ce n’est pas si simple, puisqu’il s’agit de grosses usines, qui mettent, en moyenne, cinq à six ans pour se construire, comme l’a rappelé le PDG de TotalEnergies : « Peu de nouveaux projets d’usine ont été lancés à cause du Covid, qui a ralenti les investissements. La nouvelle offre additionnelle en gaz liquéfié ne devrait donc pas arriver avant 2025-2026. Il faut donc s’attendre à vivre dans un monde en très forte tension d’ici là. » Résultat, les prix montent très haut, et très vite. Pour s’approvisionner, l’Europe doit donc payer plus cher que les autres régions face à ce choc de demande majeur, poussé jusqu’à 25 %. Et, face à ces hausses de prix soudaines, des phénomènes de régulation s’observent : « En Chine et en Asie du Sud-Est, un certain nombre de clients se retourne vers le charbon. Ce n’est pas bon pour le climat, mais c’est ce qu’il se passe, car il faut bien vivre… Et, en Europe, on voit aussi un phénomène de destruction de demande apparaître, où un certain nombre d’industriels commencent à ne plus pouvoir continuer au gaz. Donc, ils se tournent vers des générateurs au diesel, ou ils s’électrifient. »

Mondial des Conseillers du Commerce Extérieur
© Photo CCE

« L’hiver 2022-2023, on va le passer. Mais l’hiver 2023-2024 va être compliqué, car on n’aura sans doute pas l’approvisionnement russe que l’on a eu pendant les six premiers mois de l’année 2022 »

Économiser l’énergie

Cette tension énergétique devrait encore durer, si l’on en croit Patrick Pouyanné : « L’hiver 2022-2023, on va le passer. Mais l’hiver 2023-2024 va être compliqué, car on n’aura sans doute pas l’approvisionnement russe que l’on a eu pendant les six premiers mois de l’année 2022, sauf si le conflit trouve une issue favorable rapidement. On va donc devoir se serrer la ceinture. Et c’est la bonne expression, car le principal conseil à donner, maintenant, c’est d’économiser. » Économiser, pour assurer les besoins en consommation, mais aussi par souci environnemental : « C’est l’occasion où jamais pour les industriels, notamment pour maîtriser les émissions de CO2. Il faut revoir très activement nos positions, car c’est en période de crise que l’on innove. Ce n’est pas le système précédent qui va nous sortir de la crise. Ce système coûte trop cher. On peut aussi baisser les prix en jouant sur les durées d’engagement, pour trouver des fournisseurs. Mais cela implique de faire un pari sur deux ou trois ans sur les prix de l’énergie, et c’est compliqué. Je ne recommande pas de le faire quand les prix sont très élevés. » À long terme, le “mix” [mélange — NDLR] énergétique des industriels, et de TotalEnergies, devrait évoluer peu à peu vers de nouvelles ressources. Mais peu à peu seulement, car il va falloir du temps pour opérer la transition, estime Patrick Pouyanné : « Il faut chercher plus d’indépendance énergétique, et les énergies renouvelables sont locales. L’électrification est une bonne réponse. D’ailleurs, l’Allemagne revient vers le nucléaire après être revenue sur le charbon, mais c’est une solution qui prendra du temps. Il faut accepter l’idée que la transition prendra du temps. Il faut investir à la fois sur l’énergie d’aujourd’hui pour cela, le pétrole et le gaz, car on manque de capacités de production, et les prix montent en conséquence. Mais il faut aussi résolument investir pour construire le système décarboné de demain, raison pour laquelle un tiers de nos investissements chez TotalEnergies vont vers ces modes d’énergie. » L’erreur, depuis 2015, aurait été de ne plus investir dans les énergies d’hydrocarbures : « Nous sommes critiqués quand nous le faisons. Mais cet investissement est nécessaire pour pouvoir assurer la transition. »

« Le marché mondial de gaz naturel liquéfié (GNL), c’est 400 millions de tonnes. À titre de comparaison, le gaz russe représente 100 millions de tonnes en Europe. Pour compenser le gaz russe, les importations en GNL ont augmenté de 50 millions de tonnes cette année, en Europe »

La demande en gaz et en pétrole au plus fort

Si les prix de l’énergie augmentent, ce n’est pas seulement du fait de la guerre en Ukraine : « Les prix de l’énergie ont commencé à grimper dès 2021, car cela fait six ans que nous sommes dans un niveau bas d’investissements en hydrocarbures. La difficulté de la transition est d’adapter l’offre à la demande. On pense que la demande va suivre en restreignant l’offre, mais ça ne se passe pas comme ça en économie. » Cela semble en effet se vérifier aujourd’hui, d’après Patrick Pouyanné : la demande en gaz, pétrole, et charbon est forte, « car l’ensemble de la planète a besoin d’énergie, et c’est ça qui est disponible aujourd’hui. Bien sûr que nous devons accélérer et construire le système décarbonné. Mais cela requiert beaucoup plus d’investissements qu’aujourd’hui. » Près de 700 milliards de dollars sont investis chaque année dans le monde dans les énergies décarbonnées et dans l’électricité. Or, selon Patrick Pouyanné, il faudrait se rapprocher des 1,5 trilliard de dollars d’investissement, « sans démonter le système qui nous fait vivre aujourd’hui, tant que l’on n’a pas construit le nouveau. Quand je suis rentré dans le monde de l’énergie, il y a 25 ans, les énergies fossiles représentaient 90 % du “mix” énergétique mondial. Or, 25 ans plus tard, c’est 81 %. Dans l’intervalle, la population mondiale a beaucoup cru, et la consommation d’énergie aussi. Il ne faut donc pas confondre vitesse et précipitation. » Électricité, énergies renouvelables, biomasse, biogaz, hydrogène, représentent ainsi un « énorme gisement de croissance ». La stratégie consiste alors, pour TotalEnergies, comme pour d’autres acteurs de l’énergie, à se détourner peu à peu des énergies fossiles traditionnelles par l’intermédiaire du GNL, dans un premier temps : « Nous pensons qu’il s’agit-là d’une énergie de transition, qui s’allie bien avec l’intermittence des énergies renouvelables. Nous sommes un des plus grands acteurs dans ce domaine, qui est extrêmement capitalistique. Et nous venons d’être sélectionnés comme premier partenaire international au Qatar [pour les projets de GNL North Field East et North Field South, d’une capacité de production annuelle respective de 32 millions de tonnes et de 16 millions de tonnes par an — NDLR], preuve que l’on peut réussir dans ces marchés à l’export. Il ne faut pas être pessimiste. Ce sont dans les moments de crise que l’on trouve des opportunités. À condition de savoir se remettre en cause. »