vendredi 19 avril 2024
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Ludovic Subran : « C’est une récession au temps de Twitter »

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Parle-t-on trop de récession, et d’inflation ? À l’instar du Nobel d’économie Robert Shiller, le directeur de la recherche économique d’Allianz, Ludovic Subran, recommande la prudence pour éviter le choc de confiance. Invité par le Monaco Economic Board, le 6 juillet 2022, pour une conférence, cet économiste préconise aussi davantage de coopération pour sortir de cette période tourmentée économiquement.

Les économistes s’entendent pour dire qu’une récession émerge lorsque le PIB (1) d’un État affiche deux trimestres de croissance négative : sommes-nous dans ce scénario ?

Je crois que, s’il ne s’agit pas d’une récession des données techniques, nous sommes dans une situation où l’on a une sensation de récession. C’est-à-dire que le pouvoir d’achat des ménages baisse, les marges d’entreprises aussi, les chiffres d’affaires sont en berne, en plus du sur-stockage, alors que l’on a connu des périodes de pénurie pendant plusieurs mois. Considérant cela, je ne m’attends pas à une véritable récession très grave, mais une récession de tri.

Qu’est-ce qu’une « récession de tri » ?

Ce qu’on risque de voir, c’est que la plupart des entreprises ou secteurs épargnés par des mesures comme le « quoi qu’il en coûte », qui ont été prises contre la pandémie, et les effets de la guerre en Ukraine, sont en train de prendre fin, peu à peu. Les politiques budgétaires d’aides et les politiques monétaires accommodantes prendront fin, même s’il y a zéro croissance, ou moins zéro quelque chose. La question de la récession va donc certainement se poser sur des secteurs en particulier, qui sont un peu plus vulnérables à davantage d’inflation, à moins de croissance, et à plus de frais financiers, car les taux d’intérêt augmentent désormais.

L’inflation, durable, est-elle également à l’origine de la récession ?

Il y avait deux options pour lutter contre l’inflation. L’une qui consistait à lutter de façon ordonnée, et l’autre — c’est celle que l’on connaît aujourd’hui — qui consistait à voir les taux d’intérêt monter très haut, et très vite, de la part des banques centrales, avec les risques de boucles salaires que l’on connaît… L’histoire nous a appris que ce genre de scénario aboutit, malheureusement, en récession.

La guerre en Ukraine est souvent mise en avant comme facteur aggravant : qu’en est-il ?

En Europe, la guerre en Ukraine a été le choc exogène qui a créé toutes les conditions d’une récession industrielle. On le voit aujourd’hui dans les pays qui sont très dépendants du gaz russe. Mais, la vraie question, c’est de se demander s’il y aura une récession aux États-Unis, qui n’aura rien à voir avec le coût de l’énergie, mais avec le choc de confiance, de crédibilité, et l’environnement fragmenté que l’on connaît aujourd’hui, qui proposent moins d’opportunités.

« Les politiques budgétaires d’aides et les politiques monétaires accommodantes prendront fin, même s’il y a zéro croissance […]. La question de la récession va donc certainement se poser sur des secteurs en particulier »

D’après le prix Nobel d’économie Robert Shiller, plus on parle de récession, plus on la provoque : qu’en pensez-vous ?

Oui, et c’est d’ailleurs la même chose pour l’inflation. Ce sont des prophéties auto-réalisatrices. Il y a un côté très spéculatif sur la possibilité des entreprises à utiliser leur “pricing power” [leur capacité à augmenter les prix sans affecter la demande — NDLR]. Plus on parle d’inflation, et plus les entreprises ont tendance à augmenter un peu leurs prix, parce que les coûts augmentent, et qu’il est possible de se permettre d’augmenter les prix sur certains secteurs, moins affectés par les coûts de l’énergie, étant donné que tout le monde s’attend à subir un peu d’inflation. Et c’est pareil pour la récession.

Pourquoi ?

Nous sommes dans une société très psychologique, avec de « l’infobésité ». C’est une récession au temps de Twitter. Tout le monde a plein d’informations. Et quand tout le monde commence à en parler, on crée un choc de défiance. On commence à se dire : « Ah oui, c’est vrai, on pourrait connaître une récession ». L’idée de Robert Shiller, c’est de dire : « Attention à ne pas se tirer une balle dans le pied, que ce soit sur l’hyperinflation ou sur la récession ».

Il faut tout de même en parler ?

Il faut, avant tout, regarder les faits, et les poches de résilience. Il y a, par exemple, encore beaucoup d’épargne Covid, encore des relais de croissance. Il y a l’Asie, qui repart assez vite aussi. Mais c’est vrai que, plus on parle de récession, plus le moteur de la confiance se grippe, et comme une réaction en chaîne, cela provoque une perte d’investissements des entreprises, une baisse de consommation des biens semi-durables des ménages, on va moins changer le lave-vaisselle ou la voiture par exemple. C’est ce à quoi on assiste aux États Unis.

« En Europe, la guerre en Ukraine a été le choc exogène qui a créé toutes les conditions d’une récession industrielle. On le voit aujourd’hui dans les pays qui sont très dépendants du gaz russe. Mais, la vraie question, c’est de se demander s’il y aura une récession aux États-Unis »

Et en Europe ?

En Europe, je pense qu’il s’agira d’une récession liée au coût de l’énergie, et à l’autre choc d’offre négative qui a été la fermeture de la Chine, qui a été très coûteuse aussi, par exemple pour l’Allemagne.

N’est-on pas dans le même scénario que celui des années 1970 : avec des difficultés d’approvisionnements, et une consommation uniquement soutenue par les taux bas ?

Je trouve que c’est très différent, au contraire. Les institutions ne sont pas les mêmes. On a des politiques publiques mieux gérées que dans les années 1970, donc on a moins cet effet amplificateur de la politique monétaire, qui cherchait à lutter contre les effets de stagflation [lorsque l’économie souffre à la fois d’une croissance faible, et de l’inflation — NDLR]. La grosse différence, ce n’est pas le choc énergétique, car c’est le même début que la crise des années 1970. Mais ce n’était pas un sujet d’approvisionnement, comme on le voit aujourd’hui. C’était plus un sujet de demandes. La récession a commencé quand la demande a cassé. Aujourd’hui, au contraire, la demande n’est pas vraiment cassée. Elle a été stoppée par le choc d’offres, et ce n’était pas vraiment ce que l’on voyait dans les années 1970.

Nous sommes donc dans un scénario inédit ?

Cela pose beaucoup de questions, car l’ensemble des choses que l’on sait faire, on ne sait pas vraiment les faire dans un environnement de pénurie. Dans les années 1970, le gâteau grossissait encore. Aujourd’hui, avec le changement climatique, d’un point de vue réglementaire ou démographique, il y a moins de gens sur le marché du travail. Mais il y a aussi plus de contraintes pour voyager, pour commercer… C’est un paradigme différent des années 1970, où il y avait une croissance un peu infinie.

© Photo Basile Landry

Comment s’adapter ?

Les politiques publiques doivent prendre en compte le fait que tout a changé, et c’est la raison pour laquelle je suis moins inquiet. Il ne s’agit plus d’un enjeu de crédibilité, mais d’un enjeu d’adaptabilité. Nous évoluons dans un environnement moins coopératif, moins collaboratif, et il faudrait peut-être plus de coordination pour sortir plus vite de cette situation « stagflationiste » dans laquelle on est aujourd’hui.

Vous comparez le choc énergétique actuel à celui qu’a eu Fukushima (2) sur les marchés financiers : pourquoi ?

Dans le modèle économique, quand vous avez généralement une augmentation de 10 % des prix de l’énergie, cela vous donne 0,2 point d’inflation en plus, et 0,1 ou 0,2 point de croissance en moins. Là, nous avons eu des chocs d’énergie de 100 %. Dans le cas où on a 10 % de moins d’approvisionnement énergétique, ce ne sont pas les prix qui augmentent de 10 %, mais les volumes qui baissent de 10 %. Or, dans la plupart des guerres, l’énergie continue de couler, donc le seul point de repère que l’on a, hors guerre, c’est Fukushima. Car il y a eu un choc d’approvisionnement énergétique de 30 %. Les Japonais ont pris d’énormes mesures de sobriété, ils ont essayé de faire de la substitution. Mais, malgré tout, on a remarqué que 10 % d’approvisionnement en moins ont provoqué 1,5 point d’inflation en plus. Et 1 point de croissance de moins.

« Quand on fait le point sur les premières sanctions prises contre la Russie, qui sont des sanctions financières, on a peut être, quelque chose qui présage des futures sanctions que l’on pourrait prendre contre d’autres pays »

Dans cette optique, que se passe-t-il si on se prive de gaz russe ?

Ce sera à peu près dans ces eaux-là. Pas un choc de 30 %, mais plutôt 17 % après substitution, et avec un peu de sobriété. Voire 10 %, car on commence à en parler. Mais, très vite, on passe dans le rouge. Car on n’a déjà pas beaucoup de croissance, et on a déjà beaucoup d’inflation, au contraire. Si, à cela, s’ajoutent de vraies ruptures d’approvisionnement en hiver, et qu’on ne peut pas se chauffer à Berlin, ni faire tourner les usines, alors on verra tout de suite des effets récessifs.

Pourquoi l’exemple de l’Allemagne est-il important ?

En Allemagne, si on perd seulement 1 % d’approvisionnement énergétique, ce seront 40 000 emplois qui seront en risque, du fait de leur niveau de dépendance énergétique [avec la Russie — NDLR]. Car, dans ce scénario, on est obligé d’arrêter les usines spécialisées en chimie, en machine outil, et en automobile. Or, ces usines fonctionnent toutes quasiment au gaz russe. Et, même si nous allons recevoir un peu de gaz algérien, suédois, qatari, ou américain, on n’arrivera pas à le substituer. Tout dépendra du niveau de la demande. L’Allemagne a d’ailleurs un plan d’urgence en place, qui regarde comment répartir le coût entre les ménages et les entreprises, pour ne pas que l’emploi soit trop touché.

Lors de votre conférence (3), vous avez parlé de « guerre du capital » : qu’est-ce que cela signifie ?

Quand on fait le point sur les premières sanctions prises contre la Russie, qui sont des sanctions financières, on a peut être, quelque chose qui présage des futures sanctions que l’on pourrait prendre contre d’autres pays, dans lesquels les hommes ou les femmes politiques pourraient être moins coopératifs. Notamment la Chine.

Pourquoi la Chine ?

Car cette guerre commerciale, qui a émergé entre les États-Unis et la Chine, sous le mandat de Trump, peut se transformer en guerre du capital. Au niveau des sanctions financières, des rapatriements des dividendes, du financement des entreprises, c’est sur le capital que se jouera ce prochain match entre les États-Unis et la Chine. Malheureusement, la guerre entre l’Europe et la Russie, entre l’Ouest et la Russie, n’est que le début. Cette crainte d’escalade est réelle. La Chine réfléchit aux outils qui permettent de pallier à l’isolement financier décidé par les États-Unis. D’où le fait qu’ils veulent lancer une monnaie avec les pays émergent, et se « dédollariser ». Tout cela change les règles de la finance nouvelle.

1) Le produit intérieur brut (PIB), mesure la production de richesse à l’intérieur d’un État.

2) L’accident nucléaire de Fukushima, survenu le 11 mars 2011 au Japon, est considéré comme la deuxième catastrophe nucléaire la plus importante de l’Histoire, après celle de Tchernobyl, en 1986.

3) Ludovic Subran a tenu une conférence à Monaco sur le thème de la guerre du capital, mercredi 6 juillet 2022, au Novotel, avec le Monaco Economic Board (MEB).