mercredi 24 avril 2024
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Xavier Ragot : « Ce qu’il faut construire,
c’est un retour des États comme vecteur
d’une générosité nationale »

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Xavier Ragot est directeur de recherche au CNRS et directeur de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), centre de recherche en économie rattaché à Sciences Po. Il a aussi été le conseiller économique d’Arnaud Montebourg au ministère de l’économie, du redressement productif et du numérique. Face à l’épidémie de Covid-19, il analyse la situation économique à l’échelle française et européenne, notamment sur la question des dettes publiques, et évoque également le monde économique à venir.

On parle d’une crise encore plus grave que celle de 2008 et de 1929 : en quoi est-elle plus violente ?

Les comparaisons sont compliquées, parce que cette crise est vraiment singulière. Mais pourquoi d’emblée, parle-t-on de ces deux évènements ? Un, tout simplement parce que la chute de l’activité est colossale, spectaculaire, et de l’ordre de grandeur de ces crises-là. Il est maintenant de l’ordre de grandeur de la crise de 1929, plus que de la crise de 2008, et de n’importe quel évènement qu’on ait connu dans l’après-Guerre. Pour donner un peu l’ordre de grandeur de la chute de l’activité qu’on voit aujourd’hui, prenons l’économie française. La chute la plus importante d’activité qu’on ait connue sur un trimestre, c’était 5,3 % en mai 1968. Là, on parle d’une chute de 20 à 30 %, soit quatre fois plus que tout ce qu’on a connu. C’est au moins deux fois plus sur un trimestre que la chute de 2008. Et c’est probablement équivalent ou supérieur à la crise de 1929 en termes de chute et de brutalité de la chute de l’activité économique.

Quelle réponse apporter ?

La réponse sera une hausse de la dette publique, parce que les États s’endettent pour aider l’économie. C’est l’autre élément qui fait comparer cette crise aux autres. On pense aujourd’hui qu’elle sera à peu près d’une hausse de 15 % sur quelques mois, ce qui est colossal ; avec toute l’incertitude au moment où je vous parle  (1), puisque tout va dépendre des stratégies de déconfinement. En France, on passe de 100 % de dette publique par rapport au PIB, à 115-120 %. Ce qui est énorme sur quelques trimestres.

Il y a maintenant une crise de l’économie dite « fictive » et une crise de l’économie dite « réelle » : sont-elles deux crises différentes ou bien sont-elles liées ?

La différence avec les autres crises, c’est qu’aujourd’hui on choisit de mettre l’économie mondiale en crise. C’est le choix des mesures sanitaires pour éviter la propagation du virus qui crée le ralentissement économique. C’est un choc sanitaire qui entraîne des réponses de politique économique, avec le confinement, qui crée le problème économique. Ce confinement est nécessaire, je ne le remets pas en cause, je ne veux pas opposer l’économie et le sanitaire. On crée d’abord une contraction de l’activité économique pour préserver des vies, et cela à juste titre.

Les conséquences ?

Cela fragilise les entreprises : dans certains secteurs, on enregistre 50 % de perte de revenus. Ces entreprises sont en très grande difficulté financière, cela va créer du chômage, ça va créer des faillites, et ça va probablement se diffuser dans le secteur bancaire. Donc la logique est tout autre. C’est une logique qui part de l’économie « réelle », c’est-à-dire la santé des entreprises, et qui va vers la finance. Alors que pour la crise de 1929 et de 2008, il s’agissait des crédits financiers donnés à tour de bras à des gens qui ne pouvaient pas rembourser. Tout ça, c’était de la finance qui ne fonctionnait que sur elle-même. C’est d’abord la crise financière qui a mis les banques en faillite, les banques ne pouvaient plus prêter à l’économie. Et l’économie « réelle » en a souffert. Ici, la logique est complètement inverse.

Est-ce que cela a un sens de parler d’économie « réelle » et « fictive » ?

Pas vraiment. Des mesures ont été prises pour essayer de segmenter les risques économiques. L’objectif, c’est que les faillites d’entreprises ne fragilisent pas complètement le système bancaire, pour que les banques continuent à faire crédit aux ménages et aux entreprises. Concrètement, en prenant le cas français, il y a une garantie publique de 300 milliards d’euros sur les crédits des banques aux entreprises. Les banques vont faire crédit aux entreprises. L’État dit : « Si l’entreprise fait faillite c’est moi, État, qui vais prendre une partie du risque », pour éviter que, s’il y a faillite, cela n’entraîne aussi celle des banques. Comme on a beaucoup appris de 2008, il y a dans cette gestion de la crise beaucoup d’argent public, ce qui justifie la hausse de la dette publique, qui est mise dans l’économie pour essayer d’éviter la contagion du virus de cette crise dans le domaine économique. L’idée, c’est d’aider les entreprises, d’aider les ménages, et de chercher à éviter la contagion dans le secteur bancaire. La résultante de tout ça, c’est que l’État intervient et fait exploser sa dette publique pour sauver l’économie.

La stratégie de l’État en dernier recours est pourtant classique à chaque crise : en 2008, l’État a déjà mis la main à la poche pour sauver des banques de la faillite ?

Vous avez raison. Mais que s’est-il passé ? En 2008, c’est l’État qui a prêté de l’argent aux banques en dernier recours, parce que les banques étaient à cours de liquidités. Tout le monde se méfiait des banques et les banques étaient au bord de la faillite. Donc l’État a dû intervenir en dernier recours, comme aujourd’hui, mais dans le secteur bancaire. Aujourd’hui, si on regarde concrètement le dispositif principal dans tous les pays, on voit qu’il s’agit du chômage partiel. Le chômage partiel, c’est l’État qui dit aux entreprises : « Ok, vous payez les salaires, mais je vous les rembourse ». C’est comme si on embauchait les gens pour qu’ils restent dans l’entreprise, pour éviter le chômage. Donc, en dernier recours certes, mais dans cette crise l’État est maintenant l’employeur en dernier recours. Alors qu’avant, il était le prêteur en dernier recours. Et dans d’autres crises, c’est le consommateur en dernier recours. L’État est en dernier recours, c’est lui qui stabilise le capitalisme, toujours, et aujourd’hui comme avant. Ce qui est innovant dans cette crise, c’est qu’il a trouvé des modes d’intervention qui sont inédits. Que l’État soit l’employeur en dernier recours avec le chômage partiel, c’est quand même inédit. Ce n’était pas le cas en 1929, et ce n’était pas non plus le cas en 2008.

Peut-on parler de la banque en dernier recours finalement, puisque l’État donne des garanties qu’elle ne va pas chercher sur la fiscalité du capital par exemple ou par l’impôt, mais sur la planche à billets ?

Ce n’est pas faux. Notre analyse à l’OFCE, notamment en France et en Europe, c’est que l’État aide les ménages avec le chômage partiel. Huit millions de salariés, plus les fonctionnaires, ça fait quasiment un tiers à la moitié des salariés français qui sont payés par l’État aujourd’hui. Mais ceux qui perdent beaucoup, ce ne sont pas les ménages car les ménages voient leurs revenus stabilisés. En revanche, les entreprises perdent beaucoup en chiffre d’affaires, notamment les petites et moyennes entreprises (PME), et les entrepreneurs indépendants. Donc l’État crée des dispositifs pour les aider. Après oui, bien sûr, l’Etat doit s’endetter.

Que se passe-t-il, ensuite ?

L’Etat émet de la dette et les banques centrales disent : « Cette dette-là, je vais en acheter une bonne partie pour qu’il n’y ait pas de problème de financement de l’État ». Donc oui, il y a un financement par les banques centrales en ce moment de la dette publique. C’est le plan de 750 milliards de la banque centrale européenne (BCE), qui a un acronyme : le Pandemic emergency purchase program (PEPP). Pour donner un ordre de grandeur, 750 milliards, c’est à peu près 7 % du PIB européen, donc c’est beaucoup d’argent. Mais les autres banques centrales, américaines et anglaises, c’est beaucoup plus encore : c’est de l’ordre de 2 000 milliards d’euros pour la banque centrale américaine (FED). Et l’Angleterre a fait quelque chose d’encore plus inédit.

Qu’a fait l’Angleterre ?

Le Trésor anglais a passé un accord avec la banque d’Angleterre pour que la banque d’Angleterre finance directement le Trésor sur le marché primaire. C’est-à-dire sans que le Trésor ne vende des titres normalement sur les marchés financiers. La banque centrale rachète les titres sur les marchés financiers. Là, le Trésor anglais, a décidé d’émettre des dettes, et la banque centrale finance directement, fait marcher la planche à billets, et donne l’argent au Trésor directement, sans passer par les marchés. Il y a donc un financement direct de la banque centrale d’Angleterre au Trésor anglais. C’est encore plus innovant en termes de monétisation des dettes publiques.

Est-ce que cette comparaison est pertinente sachant que la BCE est indépendante et que les autres banques centrales que vous citez ne le sont pas ?

Mais la question, ce n’est pas tant l’indépendance. La BCE fait face à la vingtaine de Trésors des pays de la zone euro. Les 19 pays ont des dettes différentes, et des endettements différents. Il a toujours été demandé à la banque centrale de traiter tout le monde sur un pied d’égalité : les pays les plus forts comme l’Allemagne, ou les pays les plus fragiles comme l’Italie. C’est ça qui montre sa capacité d’action, car si elle le pouvait, elle absorberait beaucoup plus de dette italienne, car c’est l’Italie le maillon faible de l’Europe. Enfin, il faut rappeler que la banque centrale n’est pas indépendante. La banque centrale c’est une banque, mais dont les actionnaires sont les banques centrales de chaque État. Donc la banque centrale est dans les mains de toutes les banques centrales des États européens qui délèguent la gestion de la politique monétaire à une instance commune. Donc, s’il y avait un accord politique pour monétiser la dette publique européenne, il n’y aurait pas de problème pour le faire. Le problème ne serait pas politique, mais économique ou technique.

Par ailleurs, dans vos travaux, vous préconisez cette mutualisation des dettes à l’échelle européenne ?

Oui. Certes, le Covid est un virus mondial qui affecte l’humanité, dont la moitié est aujourd’hui confinée. Mais dans la zone euro, il y a des pays qui sont plus contaminés que d’autres. Il y a des pays qui étaient déjà à bout de souffle, avec une dette publique déjà élevée et qui n’arrivaient pas à être productifs : ceux-là, avec le Covid-19 en plus, ils sont à plat. D’autres pays étaient plus solides. Et pour ceux-là, finalement, ce n’est pas si grave. Ils sont presque asymptomatiques. Le pays le plus à plaindre, c’est bien sûr l’Italie. On a un énorme problème avec l’économie italienne. Avant la crise, il y avait 130 % de dette publique. Cette dette va tendre vers 150 % de dette publique par rapport au PIB. Avec d’énormes problèmes de politique intérieure. Face au Covid-19, l’Italie totalise plus de 26 000 morts, et l’Allemagne 3 000 morts. Aujourd’hui, elle est de retour au travail et l’Italie est encore dans des difficultés sanitaires énormes.

Quel problème posent les dettes publiques au regard des endettements astronomiques que peuvent atteindre les États-Unis ou le Japon, par exemple ?

C’est la question centrale : « Au fait, c’est quoi ce problème de dette publique ? ». Il ne faut pas dramatiser les dettes publiques. L’État s’est endetté, et le problème pour l’État n’est pas le montant de dette publique, mais le fait que, tous les ans, ils doivent payer des intérêts sur la dette publique. Donc, c’est le taux d’intérêt sur la dette publique qui fait que l’État doit payer chaque année des taux d’intérêt. Face à ça, il doit lever des impôts dans son pays pour payer les taux d’intérêt. Dans le cas d’un pays comme l’Italie, qui a de l’ordre de 130 % du PIB de dette publique, le taux d’intérêt sur la dette italienne est de 2 %, soit 40 à 50 milliards par an. Et comme ce montant va augmenter, il faudra augmenter les impôts. Non pas pour améliorer le système fiscal ou le système de soins, non pas pour améliorer les écoles, la police, la justice, mais pour payer les intérêts sur la dette publique, qui seront énormes. Donc le problème de la dette, c’est qu’on augmente les impôts à un moment où on ne devrait pas le faire, parce qu’il faudrait utiliser cet argent pour faire repartir l’économie. Le problème de l’économie, ça va être ce qu’on appelle l’acceptation de l’impôt.

Que faire pour le cas de l’Italie ?

Soit on donne de l’argent à l’Italie, soit ils acceptent de payer plus d’impôts pour stabiliser la dette publique et arrêter de s’endetter indéfiniment. S’ils s’endettent indéfiniment ce n’est pas possible, et ça s’appelle la Grèce. A un moment donné, le pays aura tellement de taux d’intérêt que les gens refuseront de payer l’impôt. Techniquement, l’Italie est dans une situation extrêmement difficile. Donc le problème des dettes publiques, ce n’est jamais vraiment un problème économique. C’est toujours un problème politique. Est-ce que les gens acceptent de payer plus d’impôts après une crise ? A titre d’exemple, la réunification allemande a coûté très cher à l’Allemagne. Il y a eu une hausse de 6 % des impôts pour payer cette réunification allemande, et cela a duré très longtemps. Les Allemands ont accepté de payer plus d’impôts. Alors, est-ce que l’Italie est capable de faire cet effort, sans que Matteo Salvini arrive au pouvoir, sans que la fraternité italienne se casse, sans dire que c’est toujours la faute de l’Europe ? C’est un enjeu de politique interne italien. L’Italie est de plus en plus pauvre. Si, en plus, on doit augmenter les impôts pour payer les taux d’intérêt de la dette publique, forcément il faudra une très forte unité nationale pour comprendre si ces efforts sont nécessaires.

Pour autant, en 2008, on a pu voir des baisses d’impôts pour les ménages les plus aisés, de la réduction de la fiscalité sur le capital ?

Pendant la crise de 2008, au début, les dettes publiques ont énormément augmenté, mais, dès 2011, des gens ont dit : « La dette publique est trop élevée, il faut la réduire ». Il y a donc eu des hausses d’impôts énormes dans tous les États européens, de 2012 à 2014. C’est ce qu’on a appelé la période d’austérité. En France, à l’époque, j’étais à Bercy, dans des fonctions proches du ministre. La hausse des impôts de 2013, c’était une hausse énorme, rarement connue dans l’histoire des finances publiques françaises. On a augmenté la TVA, l’impôt sur le revenu, l’impôt sur les sociétés, la taxe à 75 % sur les revenus de plus d’un million d’euros, etc. Cette hausse d’impôt énorme en 2014 a cassé l’activité économique, a créé du chômage, et a coûté son quinquennat à François Hollande d’ailleurs. Cela a tué l’économie par les hausses d’impôts.

Que s’est-il passé, ensuite ?

Avec l’élection de Trump et d’autres, il y a eu un mouvement de baisses d’impôts. En grande partie, cette baisse a plutôt été faite, dans différents pays, sur les ménages les plus aisés. Notamment le prélèvement forfaitaire unique, en France, dès le début du quinquennat d’Emmanuel Macron. Maintenant, la crise vient, et cela va changer complètement les choses, je pense. On sera dans un autre monde fiscal, dans l’après-crise pour ce qui est des contributions des ménages les plus aisés, dans la mutualisation de l’économie. Les gens vont réaliser les choses à la fin du confinement, quand le chômage va exploser, avec une pénurie de certains biens, et des dettes publiques élevées.

La situation est donc grave ?

On ne se rend pas compte à quel point la crise est profonde. Pour l’instant, l’État paie tous les salaires. Mais dès qu’il va arrêter de payer, parce qu’il ne pourra pas le faire indéfiniment, le chômage va repartir à la hausse. La fin du quinquennat d’Emmanuel Macron sera la gestion de la hausse brutale du taux de chômage. Il y a eu 10 millions de chômeurs en plus en deux semaines aux États-Unis. C’est du jamais vu. Avec l’ampleur de la crise, ce nouveau monde va rebattre les cartes de la fiscalité à venir. Et il faudra des contributions exceptionnelles pour stabiliser les comptes publics.

Vous visez donc une action coordonnée au niveau européen par la mutualisation des dettes publiques ?

L’Allemagne et les Pays-Bas, qui sont les pays les plus revendicateurs dans la zone euro, sont absolument contre la mutualisation des dettes. Parfois, il y a un peu de démagogie dans la mutualisation. Des gens appellent mutualisation des dettes le fait de faire payer par les contribuables allemands la dette publique italienne. Si c’est ça, ça ne marchera pas, parce que les Allemands ne sont pas pour. Il faut vraiment convaincre les pays du Nord que la mutualisation des dettes, ce n’est pas un argument économique caché pour dire que l’Allemagne doit payer pour les autres. Cette crise du Covid-19 touche durement l’économie italienne, une économie ouverte au tourisme. Elle a été touchée la première, car on va plutôt à Venise qu’à Hambourg.

Pour l’Allemagne et l’Italie, la situation est très différente ?

Quand l’Italie s’endette, elle s’endette avec un taux d’intérêt de 1,6 %, parce que les gens se méfient de l’Italie. C’est le taux de marché italien aujourd’hui. Quand l’Allemagne s’endette, elle s’endette à -0,3 %, parce que les gens font confiance à l’Allemagne. Donc la mutualisation des dettes, c’est quoi ? C’est que l’Allemagne accepte de prêter sa crédibilité pour que l’Italie puisse financer sa reconstruction à un taux d’intérêt qui soit le plus bas possible. Parce que l’Allemagne dit : « OK, je pense que l’Italie est un pays solide et qu’elle va bien utiliser cet argent. Donc je suis prêt à lui donner ma crédibilité, pour qu’elle puisse s’endetter le moins cher possible ». La mutualisation des dettes, c’est pour parvenir à baisser au minimum le coût de financement de la reconstruction italienne.

En parlant de crise de confiance, ce regard peut-il changer quand on repense au budget italien de 2019 retoqué par la Commission européenne, alors qu’il était sous la barre des 3 % ?

C’est extrêmement compliqué… Parce que là, on rentre dans un jeu politique, qui n’est plus vraiment un jeu économique. Matteo Salvini est aux portes du pouvoir. Il y a une coalition qui était Salvini-5 Etoiles, qui a gouverné, et qui était à deux doigts de donner des messages de sortie de la zone euro. Salvini n’était pas clair. C’est très compliqué comme jeu.

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« La différence avec les autres crises, c’est qu’aujourd’hui on choisit de mettre l’économie mondiale en crise. C’est le choix des mesures sanitaires pour éviter la propagation du virus qui crée le ralentissement économique »

Vraiment ?

Pour donner un exemple de la complexité du jeu actuel, un accord vient d’être soumis au Conseil [européen — N.D.L.R.] et décidé par l’Eurogroupe. Il consiste à mettre de l’argent européen, de l’ordre de 500 milliards de dettes, qui vont être mutualisées par la banque européenne d’investissement, par la Commission européenne et le Mécanisme européen de stabilité (MES) pour 240 milliards d’euros. Le MES a été créé dans l’après seconde crise de 2008 comme mécanisme de soutien aux États, où le MES pouvait faire des prêts à des taux d’intérêt très réduits, contre l’engagement des États à bien gérer cet argent. C’est ce qu’on appelle la « conditionnalité ».

Que dit cet accord ?

L’accord qui a été fait dans l’Eurogroupe des 240 milliards, nous dit : « On fait 240 milliards, mais on diminue les conditionnalités quasiment au minimum », alors que les Pays-Bas ne voulaient pas diminuer les conditionnalités. Pourquoi on devrait donner de l’argent européen à des taux d’intérêt faibles, si c’est pour que ces pays fassent n’importe quoi ? Il faut que les pays puissent justifier d’une bonne utilisation de l’argent public. L’Italie était absolument contre le MES, parce qu’elle a dit : « Je ne vais pas me mettre sous tutelle européenne, je suis un pays souverain ».

Quel accord a été trouvé ?

L’accord qui a été trouvé, c’est une conditionnalité minimale pour les 240 milliards. Mais ce n’est absolument pas sûr que l’Italie aille au MES. Ils disent : « Même la conditionnalité allégée ne nous convient pas. C’est une méfiance énorme par rapport à l’Italie, pays fondateur de la zone euro ». Si ça se trouve, l’Italie ne va même pas demander la ligne budgétaire du MES. Cela signifie que cet accord complexe, pour arriver à trouver quelque chose qui puisse aider l’Italie sans avoir le veto des Pays-Bas, ne sera peut-être pas utilisé par l’Italie à cause d’arguments internes. Si jamais elle l’utilise et que Salvini dit : « Ah, je vous l’avais bien dit, [Giuseppe — N.D.L.R.] Conte se met dans la situation de la Grèce et se met sous tutelle européenne », Salvini gagnera des points dans les sondages. Et il sera encore plus proche du pouvoir. On est donc dans une situation extrêmement difficile, pour des raisons politiques.

La planche à billets induit-elle toujours une inflation ?

Ça dépend. Dans la crise de 2008, on a déjà fait jouer la planche à billets. Aujourd’hui, la banque centrale européenne détient 25 % des dettes publiques des pays européens. Elle est passée de 2-3 % à 25 % après la crise de 2008. Elle a déjà racheté massivement des dettes publiques. Et ce qu’on a vu, empiriquement, c’est que ça n’a pas fait énormément d’inflation : l’inflation reste basse. Aujourd’hui, nos économies sont tellement déprimées, que même si la banque centrale rachète beaucoup de dettes publiques, la demande n’est pas suffisante pour créer des tensions inflationnistes. Donc ce n’est pas évident qu’il y ait une inflation au lendemain de cette crise. Mais ce serait une bonne nouvelle s’il y en avait. Car ça voudrait dire que la demande repartirait, et que l’économie repartirait. Les gens augmenteraient les prix, parce que la demande est supérieure à l’offre.

Vous préconisez donc la mutualisation des dettes, mais que penser de l’annulation des dettes, comme cela a été annoncé pour l’Afrique et cela serait-il possible en Europe ?

Si la banque centrale rachète des dettes publiques et qu’elle les détient pendant très longtemps, ça équivaut quasiment à une annulation des dettes. Pourquoi ? Parce que quand la banque centrale détient les dettes publiques, les pays paient des taux d’intérêt à la banque centrale, mais la banque centrale donne aux États exactement les taux d’intérêt payés.

C’est donc un jeu à somme nulle ?

C’est un jeu à somme nulle. Si la banque centrale rachète des dettes publiques et les garde pendant très longtemps, c’est quasiment une annulation. En ce sens, je suis favorable à un achat massif des dettes publiques par la banque centrale et des détentions très longues. Et si ça crée un peu d’inflation parce qu’on le fait un peu trop, ce n’est pas grave. On ne va pas en mourir. Mieux vaut cela plutôt qu’un problème majeur. Je préfère cela à une annulation. Une annulation, ça s’appelle un défaut. L’État devait de l’argent, il dit « on annule ».

Quel a été le plus grand « défaut » à ce jour ?

Le plus grand défaut qu’on connaît de l’histoire du capitalisme, c’était la Grèce en 2012. On a restructuré sa dette de 50 % du PIB. C’était supérieur à l’Argentine, c’était supérieur au Zimbabwe, c’était supérieur à tous les 200 défauts qu’on connaît. L’annulation des dettes africaines — qui est un moratoire à court terme ce n’est pas une annulation, on reporte les paiements — ce n’est pas énormément d’argent, parce que ce sont des pays tellement pauvres que leurs dettes sont toutes petites. C’est bien inférieur à ce qu’était la dette de la Grèce, qui est un petit pays de la zone euro.

Faut-il annuler la dette italienne ?

Une annulation de la dette italienne serait un choc international comme on en n’a pas connu. Qui détient la dette italienne ? En grande partie c’est le secteur bancaire français. Donc, si vous annulez la dette italienne, vous mettez toutes les banques françaises en faillite. Du coup, vous les renationalisez. C’est ce qu’a fait la Suède dans les années 1990 pour éviter la faillite : elle a nationalisé tout son secteur bancaire. Pendant cette nationalisation, forcément les banques vont ralentir les crédits, ce qui va provoquer un problème économique, etc. Quand je pense à un monde où on annule la dette italienne, et je prends au sérieux cette hypothèse, franchement on est dans un autre monde. On est dans un monde où il faut tout nationaliser. Et c’est un monde qu’on ne connaît pas.

Justement, à propos du monde d’après, on parle déjà de relance ?

Je pense qu’il y a un malentendu dans le mot de « relance ». Ce que je vois, c’est plutôt un plan de soutien pour éviter les faillites et éviter que les populations ne tombent dans la pauvreté. C’est un plan de convalescence, plutôt qu’un plan de relance. Ce n’est pas le plan de relance « gentil », de type keynésien. Grosso modo, c’est quel est le rythme de sortie du chômage partiel, avec l’activité réduite ? Ça coûte 20 milliards d’euros sur deux mois, cette histoire. Ça coûte énormément d’argent, parce que l’État embauche des gens, et ça n’est pas possible, car on ne peut pas créer du salaire à partir de rien. Les plans de sortie sont des plans de soutien aux entreprises pour éviter qu’elles ne fassent faillite.

Comment esquisser les manières dont l’activité économique pourra reprendre, en tenant compte des impératifs écologiques ?

Il faudra des plans de convalescence mais, en effet, comment les articuler avec la question environnementale et écologique ? On voit déjà que la croissance sera bien plus faible que ce qu’on a connu avant. C’est une bonne nouvelle écologique, mais c’est aussi une mauvaise nouvelle pour le chômage et l’activité. Il faut donc articuler le temps court de la convalescence, et le temps long de la transition énergétique. Il y a aussi le temps de soutien : on peut donner un peu plus d’argent aux entreprises qui vont vers des investissements qui économisent de l’énergie. On peut donner de l’argent à l’automobile, en les incitant à aller vers la mobilité électrique. On peut avoir une utilisation intelligente du soutien à l’investissement pour aller dans la direction d’une économie décarbonée. Surtout, que l’outil principal pour permettre une convalescence économique en même temps qu’une transition écologique, c’est ce dont on parle dans la commission d’Ursula Von der Leyen [présidente de la Commission européenne – N.D.L.R.].

Que faut-il mettre en place ?

Ce qu’il faut mettre en place, c’est une taxe carbone aux frontières. Pour préserver les entreprises européennes qui font un effort écologique d’une concurrence d’autres entreprises qui n’ont pas fait cet effort-là. Pour ça, il faut préserver les entreprises vertueuses qui s’engagent massivement dans la transition écologique pour éviter un dumping écologique aux frontières. Il faut associer un plan de convalescence à un mécanisme d’ajustement aux frontières, pour compenser les importations qui sont très intensives en carbone, pour qu’elles ne viennent pas déstabiliser un appareil productif qui fait déjà un effort très important dans la transition pour une économie bas-carbone.

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« Pour relancer

l’économie, il faudra lutter contre cette épargne de précaution d’après-crise. C’est un sujet important »

Qu’est-ce qui va changer en termes de visions et de méthodes sur le plan économique ?

On ne sait pas encore, parce qu’on a du mal à penser le monde d’après, car on est tous confinés. Il y a un effet de sidération : on ne pense pas à quel point le monde sera différent dans l’après-crise. Et il sera beaucoup plus différent que ce qu’on ne pense. Je pense qu’on sera dans un environnement où il y aura une réaffirmation du rôle central des États-providence, pour diminuer les inégalités, donner du revenu aux plus pauvres et assurer une sécurité sanitaire et sociale. Finalement, on se rend compte dans cette crise, que les actifs principaux, ce n’est pas l’économie pour l’économie, mais c’est l’économie pour pouvoir financer un État-providence aussi généreux. Ça équilibre les priorités et les débats qui voyaient nos États-providence comme toujours prédateurs sur l’économie, parasitaires par rapport à une économie qui crée de la valeur et du bonheur, etc. Tout cela va changer, et on va « rehiérarchiser » nos valeurs fondamentales. Avoir un système de soins qui soigne tout le monde, quel que soit son revenu, c’est un luxe incroyable. C’est quasiment l’une des plus belles inventions de l’humanité que l’on a réussi à produire. Un système éducatif qui arrive, mal en France, mais quand même à casser la reproduction des inégalités entre les milieux sociaux, c’est extraordinaire. Etc, etc. Je pense qu’il y aura une revalorisation des outils économiques pour lutter contre tous les risques de santé, sociaux, et familiaux dans nos économies développées.

Les premières décisions qui sont prises vont dans ce sens ?

C’est compliqué, car je suis obligé de m’exprimer sur des analyses politiques des discours actuels qui ne sont pas encore suivis d’effets. Ce que j’ai retenu, c’est que la réforme des retraites en France, n’était plus vraiment une priorité. Le président s’est exprimé, en disant que toute distinction sociale n’était fondée que sur l’utilité commune. Cette phrase-là politise le revenu. C’est déjà des signes d’une « rehiérarchisation » entre le monde dans lequel on veut vivre ; donc le projet politique. Et l’instrument qu’on se donne : les moyens économiques. Alors qu’auparavant on avait tendance à inverser les choses. Le monde économique était l’horizon de notre projet politique. Le rôle des politiques était de faire que le monde fonctionne toujours mieux, toujours plus fort, et toujours plus vite. Là, ça change complètement. On se donne des objectifs : l’éducation. Et ensuite on voit l’économie comme moyen de ces objectifs. Il y a des premiers éléments qui vont dans ce sens-là, mais c’est beaucoup trop tôt pour le dire.

Vous parliez dans vos travaux de l’épargne des ménages qui se constitue en ce moment puisqu’évidemment, l’offre étant limitée, la demande l’est et ça crée de l’épargne pour les gens qui continuent à travailler : est-ce qu’il doit y avoir des politiques incitatives pour que cette épargne soit consommée ?

Effectivement, les ménages français et des pays européens sont relativement « riches » parce qu’ils n’ont pas consommé. C’est donc de l’épargne forcée. Ils auront du revenu. Ce qui compte, c’est de déclencher des décisions de consommation. Parce que tout le monde aura peur au moment du déconfinement. Il faut donc trouver des outils, et des discours pour que les gens aient envie de consommer, de façon écologiquement responsable. Pour relancer l’économie, il faudra lutter contre cette épargne de précaution d’après-crise. C’est un sujet important.

Comment faire ?

Pour la mobilisation de l’épargne, on a déjà quelques canaux. La collecte du livret A est très élevée, il y a beaucoup d’argent. Il faudra trouver un moyen pour que cet argent, s’il continue à être épargné, aille vers l’investissement productif. Il faut qu’on trouve des institutions financières efficaces pour stimuler le prêt aux entreprises qui vont se remettre à produire. Là, je ne suis pas trop inquiet. En France et en Allemagne, on a un système financier qui fonctionne assez bien. On sait utiliser l’État pour aider le tissu productif. Je ne mets pas ça comme un problème central.

Pour terminer sur une note encore plus globale, vous avez écrit un livre qui s’appelle Civiliser le capitalisme (2), dont le titre peut être d’actualité : a-t-il seulement besoin de ça, le capitalisme ?

Il a au moins besoin de ça, déjà (rires). Dans ce livre, j’essaie de montrer le fait qu’on ne se rendait pas compte à quel point nos États-providence étaient déjà développés et nous étaient extrêmement utiles. Et que, l’enjeu c’était la consolidation de nos États-providence plutôt que leur mise en cause. J’ai l’impression que l’analyse du livre n’est pas complètement remise en cause par rapport à la crise actuelle, voire le contraire. Au fond ce qui fait un pays, ce qui fait une société, ce sont des objectifs communs, sur des valeurs fondamentales — l’accès à la santé, à l’éducation — et l’économie est un moyen. Ça va au-delà de civiliser le capitalisme. Ça va jusqu’à « rehiérarchiser » l’ordre des priorités de l’action publique. L’économie est un moyen, au service d’un projet politique.

Et qui porte le projet politique ?

Nos démocraties qui fonctionnent tant bien que mal, avec le débat politique national autour des valeurs que l’État essaie de promouvoir. Le risque, dont il faut avoir conscience, c’est que ce retour des États, il peut être bien fait, comme il peut être effroyablement horrible, autoritaire, nationaliste et brutal. Le retour des États brutaux, c’est aussi Bolsonaro, Orbán, les frères Kaczynski. Il y aura un retour des États, c’est certain. Mais il faut que ce retour des États soit compatible avec nos valeurs européennes fondamentales, et pas sur le mode nationaliste autoritaire qu’on a déjà connu en Europe. Les deux projets peuvent coexister aujourd’hui. Salvini a un projet. Orbán a un projet, Bolsonaro aussi. C’est un choc des nationalismes étroits, et l’État est un vecteur des nationalismes ou des égoïsmes nationaux. Ce qu’il faut construire, c’est un retour des États comme vecteur d’une générosité nationale. Ça, ce n’est pas un petit projet, c’est un gros problème. Et je ne suis pas sûr de qui va gagner malheureusement.

Il faut donc un État plus social, alors ?

Un État plus politique et social. Le social, il faut le politiser. Que veut-on socialement dans nos sociétés, comme égalités : égalité des chances, d’éducation, d’accès à la santé ? C’est la question du contrat social.

1) Cette interview a été réalisée le 16 avril 2020.

2) Civiliser le capitalisme, Xavier Ragot (Fayard), 184 pages, 12,99 euros (format numérique), 18 euros (format « papier »).

Espagne, France et Portugal : quels taux d’emprunt ?

En prenant en compte le poids de la dette publique par rapport au PIB, le taux d’intérêt auquel emprunte l’État, ainsi que la situation politique du pays, l’Italie semble être le pays le plus en difficulté actuellement, avec une dette qui devrait dépasser les 150 % du PIB, un taux d’intérêt à 1,8 % et une situation politique incertaine. Seule la Grèce a un taux d’emprunt supérieur à celui de l’Italie, avec 2,2 % sur 10 ans. De son côté, l’Espagne était parvenue à réduire sa dette publique sous la barre des 100 % du PIB en 2019. Mais la crise économique actuelle va la faire passer à plus de 115 %, alors que le Portugal dépassera la barre des 130 %. Néanmoins, les deux États peuvent emprunter à cette heure-ci à respectivement 0,77 % et 0,89 % sur 10 ans. La France emprunte, elle, à -0,05 %. Même si la dette va également fortement augmenter, pour se rapprocher des 115 % du PIB. Quant à la mutualisation prônée par Xavier Ragot, il semble que les États européens s’engagent plutôt sur un emprunt commun au nom de l’Union européenne (UE), appelé Eurobonds, avec une redistribution aux États sous forme de dons ou de subventions, plutôt que par ajustements mutuels pour emprunter à la banque centrale européenne (BCE), à des taux plus faibles pour les pays en difficulté.

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